Réponse au discours de réception de l’abbé Millot

Le 19 janvier 1778

Jean LE ROND, dit d’ALEMBERT

Réponse de M. d'Alembert
au discours de M. l'abbé Millot.

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 19 janvier 1778

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

Monsieur,

En venant occuper parmi nous la place que vous ont accordée nos suffrages, vous recevez la juste récompense de vos talens & de vos travaux; en me voyant chargé de votre réception, & en vous rappelant ceux qui devoient au lieu de moi porter la parole, vous éprouvez sans doute qu’on n’est pas toujours heureux au moment mesme où l’on obtient ce qu’on mérite & ce qu’on désire. Le sort qui me destine aujourd’hui à la périlleuse fonction d’Orateur, nous avoit d’abord mieux traités l’un & l’autre. Il avoit choisi pour présider à cette Séance, un Philosophe éloquent & célèbre , qui eût été, dans ce jour solennel & devant une si respectable Assemblée, le digne Interprète de l’Académie, comme il l’a été de la Nature dans ses Ouvrages. Mais une santé fragile & chancelante, dont le soin nous est aussi précieux qu’à lui, le tient en ce moment éloigné de nous, & nous force de sacrifier à l’intérêt de le conserver le plaisir que nous aurions à l’entendre.

Nous nous flattions de le voir dignement remplacé par un Académicien , que le seul nom de Rohan, depuis long-temps respecté parmi nous , rendroit cher à cette Compagnie, mais dont la personne nous est plus chère encore par les grâces de son esprit, par sa noble & généreuse franchise, par son zèle aussi actif qu’éclairé pour nos intérêts, qui lui fait préférer l’honneur de se montrer l’Ami des Lettres à la vanité de n’en être que le Protecteur. Les devoirs que lui a récemment imposés une Dignité nouvelle & importante, nous privent encore de le voir à notre tête, & ne vous laissent que moi, Monsieur, pour succéder dans cette place à deux Confrères qui l’auroient si bien remplie. Je ne me flatte pas de vous dédommager de cette double perte, encore moins de la faire oublier à l’Académie que j’ai le dangereux honneur de représenter, & sur-tout à ce Public redoutable qui nous entend & qui nous juge.

Heureusement pour vous, je n’ai point à craindre, en lui présentant vos titres, qu’ils lui soient ou inconnus ou indifférens ; il me suffira, pour justifier notre choix, de répéter avec confiance le jugement unanime que tous vos Lecteurs ont portés de ces excellens Abrégés Historiques , qui ne prétendant pas, sous ce titre modeste, à l’honneur d’avoir des Savans pour Lecteurs, ont mérité celui d’avoir des Lecteurs Philosophes ; parce que vous y avez su joindre à un style élégant, pur & facile, une raison éclairée, courageuse & sage, qui voit & juge tout sans rien outrer ni rien affoiblir, & qui atteint toujours son but sans le passer jamais. Aussi fidelle aux convenances, que jaloux de ménager à la vérité tous ses avantages, vous avez eu l’art & le bonheur de garder toujours en la disant cette juste mesure, si nécessaire pour lui ôter ce qu’elle peut avoir de choquant, en lui laissant tout ce qu’elle a d’utile. Obligé quelquefois, dans ces Fastes de la méchanceté & de la folie des hommes, de franchir des pas glissans &dangereux, vous avez, si je puis parler ainsi, conservé dans cette position hasardeuse l’exact équilibre qui seul peut garantir de la chute, & qui pour la prévenir demande à la fois la vue la plus attentive & la marche la plus assurée. Aucun Historien n’a peut-être mieux observé que vous, non cette maxime triviale & fausse, que celui qui écrit l’Histoire ne doit avoir ni Religion ni Patrie, mais ce principe d’une Philosophie plus saine & plus vraie, qu’également éloigné du faux zèle & du scandale de l’esclavage & de la révolte, aimant sa Nation & juste envers les autres, il doit rendre la vraie Religion respectable à tous les hommes par la morale qu’elle enseigne, & la Patrie chère aux Citoyens par les liens sacrés qui les unissent à elle, & qui rendent si doux le besoin de l’aimer. Bien différent enfin de ces Compilateurs de faits & de dates, dont les savantes recherches ne nous laissent rien ignorer excepté ce qu’il nous importe de savoir, vous avez vu & montré dans l’Histoire ce que doit y chercher l’œil du Sage, & ce que doit tracer sa plume, le tableau si intéressant des maladies morales, qui dans tous les siècles & chez tous les Peuples ont affligé la malheureuse espèce humaine ; maladies épidémiques ou constantes, universelles ou locales, dont la superstition & la tyrannie sont le principe, dont l’ignorance & l’erreur sont l’aliment, dont les lumières & les bonnes Lois sont le remède.

