Discours de réception d’Antoine de Malvin de Montazet

Le 14 mars 1757

Antoine de MALVIN de MONTAZET

M. L’ÉVESQUE D’AUTUN, ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de M. LE CARDINAL DE SOUBIZE, y vint prendre séance le Lundi 14 mars 1757, & prononça le Discours qui suit.

 

De l'égalité

 

Messieurs,

Quand vous élevez jusqu’à vous des Écrivains devenus célèbres par leurs connoissances & par leurs talens, vous avez droit d’attendre des remercimens qui répondent à la réputation dont ils jouissent, & à l’honneur que vous leur faites. Mais vous ne pouvez pas toujours réparer vos pertes par des choix également utiles & glorieux. Il est trop rare de trouver des hommes qui vous ressemblent ; & puisque vous vous êtes contentés d’encourager en moi le simple amour des Lettres, de récompenser tout au plus l’admiration que vous inspirez, joie le dire, il ne seroit pas juste de me demander aujourd’hui plus que le mérite qui m’a attiré vos suffrages.

Je ne sollicite votre indulgence que pour la manière de vous exprimer mes sentimens : car si vous voulez bien oublier pour un moment l’éloquence de cette foule de grands Hommes qui ont parlé ici avant moi, je ne désespère pas de vous convaincre qu’aucun d’eux ne m’a surpassé ni en sensibilité pour vos faveurs, ni en respect: pour votre gloire.

Il semble que ce soit un privilège attaché à l’élévation de certains génies, que celui de communiquer à tout ce qui émane d’eux une partie de leur grandeur & de la vénération qu’ils ont méritée. Et qui doit à plus juste titre recueillir l’application de cette vérité, que vous, Messieurs, & que le Ministre à jamais mémorable, auquel vous devez votre établissement ? Le Cardinal de Richelieu est parvenu à ce point de célébrité, où les hommes ne peuvent plus être loués, où ils ne reçoivent plus de nouvel hommage, si ce n’est peut-être des efforts que fait la flatterie pour leur comparer ceux dont elle cherche à exagérer le mérite. De son nom seul sort un éclat qui se répand sur tous ses projets : cette Compagnie est déjà illustre à mes yeux, & je ne la considère encore que comme son ouvrage.

Richelieu n’eut que le temps d’en prévoir l’utilité : mais elle ne pouvait manquer d’être sentie par tout ce que la France avoit alors de plus zélé pour la perfection des Lettres. Séguier s’empresse donc d’essuyer vos pleurs ; je vois fuir devant lui la barbarie des siècles précédens ; il ne craint point de mêler les doux entretiens des Muses aux fonctions les plus sévères du ministère public ; il veille sur vous comme sur le dépôt sacré des Loix ; & en se couvrant de tout l’honneur que vous devez faire bientôt au nom François, il vous associe à la gloire qui suit dans un premier Magistrat, la juste confiance des Rois, & la constante vénération des Peuples.

Vos destinées s’embellissent, Messieurs, à mesure que la lumière se répand, & que l’estime des Lettres approche de plus près du Trône. Mais comment rassembler ici cette foule de merveilles qui se trouvent trop resserrées dans l’espace du plus long des règnes ? La Religion, les Mœurs, la Paix, la Victoire, les Sciences, les Arts, les Prospérités, les Revers, l’Homme, le Monarque, le Chrétien ; tout s’offre, tout suffit à peine à l’éloge de LOUIS XIV. Il est également difficile, & de trouver une grande qualité qui lui ait manqué, & de dire toutes celles qu’il a réunies. Qu’il est flatteur pour cette Académie de devoir à un tel Prince ses plus précieuses distinctions ! Qu’il est beau pour vous, Messieurs, qu’un Roi ait cru s’honorer du nom de votre Protecteur, tandis qu’il donnoit le sien à son siècle !

