Discours de réception de l’abbé de Boismont

Le 25 octobre 1755

Nicolas THYREL de BOISMONT

M. l’abbé de Boismont, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Boyer, évêque de Mirepoix, y est venu prendre séance le samedi 25 octobre 1755, et a prononcé le discours qui suit :

 

De la nécessité d'orner les vérités évangéliques

 

Pourquoi, lorsqu’il s’agit de commander aux passions des hommes, dédaigneroit-on le charme le plus puisant qui les soumette et qui les captive ? J’appelle ainsi cet heureux art d’embellir la raison, en lui conservant sa dignité, et d’adoucir la rudesse de ses traits, de lui donner une teinture vive et pénétrante, de la dépouiller de cette sécheresse qui révolte, de cette monotonie qui dégoûte, de cette pesanteur qui attiédit et qui fatigue ! Que produit-elle sans le secours de cet art ? Une attention morte, une conviction froide, un hommage aride et inanimé ; quelquefois la tentation de se venger de l’ennui, de tourner en mépris pour la loi le dégoût que l’on prend pour son interprète. La morale, qui ne s’établit que sur les ruines de la nature a besoin de tromper, en quelque sorte, et de séduire pour triompher.

Mettons à part ces touches divines qu’on ne définit point, et qui restent dans le secret de Dieu ; nous découvrirons que pour affecter sensiblement les hommes, il faut leur plaire ; la raison seule traîne tristement après elle les principes et les conséquences ; c’est à l’imagination à les arracher, pour ainsi dire, de l’esprit où elles languissent sans mouvement et sans vie, pour les reproduire jusques au fond du cœur, et intéresser le sentiment à leurs succès ; c’est elle qui rend redoutable tout ce qu’il faut craindre, sensible tout ce qu’on doit aimer, pathétique tout ce qui doit attendrir ; elle seule met en action les maximes et les préceptes, donne aux objets le ton des circonstances, les peint des couleurs propres à l’effet qu’ils doivent produire, les décompose, les divise, les réunit, et par le mélange heureux des impressions douces ou terribles, forme ce précieux intérêt qui pénètre et qui saisit ; elle seule enfin passe, si j’ose ainsi parler, à travers tous les sens qu’elle enchaîne, porte son trône au milieu de l’ame, l’excite ou la calme, et dans le silence qu’elle impose aux passions, appelle à son gré le frémissement ou le désir, le respect ou l’amour, le remords ou l’espérance. Utile et bienfaisante séduction ! On est attaché par le charme de l’éloquence, et cette innocente magie fixe quelquefois aux pieds de la vérité.

On regrette tous les jours la simplicité des premiers défenseurs de la religion ; on veut que dans ces temps heureux tout pliât sous le poids de la vérité seule, et que pour la rendre victorieuse il ait suffi de la montrer sans parure et sans art. Mais que prétend-on par cette supposition chagrine ? Se persuade-t-on que les premiers panégyristes de la foi dédaignèrent les ressources du génie, abandonnèrent la vérité à son austérité naturelle, repoussèrent d’une main superstitieuse tous les ornemens qu’elle avoue, et qu’en un mot un zèle brûlant et impétueux leur tint lieu de tout ! Illusion démentie par les précieux monumens qui nous restent de ces grands hommes. Qu’on écoute Saint Paul foudroyant la raison humaine au milieu de l’Aréopage ; quelle critique délicate, quelle philosophie sublime, quel tableau brillant de l’immensité du premier être ! Non, quels que fussent alors les succès de la foi, les moyens humains entrèrent, je ne dis pas dans la composition, mais dans la propagation successive de cet œuvre divine. Alors, comme de nos jours, les controverses, les écrits, les discours publics, prirent la teinture du caractère personnel de l’esprit dominant du siècle, et si j’ose m’exprimer ainsi, de l’impulsion générale des mœurs. Tertullien fut sévère et bouillant, Saint Augustin profond et lumineux, Saint Chrysostome pompeux et solide, Saint Bernard sensible et fleuri ; leur zèle ne porte nulle part l’empreinte d’une raison sèche et décharnée ; ils l’enrichissent, ils la parent de tous les trésors de l’imagination, moins déliée peut-être, moins minutieuse que celle de nos jours, parce que leur âge étant plus simple, les vices avoient, pour ainsi dire, plus de corps et plus de consistance ; la corruption étoit moins adroite, moins mystérieuse ; elle ne forçoit point, par conséquent, à ces détails et à ces nuances qui ressemblent quelquefois à un soin affecté de l’art, et qui n’appartiennent cependant qu’à l’esprit d’exactitude et d’observation. Lorsque le vice est devenu ingénieux, il a fallu le devenir avec lui pour le combattre.