Voilà, Monsieur, ce qui rend vos Ouvrages dignes d’entrer dans l’éducation nationale ; voilà ce qui les fait rechercher avec empressement par tant de Pères de famille, à qui ils offrent l’heureux moyen de faire éclore & de cultiver dans l’ame de leurs enfans le précieux germe de la raison & de la vertu. Aussi avons-nous la satisfaction de voir cette portion si respectable & si nombreuse de nos Concitoyens, applaudir au choix que nous avons fait de l’Écrivain qui a tant de droits à leur reconnoissance & à leurs éloges, féliciter l’Académie d’encourager les talens utiles en récompensant les vôtres, & nous remercier d’avoir-acquitté par votre adoption la dette des Pères & celle de la Patrie.

Le sentiment que doit inspirer pour vous un si touchant intérêt, sentiment qui fait taire & disparoître tous les autres, me fera passer légèrement sur ces Traductions estimables , où vous avez essayé de faire revivre les Démosthènes & les Tacites, autant que vous l’ont permis les entraves & la timidité d’une langue si inférieure à celles de ces grands Hommes ; où vous avez revêtu d’une prose élégante l’Essai sur l’Homme de l’Horace Anglois , qui ne doit plus aspirer maintenant qu’à l’avantage de se faire entendre en vers harmonieux à la Nation Françoise, & dont le génie, digne de trouver un Traducteur dans un rival, attend & implore le secours du Poète , qui pour l’honneur de notre langue la fait si bien parler à Virgile.

Je ne m’étendrai pas plus long-temps sur cette Histoire des Troubadours , où le soin de montrer en détail aux Gens de Lettres le spectacle intéressant pour eux de notre Poésie foible & naissante, vous a donné le courage de dévorer la monotonie du sujet, si difficile à sauver dans les portraits trop semblables entr’eux de ces Poètes simples & naïfs, qui ne savoient chanter que leurs sentimens & peindre que leur ame ; chez qui la Nature ne parle qu’un langage, devenu trop uniforme & trop languissant pour nous que l’art a trop éloignés de la Nature ; enfin à qui les Horaces, les Ovides & les Tibulles n’ont fourni ni modèle ni secours, mais que d’illustres Poètes modernes n’ont pas dédaigné de dépouiller quelquefois, comme on voit quelquefois les riches s’emparer du bien des pauvres.