Et qu’on ne s’étonne point de tant de faveurs de la part d’un Monarque qui entendoit si bien l’art difficile de dispenser, d’embellir & de faire mériter ses grâces ! Il aimoit, c’est trop peu, il connoissoit tout ce qui pouvoit contribuer à la grandeur de l’État : il savoit qu’un peuple qui s’élève, ne s’en tient guère à un seul genre de supériorité ; que celle de l’esprit & du savoir entraîne ordinairement celle de la puissance, qu’elle lui est même préférable aux yeux de la sagesse et de l’humanité. LOUIS ne s’est point trompé : la Nation Françoise est devenue la plus puissante, la plus éclairée de l’Univers. C’est à lui, c’est à vous, Messieurs, qu’en est due la principale gloire.

Mais permettez que passant rapidement sur cette partie de votre éloge, trop connue désormais pour pouvoir être instructive, je m’arrête à une autre qui a plus d’attraits pour moi, parce qu’elle vous honore encore plus, & quelle peut être plus utile. Elle naît de cette précieuse égalité, dont vous faites profession, & dans laquelle je crois apercevoir le caractère particulier qui vous distingue de toutes les Sociétés connues.

L’honneur qu’on a ici d’être associé aux personnes du premier rang, a été donné plus d’une fois comme un moyen propre à animer les talens & à exciter l’émulation. Quoi qu’il en soit, de cette manière d’envisager votre égalité, ce n’est pas celle qui me touche le plus ; me sera-t-il permis de le dire ? J’ai peine à reconnoître les droits de la solide gloire, dans les petitesses de la vanité, à estimer comme un grand bien celui qui ne feroit éclater notre vertu qu’en annonçant notre faiblesse.

L’égalité, qui a de justes droits sur mon admiration, n’enfante pas plus l’orgueil que la confusion : elle est fille de la Sagesse. C’est celle qui dans le plus bel âge du monde fit la grandeur, les délices de l’homme, & qui mérite d’autant plus ses regrets, qu’elle semble ne lui avoir été enlevée que pour punir & multiplier ses injustices.

Si les hommes avoient toujours été sages, ils n’auroient jamais connu d’autres biens que les lumières & la vertu ; & tous ayant le même penchant, la même facilité à se procurer les seuls avantages qu’ils pouvoient estimer, l’indistinction des rangs se seroit perpétuée parmi eux avec celle du mérite. Mais l’ignorance & la corruption ne tardèrent pas à obscurcir l’idée, à affoiblir le goût de la véritable grandeur ; la nécessité de la récompenser dans les uns, de l’encourager dans les autres, de la faire respecter par tous, entraîna celle d’y attacher des honneurs ; & dès-lors lut exilée de la terre l’égalité qui faisoit notre plus bel ornement, mais qui ne pouvoit survivre à notre sagesse.

Qu’est-ce donc, quand on les considère dans ce point de vue, que les titres & les dignités, sinon de tristes témoins qui déposent trop haut de notre misère, qui flattent notre amour-propre, & qui ne devroient qu’humilier notre raison ? C’est tout au plus un mal devenu nécessaire ; un piège utile que l’intérêt commun tend à notre vanité ; une récompense pour le mérite sans doute, mais qui, lors même qu’elle ne dégénère point de la première institution, honore moins l’homme quelle ne flétrit l’humanité toute entière.

Encore si instruits par nos malheurs, nous nous étions appliqués à retirer de la seule ressource qui nous restoit, tous les avantages auxquels elle étoit destinée ; mais nous avons éprouvé la double humiliation, d’y être réduits & d’en abuser. Des distinctions qui sont une espèce de trésor public, parce qu’elles ne furent établies que pour l’utilité commune, sont devenues la proie des désirs particuliers : la faveur les a obtenues, la naissance les a perpétuées, les voies les moins pénibles ont été bientôt les voies les plus ordinaires pour y arriver : à force de séparer le rang & le mérite, on a dégradé l’un, fait oublier l’autre. Un nouveau genre d’idolâtrie s’est introduit sur la terre : à la véritable, à la seule Divinité que la multitude n’a pu reconnoître, a succédé une foule de Dieux que les Sages n’ont pu adorer.