J’avouerai que dans les écrits de ces grands modèles, la peinture des mœurs est plus sombre, plus naïve, plus ferme ; que le vice n’étant point encore dénaturé, pour ainsi dire, et travesti en talent, ils ont eu moins besoin de l’art d’analyser les passions, d’en étudier les rafinemens, d’en surprendre les délicatesses ; art qui paroît tenir au frivole, parce qu’en effet les ruses des passions sont puériles. Mais lorsqu’il s’agit des grands objets de la foi, leur style s’élève et s’échauffe, ils savent que l’homme est tout entier dans le cœur, et que l’imagination est beaucoup plus près du cœur que la raison ; tout coule alors de ce principe ; les traits hardis, les figures vives, les ornemens utiles se multiplient ; peines, espérances, bonheur, tout est présenté sous les images les plus nobles et les plus frappantes ; la raison n’y perd rien, l’art en conserve toute l’énergie, et la vérité en reçoit plus d’éclat.

C’est en effet par de semblables ressorts qu’on remue les hommes, qu’on les attendrit ou qu’on les enflamme, qu’on les précipite ou qu’on les arrête. Le raisonnement prouve tout et ne persuade rien. Ce n’est point en démontrant froidement aux Spartiates qu’il faut mourir pour la patrie, que ce chef célèbre1, inspiré par les Muses, ranime leur valeur consternée ; c’est en les échauffant par l’image même d’une mort si belle : Il peint à leurs yeux un guerrier enseveli sous ses trophées, confondant sur son front l’ardeur du combat, la fierté du triomphe, l’enthousiasme du patriotisme, et Lacédémone est victorieuse. Ce ne fut point par la majesté didactique de ces raisons que2 l’Hérésiarque du XVe siècle ébranla toute l’Allemagne ; ce fut par la poésie audacieuse de ses portraits : Elle embrasa tous les esprits, et le Ciel permit que la vérité demeurée seule entre des mains pesantes et sans graces, cédât à ce torrent, tandis que l’erreur proclamée par l’imagination, s’étendit, s’accrut, et usurpa tout. Pourquoi les ressources de l’erreur ne deviendroient-elles pas les ressources de la vérité ? Ne consacre-t-elle pas tout ce qui sert à son triomphe ? On pare tous les mensonges, on prête quelquefois à la licence tous les charmes de l’invention et de la finesse, et le vrai seul et l’honnête ne pourront s’offrir que sous des couleurs tristes et sauvages ; on n’osera donner à ses pensées ce tissu brillant, ce caractère de vie et de nouveauté qui les rend plus piquantes, et qui par cette raison peut les rendre plus utiles ; quel paradoxe ! Comme si pour instruire ou réformer les hommes, il étoit décent de les rebuter, et que le mérite de plaire ne pût être compté que lorsqu’il favorise le projet de séduire.

Ce n’est pas que je prétende tout accorder à ce mérite seul ; je connois et j’avoue les droits naturels de la vérité ; je sais que les ornemens qui l’accablent, la défigurent, que la pompe qui l’énerve, l’outrage ; que le luxe de l’esprit en est l’abus, et que l’art le plus heureux est celui qui ressemble le moins à l’art même. Mais je désirerois que tous les moyens de rendre les devoirs aimables, fussent précieux, parce que ceux qui servent à les établir n’en seroient que plus sûrs ; je souhaiterois qu’un ministère, dévoué au plus grand de tous les intérêts, ne négligeât pas les secours qu’on emploie pour conserver les plus petits ; je voudrois, en un mot, qu’il fût permis de croire que l’expression des mêmes vérités peut souffrir des différences que les temps amènent, et que le génie des peuples conseille ; que, lorsqu’il s’agit d’instruction, la manière qui plaît n’est pas du moins plus nuisible que celle qui dégoûte, et qu’enfin l’art de persuader pourroit bien n’être autre chose que le don de sentir et le talent de peindre.

 

1.Tyrthée.

2. Luther.