Nous venons, Monsieur, de remplir la double tâche que la circonstance nous imposoit, à moi de vous faire essuyer des louanges en face, à vous de les entendre & de les souffrir. Nous nous sommes acquittés l’un & l’autre du personnage, presque également pénible à tous deux, que nous étions condamnés à soutenir devant des Auditeurs dégoûtés & sévères, qui ne reprochent que trop à nos Harangues l’abus des éloges, & que la profusion de notre encens fatigueroit quand même il seroit pour eux. Je terminerois donc ici ce que j’avois à dire de vous, s’il m’étoit permis de passer sous silence un autre droit que vous avez acquis, je ne dis pas seulement à nos suffrages, j’ose dire même à notre reconnoissance. Je veux parler du monument que vous avez élevé dans votre dernier Ouvrage à la gloire de Louis XIV notre auguste Protecteur, de ce Prince dont le souvenir est si cher aux Lettres par tout ce qu’il a fait pour elles, trop enivré d’encens, il est vrai, par l’aveugle admiration de ses Contemporains, mais trop rigoureusement jugé par la sévérité philosophique de notre siècle, qui en le citant à son Tribunal austère & redoutable, semble avoir voulu le punir des adulations qu’il eut le malheur d’aimer & la foiblesse d’entendre. Ses inexorables Censeurs, oubliant l’essor qu’il donna à sa Nation, le mouvement qu’il imprima à son siécle, le respect qu’il sut attirer au nom François, l’amour que durant cinquante années il mérita de ses Peuples ; oubliant que dans les beaux jours de son règne il avoit su choisir les Turennes & les Condés pour ses Généraux, les Colberts & les Louvois pour ses Ministres, les Montausiers & les Bossuets, les Beauvilliers & les Fénelons pour Instituteurs de ses enfans, lui ont reproché, avec quelque raison sans doute, mais avec trop d’amertume, les coupables manœuvres de ceux qui dirigèrent sa conscience & trompèrent sa religieuse probité, les fautes des Ministres & des Généraux qu’il se laissa donner dans sa vieillesse, les persécutions que le fanatisme aveugle ou l’hypocrisie ambitieuse exercèrent sous son nom en les lui laissant ignorer. Vous avez, Monsieur, dissipé sans retour les nuages répandus sur sa gloire, en nous mettant sous les yeux ces lettres écrites par lui-même, qui font bien mieux son éloge que tous les hommages & les mensonges de la flatterie. C’est-là que nous avons vu, & que les âges futurs verront comme nous, la sagesse de ses principes & la droiture de son cœur ; ses vues saines d’administration, quand elles n’étoient point troublées par celles des autres ; sa raison toujours ferme & tranquille au sein de l’infortune & de l’humiliation même ; sa conduite enfin toujours noble & digne de lui durant cette guerre malheureuse, qui par un contraste remarquable, fut à la fois la plus juste dans ses motifs, la plus funeste par ses événemens, & la plus avantageuse à la Maison de France par la Paix qui l’a terminée. Tous les bons Citoyens, tous les François dignes de ce nom, ont lu avec attendrissement ces lettres, que l’Histoire leur avoit cachées trop long-temps. Ils n’ont pu voir sans douleur & sans indignation, que les rares talens donnés par la Nature à ce Monarque pour faire le bonheur d’un grand Peuple, eussent été comme étouffés par une éducation dont il se plaignit jusqu’à la fin de ses jours ; triste sort de tant de Souverains, qui ont eu comme lui le courage de l’avouer, & qui auroient été de bons Rois, s’ils n’avoient même reçu que l’éducation commune. La voix de la Patrie a crié, que les coupables Instituteurs d’un Prince qui s’étoit montré si digne d’être formé par des Sages, avoient été des ennemis publics, faits pour être dévoués à l’anathême de la Nation ; & cette même voix redemander à la Postérité, pour ce respectable & infortuné Monarque, le nom de Grand, que son siècle s’est trop pressé de lui offrir & le nôtre de lui disputer, qu’une éducation digne de son heureux naturel lui auroit fait donner par ses ennemis mêmes, & que malgré son éducation il a su mériter encore.

L’Académie devoit, Messieurs, cette justice publique à la mémoire d’un Roi, dont les bontés lui feront toujours présentes, & qui après soixante ans attend encore au fond de son tombeau des Juges équitables. Souffrez, que dans la seule occasion peut-être où je prêterai ma foible voix à mes Confrères, je me félicite d’avoir été l’Interprète des sentimens si justes dont je les ai vus pénétrés tant de fois : vous devez, Monsieur, vous féliciter encore davantage, d’avoir contribué par vos Écrits à ranimer & à fortifier ces mêmes sentimens dans l’ame de vos Concitoyens.

Aussi touché qu’honoré d’avoir satisfait à un si noble devoir, je devrois sans doute terminer ici mon Discours, & lui donner du moins ce mérite de la brièveté, si rare chez les Orateurs, quoique toujours en leur pouvoir. Mais je dois à la cendre de votre illustre Prédécesseur, un tribut que réclament ses Vertus & ses Ouvrages, que l’Académie exige, & que le Public attend. C’est ici, Messieurs, le moment le plus critique pour moi dans la place où je me trouve. Déja je crois apercevoir & démêler le sourire malin d’une partie de cet Auditoire, curieuse d’observer comment la Géométrie va s’y prendre pour apprécier les talens d’un Poète, & de la voir, si j’ose parler ici ce langage, mesurer la Lyre d’Apollon avec le Compas d’Archimède. Si j’ai le malheur d’échouer contre les difficultés de mon sujet, il restera du moins à mon amour-propre la foible consolation de les avoir prévues & senties.

