Réponse au discours de réception du marquis de Chastellux

Le 27 avril 1775

Georges-Louis LECLERC, comte de BUFFON

Réponse de M. le comte de Buffon,
au discours de M. le chevalier de Chastellux

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
Le 27 avril 1775

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

Monsieur,

On ne peut qu’accueillir avec empressement quelqu’un qui se présente avec autant de grâce : le pas que vous avez fait en arrière sur le seuil de ce Temple, vous a fait couronner avant d’entrer au Sanctuaire ; vous veniez à nous, & votre modestie nous a mis dans le cas d’aller tous au devant ; arrivez en triomphe, & ne craignez pas que j’afflige cette vertu qui vous est chère ; je vais même la satisfaire, en blâmant à vos yeux ce qui seul peut la faire rougir.

La louange publique, signe éclatant du mérite, est une monnoie plus précieuse que l’or, mais qui perd son prix & même devient vile, lorsqu’on la convertit en effets de commerce. Subissant autant de déchet par le change, que le métal, signe de notre richesse, acquiert de valeur par la circulation, la louange réciproque, nécessairement exagérée, n’offre-t-elle pas un commerce suspect entre particuliers, & peu digne d’une compagnie dans laquelle il suffit d’être admis pour être assez loué ? Pourquoi les voûtes de ce palais ne forment-elles jamais que des échos multipliés d’éloges retentissans ? Pourquoi ces murs, qui devroient être sacrés, ne peuvent-ils nous rendre le ton modeste & la parole de la vérité ? Seroient-ils sourds à cette parole divine qui ne frappe que l’ame ? S’il faut étonner l’ouïe, s’il faut les éclats de la trompette pour se faire entendre, je ne le puis ; & ma voix, dût-elle se perdre sans effet, ne blessera pas au moins cette vérité saine, que rien n’afflige plus, après la calomnie, que la fausse louange.

Comme un bouquet de fleurs assorties, dont chacune brille de ses couleurs & porte son parfum, l’éloge doit présenter les vertus, les talens, les travaux de l’homme célébré. Qu’on passe sous silence les vices, les défauts, les erreurs ; c’est retrancher du bouquet les feuilles desséchées, les herbes épineuses & celles dont l’odeur seroit désagréable. Dans l’Histoire, ce silence mutile la vérité, il ne l’offense pas dans l’éloge ; mais la vérité ne permet ni les jugemens de mauvaise foi, ni les fausses adulations ; elle se révolte contre ces mensonges colorés, auxquels on fait porter son masque. Bientôt elle fait justice de toutes ces réputations éphémères, fondées sur le commerce & l’abus de la louange ; portant d’une main l’éponge de l’oubli, & de l’autre le burin de la gloire, elle efface sous nos yeux les caractères du prestige, & grave pour la postérité les seuls traits qu’elle doit conférer.

Elle sait que l’éloge doit non seulement couronner le mérite, mais le faire germer : par ces nobles motifs elle a cédé partie de son domaine ; le Panégyriste doit se taire sur le mal moral, exalter le bien, présenter les vertus dans leur plus grand éclat (mais les talens dans leur vrai jour), & les travaux accompagnés, comme les vertus, de ces rayons de gloire dont la chaleur vivifiante fait naître le désir d’imiter les unes, & le courage pour égaler les autres ; toute-fois en mesurant les forces de notre pauvre nature, qui s’effrayeroit à la vue d’une vertu gigantesque, & prend pour un fantôme tout modèle trop grand ou trop parfait.

L’éloge d’un Souverain sera suffisamment grand, quoique simple, si l’on peut prononcer, comme une vérité reconnue : Notre roi veut le bien et désire d’être aimé. La toute-puissance, compagne de sa volonté, ne se déploye que pour augmenter le bonheur de ses peuples, dans l’âge de la dissipation, il s’occupe avec assiduité ; son application aux affaires annonce l’ordre & la règle ; l’attention sérieuse de l’esprit, qualité si rare dans la jeunesse, semble être un don de naissance qu’il a reçu de son auguste père ; & la justesse de son discernement n’est-elle pas démontrée par les faits ? Il a choisi pour coopérateur le plus ancien, le plus vertueux, & le plus éclairé de ses hommes d’État ; grand Ministre éprouvé par les revers, dont l’ame pure & ferme ne s’est pas plus affaissée sous la disgrace qu’enflée par la faveur. Mon cœur palpite au nom du Créateur de mes Ouvrages, & ne se calme que par le sentiment du repos le plus doux ; c’est que, comblé de gloire, il est au-dessus de mes éloges. Ici j’invoque encore la vérité ; loin de me démentir, elle approuvera tout ce que je viens de prononcer ; elle pourroit même m’en dicter davantage.