À Dieu ne plaise, Messieurs, que je prétende caractériser notre siècle par un reproche qu’il mérite sans doute moins que ceux qui l’ont précédé. Les maux que je déplore sont ceux de la nature entière. Mais si au milieu de cette séduction générale il se trouvoit une société d’hommes que la contagion eût respecté ; qui ne fût occupée qu’à étendre, qu’à répandre ses lumières, & qui ne pensât à éclairer les esprits que pour régler plus sûrement les cœurs ; dont l’émulation ne fût autre chose que le désir de se rendre utile, & les récompenses qu’une gloire innocente, peu différente de la satisfaction d’avoir mérité ; qui ne connût d’autre empire que celui de la raison pure, d’autre supériorité que celle des connoissances & de la vertu ; où les Grands fussent admis, mais ceux-là seulement qui n’ont besoin pour l’être, ni de leur naissance, ni de leurs titres ; & qui placés au milieu des Sages sont moins flattés des distinctions qu’ils y portent, que de l’égalité qu’ils viennent y chercher ; si, dis-je, il se trouvoit encore une société d’hommes qui réunît tous ces caractères, qui fût gouvernée par ces loix, quel spectacle plus capable de nous étonner & de nous instruire ! Avec quels transports ne devrions-nous pas y découvrir, y révérer l’image de notre première grandeur !

Vos contemporains, Messieurs, sont trop près de vous, pour ne pas chercher à vous méconnoître dans cette peinture. C’est un de nos malheurs les plus ordinaires, que celui de ne vouloir pas assez estimer les biens dont nous jouissons : mais laissons le temps effacer ces taches légères, dont n’est jamais exempte ici bas la gloire la plus pure. La postérité ne connoît ni les exagérations de la jalousie, ni les dégoûts de l’habitude : elle est sans passion, elle vous verra avec les mêmes yeux que moi.

Il importe peu, Messieurs, que vous vous soyez présentés sous le même point de vue à tous ceux dont vous avez éprouvé les empressemens. Quand chacun auroit eu la manière d’ambitionner l’honneur de vous appartenir ; quand vous auriez fait naître autant de désirs différens qu’il y a de fleurs qui vous couronnent, vous n’en avez que plus sûrement rassemblé tout ce que les différens Ordres de l’État ont eu de plus distingué, depuis la naissance de l’Académie. Qu’on parcoure vos fastes et ceux de la Nation, on n’y trouvera point de génie sublime, d’Écrivain vertueux, à qui vos Ouvrages n’aient servi de modèles, dont vos honneurs n’aient échauffé l’émulation, qui n’ait regardé comme une récompense, de pouvoir réunir ses lumières à leur source. On n’y verra point d’homme qualifié, de grand, ami des Lettres, qui n’ait cru honorer son nom en le plaçant à côté des vôtres.

Tels furent en particulier les sentimens de l’illustre Académicien auquel j’ai l’honneur de succéder. Il étoit issu d’un sang qui s’est souvent allié avec celui des Rois, & qui ne cède en noblesse à aucun autre. Sa Maison en possession de tout ce qu’il y a d’éminent dans les places & dans les dignités, justifioit, voyoit croître chaque jour la confiance du Souverain, plus flatteuse encore que ses grâces. Un oncle lui avoit été donné moins grand par sa naissance que par ses talens, qui fut long-temps l’ornement de l’Église, de la Cour, & de cette Compagnie, & qui pour n’avoir pensé à fonder l’élévation de son élève que sur le mérite, n’en étoit que plus sûr de lui transmettre toute la sienne, comme une récompense de ses services. Que d’écueils, Messieurs, pour un homme qui auroit eu plus de penchant à jouir de la grandeur des siens qu’à marcher sur leurs traces ! Les âmes fortes changent les obstacles en moyens. M. le Cardinal de Soubize en fait plus pour justifier la fortune qui vient le trouver, que les autres pour mériter celle qu’ils cherchent. On le voit jeune encore à la tête de la première école du monde, à prendre pour modèle l’oncle célèbre qu’il vient y remplacer ; pourquoi chercherois-je à dissimuler une différence qui est à son avantage ? Avec moins de qualités extérieures & brillantes, il y succède à toute sa réputation : la Religion à peine a eu le temps de sonder sur lui des espérances, il lui a déjà rendu des services éclatans.