L’Académicien que nous avons perdu, est un des Écrivains distingués, qu’a formés pour la Littérature cette Société (dirai-je célèbre ou fameuse ?) dont la fortune fut long-temps si brillante, dont la chute a été si rapide, & dont l’agonie a paru si longue à ses ennemis. M. Gresset qu’elle démêla bientôt dans la foule de ses Élèves, ne tarda pas à devenir un de ses Membres, entraîné vers elle par le principe honnête & louable, qui autrefois fit entrer dans son sein les Petau, les Sirmond, les Bourdaloue, tous ces Hommes enfin dont elle a tiré sa véritable gloire, & la seule qui reste à ses manes. L’amour de la retraite & de l’étude fut l’attrait qu’elle offrit au jeune Prosélyte, inaccessible à toute autre séduction, mais cédant comme malgré lui à cette vocation modeste. Uniquement lié avec ceux de ses Confrères, qui comme lui sans ambition & sans intrigue, partageoient avec lui le goût paisible de la solitude & du travail, il ne vit dans la Compagnie à laquelle il s’étoit attaché, que ce qu’elle offroit à une ame pure d’intéressant & d’estimable : aussi conserva-t-il toujours pour elle, même après savoir quittée, même lorsqu’il la vit périr & disparoître, cet attachement inviolable, qu’elle a su inspirer à tous ceux qui lui ont appartenu ; attachement auquel on les reconnoît comme à un air de famille, & qui aux yeux du Philosophe peut faire en même temps l’éloge & la censure d’un Corps, dont le désastre a laissé les mêmes regrets aux plus vertueux & aux plus ambitieux de ses Membres.

Vous fûtes, Monsieur, appelé autrefois dans cette Société, par les motifs si dignes d’éloge, qui lui avoient donné M. Gresset ; vous avez, comme lui, conservé pour elle les sentimens de reconnoissance qu’elle devoir attendre de vous : mais plus clairvoyant ou plus courageux que lui, parce que le devoir sacré d’Historien vous en imposoit la loi sévère, vous avez osé avouer, en Sage & en Citoyen, les reproches graves que plusieurs de vos anciens Confrères ont malheureusement trop mérités ; & vous avez recueilli de votre sincérité philosophique ces injures que l’ami de la vérité recueille & méprise, mais qu’il peut néanmoins regarder & recevoir comme une récompense, parce que le déchaînement des hommes de parti est, pour ainsi dire, un brevet d’impartialité & de modération qu’ils lui assurent, & une espèce d’avis que le fanatisme mal-adroit donne sans le vouloir à la Postérité, d’accorder à l’Écrivain qu’il outrage sa confiance & son estime.

Notre Académicien, avant de quitter la Compagnie qui fut son berceau Littéraire, y avoit donné des preuves éclatantes, non-seulement de son rare talent pour la Poésie, mais ce qui étoit plus difficile à son état & à son âge, de cette finesse de goût, qui semble exiger la connoissance du monde & l’usage réfléchi de la société. Il sut, dans le Poëme de Ver-vert, faire un Ouvrage très-agréable de ce qui n’eût été entre les mains d’un autre qu’une plaisanterie insipide & monotone, destinée à mourir dans l’enceinte du Cloître qui l’avoit enfantée. Il eut l’art de deviner au fond de sa retraite la juste mesure de badinage qui pouvoit rendre piquante pour les Gens du monde une production si futile pour eux par le sujet ; il y répandit, avec intelligence & avec sagesse, ces grâces délicates & légères, qui dans les détails dont il a égayé ses tableaux, empêchent la gaieté d’être ignoble & fastidieuse. Bientôt après il montra par sa Chartreuse un talent plus intéressant encore pour cette classe de Lecteurs, qui veulent avec Horace que la Poésie ne se borne pas à des bagatelles sonores ; talent qui s’annonça dans cette Pièce de la manière la plus distinguée, & que M. Gresset laissa voir encore depuis par quelques autres fruits de sa Muse . On trouva dans tous ces Ouvrages, & l’on admira sur-tout dans celui dont nous parlons, une philosophie sans ostentation & sans effort, libre mais décente, qui apprécie tout sans rien braver; une facilité de coloris qui prodigue & enchaîne les images ; une richesse d’expressions qui en fait pardonner l’abondance ; une mollesse de style & d’harmonie dont le charme semble entraîner doucement l’oreille ; enfin une sorte d’abandon, qui sans avoir les défauts de la négligence en a le naturel & les grâces. Les applaudissemens flatteurs que reçurent ces heureux essais, firent connoître au jeune Poëte, qu’il étoit destiné à briller dans un genre trop peu fait pour une robe austère & grave, que faire connoissance pour ses Maîtres lui rendoit chère, mais que son talent lui rendoit incommode. Il sacrifia, quoiqu’à regret , sa robe à son talent : ce sacrifice, sollicité, pour ainsi dire, depuis long-temps par des succès réitérés, ne fut point une de ces méprises si ordinaires à tant de jeunes Versificateurs, qui prenant pour l’impulsion du génie l’incurable facilité de joindre ensemble des mots & des rimes, font aux Muses une cour opiniâtre avec plus d’envie que de moyens de leur plaire, & n’ont pour elles qu’une passion importune & malheureuse.