Mais, dira-t-on, l’éloge en général, ayant la vérité pour base, & chaque louange portant son caractère propre, le faisceau réuni de ces traits glorieux ne sera pas encore un trophée ; on doit l’orner de franges, le serrer d’une chaîne de brillans : car il ne suffit pas qu’on ne puisse le délier ou le corrompre ; il faut de plus le faire accueillir, admirer, applaudir ; & que l’acclamation publique, étouffant le murmure de ces hommes dédaigneux ou jaloux, confirme ou justifie la voix de l’Orateur. Or l’on manque ce but, si l’on présente la vérité sans parure & trop nue. Je l’avoue ; mais ne vaut-il pas mieux sacrifier ce petit bien frivole, au grand & solide honneur de transmettre à la postérité les portraits ressemblans de nos contemporains ? Elle les jugera par leurs œuvres, & pourrroit démentir nos éloges.

Malgré cette rigueur que je m’impose ici, je me trouve for à mon aise avec vous, Monsieur : actions brillantes, travaux utiles, Ouvrages savans, tout se présente à la fois ; & comme une tendre amitié m’attache à vous de tous les temps, je parlerai de votre personne avant d’exposer vos talens. Vous êtes le premier qui ayez eu le courage de braver le préjugé contre l’inoculation ; seul, sans conseil, à la fleur de l’âge, mais décidé par maturité de raison, vous fîtes sur vous-même l’épreuve qu’on redoutoit encore. Grand exemple, parce qu’il fut le premier, parce qu’il a été suivi par des exemples plus grands encore, lesquels ont rassuré tous les cœurs des François sur la vie de leurs Princes adorés. Je fus aussi le premier témoin de votre heureux succès : avec quelle satisfaction je vous vis arriver de la campagne, portant les impressions récentes qui ne me parurent que des stigmates de courage. Souvenez-vous de cet instant ! L’hilarité peinte sur votre visage en couleurs vives que celles du mal, vous me dites, je suis sauvé, & mon exemple en sauvera bien d’autres.

Ce dernier mot peint votre ame, je n’en connois aucune qui ait un zèle plus ardent pour le bonheur de l’humanité. Vous teniez la rampe sacrée de ce noble enthousiasme, lorsque vous conçûtes le projet de votre Ouvrage sur la félicité publique. Ouvrage de votre cœur, avec quelle affliction n’y présentez-vous pas le tableau successif des malheurs du genre humain ! avec quelle joie vous saisissez les courts intervalles de son bonheur, ou plutôt de sa tranquillité ! Ouvrage de votre esprit, que de vues saines, que d’idées approfondies, que de combinaisons aussi délicates que difficiles ! J’ose le dire, si votre livre pèche, c’est par trop de mérite. L’immense érudition que vous y avez déployée, couvre d’une forte draperie les objets principaux. Cependant cette grande érudition, qui seule suffisoit pour vous donner des titres auprès de toutes les Académies, vous étoit nécessaire comme preuve de vos recherches. Vous avez puisé vos connaissances aux sources mêmes du savoir, & suivant pas à pas les Auteurs contemporains, vous avez présenté la condition des hommes & l’état des nations sous leur vrai point de vue ; mais avec cette exactitude scrupuleuse & ces pièces justificatives qui rebutent tout lecteur léger, & supposent dans les autres une forte attention. Lorsqu’il vous plaira donc donner une nouvelle culture à votre riche fonds, vous pourrez arracher ces épines qui couvrent une partie de vos plus beaux terrains, & vous n’offrirez plus qu’une vaste terre émaillée de fleurs, & chargée de fruits que tout homme de goût s’empressera de cueillir. Je vais vous citer à vous-même pour exemple.