Des succès aussi prématurés ne pouvoient être que le fruit de beaucoup de travail & de veilles ; & c’est ici, surtout, que votre illustre Confrère devient l’objet de votre admiration & de vos regrets. Il écouta plus son zèle que ses forces ; sa santé en reçut des impressions mortelles ; & vous ne lui donnez aujourd’hui des larmes, que parce qu’il s’est trop pressé de mériter vos désirs.

Un long repos, des ménagemens extrêmes auroient pu, peut-être, vous le conserver plus long-temps : on lui en avoit fait une loi sévère ; mais toutes les dignités de l’Église & de l’État se précipitent, semblent oublier pour lui leur marche ordinaire ; & autant il lui auroit été facile d’y renoncer, si elles n’étoient venues forcer, pour ainsi dire, son indifférence, autant il lui est impossible, après les avoir acceptées, de n’en pas remplir tous les devoirs. Les uns le réclament pour une Église que ses prédécesseurs gouvernèrent en Souverains, & dont il ne veut être que le père : d’autres le ramènent auprès d’un Maître qu’il sert autant, par zèle que par reconnoissance pour ses bienfaits : aucun ne souffre de ce partage. Si vous ne l’avez pas possédé tout entier vous-mêmes, vous avez du moins éprouvé jusqu’où alloient son estime pour vous, son goût pour vos occupations, & vous lui rendez avec plaisir cette justice, qu’il ne vous a jamais été enlevé que par de plus pressans besoins. Il étoit à vous, au Roi, à son Diocèse, à l’Église entière. Qu’il sentit vivement, qu’il déplora souvent les troubles trop longs qui s’agitent ! Est-il désigné par la confiance du Prince, pour chercher les moyens de les calmer ? Il paroît avec distinction à côté de ce que l’Épiscopat & la Magistrature ont de plus éclairé, & de plus sage : il brille au milieu de la lumière, & l’on ne sait auquel des deux applaudir davantage, ou d’un savoir qui détruit tout ce qu’il doit combattre, ou d’un zèle qui ne défend que ce qu’il faut conserver.

Combien de mérites ne se soutiennent qu’à la faveur de la distance dans laquelle on les apperçoit ! M. le Cardinal de Soubize paroissoit plus estimable à mesure qu’on pénétroit plus avant dans le fond de son caractère : caractère de sagesse, de droiture & de force. Son rang demandoit de la représentation & de l’éclat ; il en avoit banni tout ce qui pouvoit ressentir la dissipation & le faste : il auroit supprimé le reste par goût, il s’y soumettoit par nécessité. Ses places le fixoient à la Cour, où la simple politesse se pare aisément des couleurs de l’amitié ; où il est rare que les principes, ne fléchissait pas sous le désir de plaire, s’ils ne flottent plus souvent au gré des intérêts. On ne le trouvoit quelquefois moins empressé, que parce qu’il étoit toujours sincère : les démonstrations ne furent en lui que l’expression du sentiment. Avoit-il pris un parti dans une affaire, on ne devoit espérer ni de le lasser, ni de le séduire ; il falloit le convaincre : & s’il eut un défaut, peut-être fût-ce celui d’être trop en garde contre tout ce qu’il croyoit n’être pas la vérité.