Néanmoins, sans se tromper comme eux sur le talent bien décidé qu’il avoit pour la Poésie, M. Gresset se trompa d’abord un moment sur le genre auquel il devoit l’appliquer. Il eut l’ambition de la plupart des Poètes ; il fit une Tragédie, avec le triste succès dont le plus grand nombre d’entr’eux s’est vu récompensé. Il est surprenant que dans la solitude il eût mieux connu le véritable usage de ses talens, & qu’il ne commençât à s’y méprendre qu’après avoir vu le monde & les hommes. Mais l’amour de la gloire, qu’il avoit comme ignoré dans la retraite, & qui s’empara de lui dès qu’il l’eut abandonnée, lui fit saisir & tenter le moyen qu’il crut le plus propre à faire ouvrir en sa saveur les cent bouches de la Renommée. Dans la Tragédie qu’il osa risquer sur la Scène, l’intérêt que paroissoit offrir le sujet, & une des plus belles situations que l’amitié semblât pouvoir fournir au Théâtre , ne purent couvrir la foiblesse de la marche, des mouvemens & du coloris. Il se rendit justice & ne perdit pas courage; il renonça, sans peine & sans humeur, à la Tragédie, pour laquelle il reconnut qu’il n’étoit pas fait ; mais le sentiment qu’il avoit de ses forces, lui fit chercher dans Sidnei un sujet, qui sans appartenir précisément au genre Tragique, se prêtât à une énergie de style dont il se croyoit capable, quoique personne ne l’en soupçonnât. Il prouva en effet par quelques scènes de sa Pièce, que ce Poète à qui l’on ne connoissoit que les grâces du Corrège, avoit aussi, quand il le vouloir, la vigueur de Rembrandt. S’il mit dans les vers de cet Ouvrage une force qu’il n’avoit pas su mettre dans ceux de sa Tragédie, c’est qu’il avoit dans l’ame plus de mélancolie que de chaleur, & que ce caractère le rendoit plus propre à faire parler des passions tristes, qu’à faire agir des passions violentes : & si le tableau qu’il traça dans Sidnei avec cette couleur rembrunie, dont il attendoit un si grand effet, parut plus sombre qu’intéressant, c’est que la mélancolie, ce sentiment recueilli & solitaire, qui pénètre & soulage une ame souffrante, se communique difficilement à cette foule de Spectateurs qui vont au Théâtre pour être agités plutôt qu’affligés, & qui ont plus besoin d’émotions vives & passagères que de sentimens profonds & douloureux.

Rebuté par le peu de succès qu’il avoit eu sur la Scène, M. Gresset sembloit y avoir renoncé ; ses amis ranimèrent sa confiance. Plus d’une fois ils lui avoient vu dans la société cet esprit observateur & critique, fait pour démêler les prétentions, pour saisir les travers, pour peindre les ridicules, & cette causticité douce, qui sans blesser la vanité des autres, fait la faire rire elle-même de ses écarts ; ils l’avertirent donc que la Comédie étoit le véritable genre auquel la Nature l’avoit appelé, & l’encouragèrent à faire en ce genre un nouvel essai de ses forces. Heureux conseil, qui nous a valu le chef-d’œuvre de M. Gresset, cette charmante Pièce du Méchant, l’une de celles qui dans sa nouveauté a le plus attiré de Spectateurs & la dernière dont puisse se glorifier dans son déclin notre Théâtre Comique, où depuis trente années nous attendons des Ouvrages qui lui succèdent. Si l’Auteur n’a pas eu l’inutile prétention d’être un Peintre tel que Molière, à la suite duquel tant d’autres se sont traînés en vain ; s’il n’est pas aussi plaisant & aussi gai que Regnard, aussi original & aussi piquant que Dusresny, on peut dire au moins que le Méchant forme avec le Glorieux & la Métromanie, les trois époques les plus distinguées de la Comédie moderne ; le Glorieux, par le contraste & le jeu des caractères & des situations ; la Métromanie, par la verve qui en a imaginé les scènes & souvent dicté les Vers ; le Méchant, par une finesse de détails, une grâce & une légèreté de pinceau, qui faite pour des Spectateurs choisis, semble attacher cette Comédie plus qu’aucune autre au Théâtre de la Capitale ; par une noblesse de ton, qui peut faire appeler cet Ouvrage la Pièce de la bonne compagnie ; par une élégance de style & une pureté de goût, dont la Scène Françoise n’offre peut-être pas un plus parfait modèle ; enfin par un si grand nombre de vers heureux, qu’à l’exception de Molière (qu’il faut toujours mettre à part & ne comparer à personne) M. Gresset est peut-être le Poëte comique dont on sait le plus de vers, quoiqu’il n’ait fait qu’une seule Comédie.