Quelle lecture plus agréable pour les Amateurs des Arts que celle de votre Essai sur l’union de la Poësie & de la Musique ! C’est encore au bonheur public que cet Ouvrage est consacré ; il donne le moyen d’augmenter les plaisirs purs de l’esprit par le chatouillement innocent de l’oreille ; une idée mère & neuve s’y développe avec grace dans toute son étendue : il doit y avoir du style en Musique ; chaque air doit être fondé sur un motif, sur une idée principale, relative à quelque objet sensible ; & l’union de la Musique à la Poësie ne peut être parfaite, qu’autant que le Poète & le Musicien conviendront d’avance de représenter la même idée, l’un par des mots & l’autre par des sons. C’est avec toute confiance que je renvoie les gens de goût à la démonstration de cette vérité, & aux charmans exemples que vous en avez donnés.

Quelle autre lecture plus agréable que celle des Éloges de ces illustres Guerriers, vos amis, vos émules, & que, par modestie, vous appelez vos maîtres ! Destiné par votre naissance à la profession des armes ; comptant dans vos ancêtres, de grands Militaires, des Hommes d’État plus grands encore, parce qu’ils étoient en même temps très-grands Hommes de Lettres, vous avez été poussé, par leur exemple, dans les deux carrières, & vous vous êtes annoncé d’abord avec distinction dans celle de la guerre. Mais votre cœur de paix, votre esprit de patriotisme, & votre amour pour l’humanité vous prenoient tous les momens que le devoir vous laissoit ; & pour ne pas trop s’éloigner de ce devoir sacré d’état, vos premiers travaux littéraires ont été des éloges militaires : je ne citerai que celui de M. le Baron de Closen ; & je demande si ce n’est pas une espèce de modèle en ce genre ?

Et le Discours que nous venons d’entendre, n’est-il pas un nouveau fleuron que l’on doit ajouter à vos anciens blasons. La main du goût va le placer, puisque c’est son ouvrage ; elle le mettra sans doute au-dessus de vos autres couronnes.

Je vous quitte à regret, Monsieur ; mais vous succédez à un digne Académicien qui mérite aussi des éloges, & d’autant plus qu’il les recherchoit moins ; sa mémoire, honorée par tous les gens de bien, nous est chère en particulier, par son respect constant pour cette Compagnie. M. de Chateaubrun, homme juste & doux, pieux, mais tolérant, sentoit, faisoit que l’empire des Lettres ne peut s’accroître & même se soutenir que par la liberté ; il approuvoit donc tout assez volontiers, & ne blâmoit rien qu’avec discrétion : jamais, il n’a rien fait que dans la vue du bien, jamais rien dit qu’à bonne intention. Mais il faudroit faire ici l’énumération de toutes les vertus morales & chrétiennes, pour présenter en détail celles de M. de Chateaubrun ; il avoit les premières par caractère, & les autres par le plus grand exemple de ce siècle en ce genre, l’exemple du Prince, aïeul de son auguste élève : guidé, dans cette éducation, par l’un de nos plus respectables Confrères, & soutenu par son ancien & constant dévouement à cette grande Maison, il a eu la satisfaction de jouir pendant quatre générations, & plus de soixante ans, de la confiance & de toute l’estime de ses illustres protecteurs.

Cultivant les Belles-Lettres autant par devoir que par goût, il a donné plusieurs pièces de Théâtre. Les Troyennes et Philoctète ont fait verser assez de larmes pour justifier l’éloge que nous faisons de ses talens. Sa vertu tiroit parti de tout ; elle perce à travers les noires perfidies & les superstitions que présente chaque scène ; ses offrandes n’en sont pas moins pures : ses victimes moins innocentes, & même ses portraits n’en sont que plus touchans : j’ai admiré sa piété profonde par le transport qu’il en fait aux Ministres des faux Dieux. Testor, Grand Prêtre des Troyens, peint par M. de Chateaubrun, semble être environné de cette lumière surnaturelle qui le rendroit digne de desservir les autels du vrai Dieu : & telle est en effet la force d’une ame vivement affectée de ce sentiment divin, qu’elle le porte au loin & le répand sur tous les objets qui l’environnent. Si M. de Chateaubrun a supprimé, comme on l’assure, quelques Pièces très-dignes de voir le jour, c’est sans doute parce qu’il ne leur a pas trouvé une assez forte peinture de ce sentiment auquel il vouloit subordonner tous les autres : dans cet instant, Messieurs, je voudrois moi-même y conformer le mien ; je sens néanmoins que ce seroit faire la vie d’un Saint, plutôt que l’éloge d’un Académicien. Il est mort à quatre-vingt-treize ans : je viens de perdre mon père précisément au même âge ; il étoit, comme M. de Chateaubrun, plein de vertus & d’années : les regrets permettent la parole, mais la douleur est muette.