Quand la Religion avec toute sa force, se fait sentir à une ame de cette trempe, il n’y a plus rien dans la nature qui soit capable de l’abattre ou de l’ébranler. Si M. le Cardinal de Soubize périssant à la fleur de son âge, comblé de biens & d’honneurs, avoit jeté sur la destinée un regard d’attendrissement, oseroit-on lui imputer à foiblesse un sentiment que la plus grande indifférence ne peut lui refuser ? La mort nous trouvera moins courageux pour lui, que lui-même. Au front serein qu’il lui présente, au soin qu’il prend d’en dérober le spectacle à tout ce qui lui est cher, à des proches moins sensibles eux-mêmes aux charmes de la grandeur qu’aux douceurs de l’amitié, il est aisé de voir qu’il ne la craint que pour eux, qu’il ne cherche à en faire un objet ni d’admiration ni de larmes : il ne pense qu’à la rendre chrétienne, utile : il va la chercher au milieu de ceux qu’il est chargé d’instruire & d’édifier.

Je n’ai point espéré, Messieurs, vous ne me demandez pas vous-mêmes de réparer pleinement la perte que vous avez faite. Ce seroit beaucoup, si en rappelant à votre souvenir les vertus de celui que je remplace, je ne vous paroissois pas tout-à-fait indigne de l’honneur que je reçois. Mais comment me flatter encore de cette confiance, à la vue des nouvelles obligations que j’y découvre ? Vos cœurs me préviennent ; tout m’annonce ici le Roi qui vous a placés à l’ombre de son Trône, & qui fait rejaillir sur vous l’éclat de ses actions, en vous confiant le soin de les transmettre à la postérité. Que n’ai-je vos talens pour me livrer à tout ce qu’il m’inspire d’admiration & de zèle, pour le peindre tel qu’il est ! juste, courageux, pacifique, ami des hommes, tous les jours plus grand, n’attendant que de nouveaux besoins pour répandre de nouveaux bienfaits.

Quand nous l’avons vu prêt à foudroyer le dernier rempart de ses ennemis, arrêter tout à coup le cours de ses victoires pour leur donner la paix, aurions-nous pensé, Messieurs, qu’ils pussent ne l’envisager que comme un Prince lassé de vaincre, rassasié de gloire, qui cherche par la modération à relever l’éclat de son courage, & qui digne de l’amour de ses Sujets & de l’admiration de l’Univers, n’en a pas fait assez pour mériter la confiance de ses voisins ? Mais par quel charme nouveau voudroient-ils se dissimuler encore cette partie de la grandeur de notre auguste Monarque ? ou plutôt comment tous les peuples ne donneront-ils pas à l’envi le nom de père commun à celui qui les porte tous dans son cœur, & qui s’annonce moins comme le Roi d’une nation particulière, que comme le protecteur de l’humanité ? Je n’en excepte pas celle qui s’est flattée peut-être d’abuser de tant de vertu, & que son ambition a sans doute trop aveuglée. Que pour en couvrir l’injustice aux yeux de cette partie du monde, elle aille lui chercher des prétextes au- delà des mers ; qu’au mépris des Traités & de la foi publique, elle se croie autorisée à allumer le flambeau d’une guerre qu’elle n’auroit osé annoncer ; elle sera du moins étonnée de la longanimité du Roi qu’elle offense. En effet, Messieurs, quelles autres armes a-t-il opposées à ses premières agressions, que celles de la justice & de la patience ? Quels délais ne lui a-t-il pas donnés pour se reconnoître ? Ses peuples, moins jaloux que lui de leur repos, commencent à s’alarmer pour la gloire ; le Souverain le plus sage laisse presque oublier qu’il est le plus puissant : on diroit du moins que comme le Ciel, il est sûr de la vengeance, & qu’il veut, pour punir, avoir perdu l’espoir de pardonner. Il va donc vaincre malgré lui-même ; en vain nos ennemis se prévalent des mers immenses qui nous séparent, des flottes nombreuses dont ils les couvrent, de ces remparts où la nature & l’art semblent s’être concertés pour ne laisser aux plus intrépides que le désespoir de les avoir bravés. Tristes appuis de l’Angleterre, qui ajoutent à l’honneur de nos armes, & qui ne peuvent rien pour la sûreté ! Sa place la plus formidable & la plus importante au bien de son commerce, cède aux premiers efforts de nos troupes, & à la prudente audace du Héros qui les conduit : ses pavillons déployés pour sa défense ne se montrent que pour augmenter la honte de sa défaite : la victoire fuit les drapeaux de LOUIS aux extrémités du monde, & jusqu’aux nations les plus barbares qui connoissent la justice de la cause, tout applaudit aux éclats de son ressentiment.