O vous, jeunes Écrivains, que la Nature lui a destinés pour successeurs, observez avec le même soin que lui les ridicules si variés & si remarquables, dont la société vous offre à chaque pas une moisson abondante & trop négligée ; essayez de les saisir avec la même finesse, & de les dessiner avec la même grâce ; faites comme ces Peintres jaloux de la perfection de leur Art, qui avant de former l’ensemble de leur tableau, multiplient les esquisses & les études des figures qui doivent le composer ; cherchez dans l’assiduité de ces observations & de ces travaux, les ressources dont vous avez besoin pour remplir le vide affligeant que M. Gresset a laissé dans la carrière Dramatique ; & ne souffrez pas que Thalie, en pleurant sur sa tombe, soit forcée d’y écrire ces tristes mots : Ici repose la Comédie avec l’Auteur du Méchant.

Plus modeste & plus sage que tant d’Auteurs médiocres, qui avides de gloire comme s’ils en étoient dignes, aspirent avec confiance aux honneurs littéraires, & s’étonnent de ne les pas obtenir, ou laissent le Public étonné de ce qu’ils les obtiennent, M. Gresset, que des talens bien reconnus appeloient depuis long-temps à l’Académie, ne s’y présenta néanmoins qu’après le succès bien décidé de son dernier Ouvrage. Sa Comédie du Méchant à la main, il vint, pour la première fois, frapper à la porte de ce Temple des Muses ; aussi la porte s’ouvrit-elle sans délai, aux acclamations du Public & des Gens des Lettres, sans qu’aucun Concurrent criât à l’injustice, sans qu’aucun Protecteur lui prêtât l’inutile appui de ses importunes sollicitations, sans qu’aucune femme eût besoin de parler pour lui.

Mais sagement modéré dans ses désirs, content de ce qu’il avoit acquis de gloire, &, si je puis employer cette expression, économe de son bonheur, il sentit que l’envie, qui lui avoit pardonné son premier succès au Théâtre, l’attendoit à un second qui la rendroit inexorable : il auroit pu, comme tant d’Écrivains célèbres, opposer à sa fureur impuissante de nouveaux triomphes, & braver ses coups en dédaignant de les repousser ; il aima mieux s’y dérober pour jamais. Il alla chercher au sein de sa Patrie & de sa famille un bien que sa célébrité le menaçoit de perdre, & que sa sensibilité lui rendoit nécessaire, ce bien, que le bon La Fontaine (dont la philosophie étoit vraie parce qu’elle étoit simple) a si heureusement caractérisé dans ces vers charmans, dictés à la Poésie par la raison & par la sagesse :

Le repos, le repos, trésor si précieux
Qu’on en fit autrefois le partage des Dieux .

M. Gresset trouva, non-seulement ce repos qu’il désiroit ; mais toute la félicité qui peut être accordée à l’homme, dans l’union qu’il contracta bientôt avec une Compagne digne de lui. Il jouit du bonheur si rare d’être aimé pour lui-même; bonheur qu’il eût peut-être ignoré dans une vie plus brillante, où la vanité forme presque tous les engagemens, & où sa gloire eût été plus chérie que sa personne. Il goûta ce plaisir, devenu trop étranger à nos mœurs, d’aimer uniquement & par choix ce que le devoir oblige d’aimer ; situation la plus désirable pour un cœur tendre & honnête, puisqu’elle ajoute au sentiment le plus doux de la vie tout le prix attaché à la vertu. Plus heureux enfin que celle même à qui il s’étoit uni, il n’a pas eu la douleur de lui survivre. Il l’a laissée dans cet état, trop connu des cœurs qui ont aimé, où envisageant le vuide éternel que va répandre sur toute la vie une perte irréparable, l’ame affaissée & flétrie retombe douloureusement sur elle-même, & où cherchant en vain autour de soi l’unique objet pour lequel on aimoit à vivre, on se trouve seul dans l’univers avant de l’être au fond du tombeau.

Le bonheur de M. Gresset fut si constant & si pur, qu’il ne put se résoudre à le voir jamais disparoître & s’anéantir pour lui. La Religion, dont il avoit toujours conservé le sentiment dans le fond de son cœur au milieu de la dissipation des sociétés & de l’ivresse des succès, offroit à ses vœux l’espoir consolant d’une félicité durable ; il embrassa cette attente salutaire, si précieuse pour la vertu qui souffre, & si douce pour la vertu qui est heureuse. Notre siècle, qui trompé si souvent par la piété fausse, refuse le plus qu’il peut de croire à la vraie, voulut un moment calomnier la sienne, mais cessa bientôt d’en médire, & même de la soupçonner. Elle se manifestoit sur-tout par l’indulgence pleine de charité, par la sage tolérance (car pourquoi craindre de lui donner ce nom ?) que M. Gresset témoigna toujours pour ceux qui avoient le malheur de ne pas penser comme lui. Il les plaignoit sans, les haïr, & à plus forte raison sans les calomnier ; il déploroit le mal qu’un zèle aveugle ou imposteur fait également à la Philosophie & à la Religion, en voulant les rendre ennemies ; & comme il ne se montra religieux ni par hypocrisie ni par ambition, il ne fut aussi ni fanatique ni persécuteur.

Quoique détaché tout-à-fait du Théâtre, il n’avoit pu renoncer entièrement au talent rare qu’il avoit montré pour la peinture de nos mœurs. Il entreprit quelques Comédies, que les sentimens de piété qui croissoient en lui de jour en jour l’obligèrent bientôt à sacrifier. Cette abnégation totale du fruit le plus cher de ses talents prouveroit seule combien sa piété étoit vive & sincère ; car de tous les sacrifices que les passions de l’homme peuvent faire à la Religion, le moins équivoque, parce qu’il est le plus pénible, est celui de l’amour-propre, de ce sentiment qui parle encore quand les autres passions se taisent, & que l’humilité chrétienne, si supérieure aux seules forces de la Nature, peut seule réduire au silence. Nous regrettons les détails agréables qui sans doute auroient rendu intéressante pour les Gens de Lettres la lecture de ces Comédies ; mais nous n’oserions prononcer que le sacrifice fait par l’Auteur soit une perte pour le Théâtre. Nos ridicules sont si légers & si fugitifs, ils ont tant de mobilité & si peu de corps, qu’ils ne pouvoient guère être aperçus du point de vue si éloigné où s’étoit placé le Peintre. Il étoit néanmoins d’autant plus nécessaire de les voir distinctement pour les rendre avec vérité, que l’Auteur ne pouvoit se permettre dans cette peinture, de forcer, même légèrement, les traits & le coloris. Car il n’en est pas de nos travers fins & recherchés (si l’on peut les qualifier de la sorte) comme des travers communs & palpables de la société ordinaire, que Molière a mis sur le Théâtre. Ces ridicules si fréquens & si marqués, plus attachés à la nature humaine qu’à des circonstances locales ; & faits par conséquent pour être présentés à la multitude des Spectateurs, exigent sur la Scène des traits forts & prononcés, auxquels cette multitude puisse les reconnoître, & souffrent dans le tableau l’espèce d’exagération que permet la perspective théâtrale. Nos ridicules au contraire sont accompagnés d’une forte de grâce, qui leur est pour ainsi dire essentielle, parce qu’elle fait un des caractères principaux de notre frivolité : cette grâce ne peut donc être négligée dans la peinture de nos travers, mais ne peut en même temps y être exagérée, parce que la grâce finit où l’exagération commence : si le Peintre ne saisit pas exactement dans son dessein ces contours déliés & ces nuances délicates, il les manque entièrement, & ne fait qu’une charge au lieu d’un tableau.

M. Gresset nous fit lui-même trop sentir cette vérité dans la dernière Séance où appelé par le devoir, il vint se montrer un moment à la tête de l’Académie. Il voulut, dans le Discours qu’il prononça, peindre des ridicules dont il avoit, si je puis parler ainsi, perdu le trait & les formes. Le Public vit avec un silence respectueux, & avec une sorte de douleur, le coloris terne & suranné de ces tableaux, comme il voit les derniers efforts de ces Artistes célèbres, dont la jeunesse s’est immortalisée par des chef-d’œuvres, & dont les mains défaillantes, encore attachées sur la toile qu’animoit autrefois leur génie, essaient en vain d’y représenter, par quelques traits informes, des objets que leurs foibles yeux ne peuvent plus apercevoir.