Mais tandis qu’il fait éprouver à ses ennemis tous les maux que leur aveuglement a rendus nécessaires, il épargne à l’Europe tous ceux que la sagesse peut prévoir. Une politique trop uniforme pour être toujours éclairée, décidoit depuis long-temps de ses destins. Sous prétexte d’intérêts qui ne sont plus, elle éternisoit la discorde entre deux Puissances, qui ne seront jamais si sûres de se maintenir, que lorsqu’elles ne penseront point à se nuire. Elle travailloit à procurer la paix des Nations, & elle s’obstinoit à l’attendre d’un système d’équilibre, dont la marche trop inquiète, dont les combinaisons trop multipliées les tiennent toutes dans de continuelles alarmes, & ne manquent guère de les envelopper dans les mêmes malheurs. Elle craignoit l’agrandissement des principales Monarchies, & elle ne voyoit pas que toutes ses précautions bornées à cet objet unique, autorisoient les Princes les plus foibles à être les plus audacieux ; qu’ils s’agrandissoient tous les jours à la faveur de l’illusion. Ainsi pour fermer une porte à la guerre, on lui en ouvroit mille : les plus petits orages portoient partout le tonnerre, & les moindres étincelles excitoient un embrasement général. C’étoit encore aujourd’hui le projet de l’ambition & la ressource de la foiblesse : mais LOUIS fait que les principes les plus sages cessent de l’être dès qu’ils sont outrés ; qu’il n’y a d’invariable dans les règles humaines, que celle qui nous fait bien user de toutes ; qu’on peut remédier aux maux qu’on souffre, sans cesser de se précautionner contre les dangers qu’on craint. D’un seul trait de lumière & de bonté, il enlève à ses ennemis leurs plus solides espérances : il donne à tous les Souverains des leçons de modération & de fidélité : il prépare des triomphes moins onéreux à ses peuples & ne laisse presque d’autre vœu à former au monde que celui de voir se perpétuer entre deux Princes, une union qui doit faire son bonheur, aussi long-temps que les héritiers de leurs Couronnes le feront de leurs vertus.

Mais quel affreux nuage dérobe à mes yeux des objets si consolans ! Que vois-je ! La source de notre félicité devenue en un moment celle de nos larmes les plus amères ; la Majesté de Dieu violée dans la plus vive image ; une Nation qui n’échappe au plus effroyable des malheurs, que parce qu’elle est déjà assez punie par le plus grand des crimes. Ciel, qui vous plaisez à faire sentir vos plus douces influences à ceux qui s’humilient sous le poids de vos rigueurs, vous avez entendu nos cris ; vous avez aimé nos soupirs ; mesurez vos consolations sur notre douleur. Ajoutez aux jours précieux que nous avons été menacés de perdre, des jours qui ne seront jamais assez longs au gré de notre tendresse. Que l’homme de votre droite croisse sans cesse en prospérités & en vertus : que la Religion soit toujours l’objet de son zèle, la règle de ses actions, comme elle est le plus ferme appui de son Trône ; & surtout qu’il ait bientôt la satisfaction de voir tous nos cœurs aussi unis dans leurs autres sentimens, qu’ils le sont dans l’amour du meilleur des Maîtres.