L’Académicien que vous remplacez, Monsieur, présida autrefois à la séance où cette illustre Compagnie daigna m’adopter ; je ne m’attendois pas au triste honneur de présider à celle où il devoit être le sujet de nos regrets. Dans le foible hommage que je viens de rendre à sa mémoire, je n’ai fait que répéter l’éloge qu’il a déja reçu de la voix publique ; car c’est la voix publique qui doit nous dicter l’éloge de ceux que nous perdons, comme elle doit nous prescrire le choix de leurs successeurs. Cette voix est unanime sur le Confrère que la mort nous a ravi. L’Académie, les Lettres, la société, la vertu, la Religion (que j’aurois dû nommer la première) tout se réunit pour le célébrer : heureux l’Écrivain qui peut mériter une si rare & si touchante Oraison funèbre ! Venez, Monsieur, mêler vos regrets avec les nôtres ; venez, en partageant nos travaux, nous dédommager de la privation où nous a laissés si long-temps l’absence de votre Prédécesseur, qui depuis trente années étoit comme perdu pour nous ; venez mériter avec nous les bontés & la protection de notre jeune & sage Monarque, que tous les mouvemens de son ame portent à la justice, à la bienfaisance, à la simplicité, à l’horreur de l’adulation, & qui pour aimer & faire le bien n’a besoin que de le connoître. Sensible à l’opinion publique, que jamais un Prince vertueux ne méprise, il est trop éclairé sur les vrais intérêts de sa gloire, pour ne pas protéger les Lettres destinées à la célébrer, & flattées de remplir un devoir qui les distingue & qui les honore. Puissent-elles, dans un temps où leur influence sur l’esprit national est plus sensible que jamais, dans un temps sur-tout où elles font l’objet de tant de haines déclarées ou secrettes, se préserver également & de la bassesse qui les rendroit méprisables, & de la licence qui les rendroit dangereuses ! Puisse l’Académie, au milieu de la fermentation générale qui semble aujourd’hui agiter tous les esprits, donner aux Gens de Lettres l’exemple si nécessaire de cette noble & sage décence, qui les fera respecter sans les faire craindre ! Elle n’ignore pas, il est vrai, que dans la Ligue peu effrayante donc nous sommes témoins, de la médiocrité & de l’envie contre l’honnêteté & les talents, elle a elle-même encouru la disgrâce de ces détracteurs subalternes, que tout mérite offense, & que tout succès semble outrager. Mais elle se console de ce léger malheur, j’oserois presque dire qu’elle s’en glorifie, en voyant, Messieurs, l’empressement si flatteur pour elle, que vous témoignez depuis long-temps pour assister à ses Assemblées, & le gage assuré que vous voulez bien lui donner par vos suffrages de l’intérêt que vous daignez prendre à ses travaux. Cette sage & paisible réponse est la seule qu’elle doive opposer à des Écrivains plus malheureux par le sentiment qui les tourmente, que redoutables par les traits qu’ils essayent de lui lancer ; elle ne se croira vraiment à plaindre, que lorsqu’abandonnée de vous, & oubliée même de ses ennemis, elle ne pourra plus espérer ni satyres ni Auditeurs.

M. le Comte de Buffon, Directeur.

M. le Prince Louis de Rohan, Chancelier de l’Académie.

Feu M. le cardinal de Rohan & feu M. le cardinal de Soubise ont été tous deux Membres de l’Académie, à qui ils ont souvent donné des preuves de leur amour pour les Lettres.

Éléments de l’Histoire de France, de l’Histoire d’Angleterre, de l’Histoire générale Ancienne & Moderne.

Traduction des Harangues de Démosthène et d’Eschine pour la Couronne, & de plusieurs Harangues choisies de Tacite, de Quinte-Curce, de Tite-Live & de Salluste, 1764.

Traduction en prose de l’Essai sur l’Homme de Pope, avec un discours sur la Philosophie Angloise, 1761.

M. l’abbé Delille prépare une Traduction en vers de l’Essai sur l’Homme de Pope.

Cette Histoire a été composée par M. l’abbé Millot sur les Mémoires de M. de Saint-Palaye.

Mémoires d’Adrien Maurice Duc de Noailles, Pair & Maréchal de France, & Ministre d’État. On pourroit les intituler : Mémoires d’un Courtisan vertueux & citoyen.

Versus inopes rerum nugaque canota. Art. poet.

Les Ombres, l’Épître à sa Muse, l’Épître au Père Bougeant, l’Épître à sa Sœur, etc.

Voyez sa Pièce qui a pour titre, Adieux aux Jésuites.

Voyez la scène VII du IVe acte, entre Vorcestre & Arondel. Voyez aussi la scène VIII du IIIe acte, entre les mêmes Actes.

Liv. VII, Fable XII.