Discours de réception du comte de Bissy

Le 29 décembre 1750

Claude de THIARD de BISSY

M. le comte de Bissy, ayant été élu par l’Académie française à la place de M. l'Abbé Terrasson, y est venu prendre séance le mardi 29 décembre 1750, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Attaché par mon état, par mon devoir, plus encore par mon inclination, au service d’un Roi digne d’occuper tous les instans de notre vie, j’ai long-temps hésité à briguer la place que vous avez daigné m’accorder. Mais enfin convaincu par des exemples qui sont familiers entre vous, que les armes & la littérature, loin d’être incompatibles, se prêtent souvent un secours mutuel, j’ai osé vous prier de vouloir bien m’associer à vous. Heureux, si un violent amour pour les Lettres, & le désir ardent de vous imiter, pouvoient me tenir lieu de talens, ou du moins les supposer !

Eh ! dans quels lieux, mieux que dans une Compagnie respectable par tant de qualités éminentes, un homme de guerre peut-il espérer de se former l’esprit, de l’enrichir, & d’acquérir des connoissances utiles même à son métier ? Le Soldat, instrument journalier de la gloire des Généraux, y contribue à la vérité par ses fatigues & par son épée ; mais ce n’est pas lui qui transmet à la postérité les projets, les marches, les batailles. C’est par vos pareils, Messieurs, que les grands Capitaines deviennent vraiment célèbres, & que ceux qui aspirent à la gloire des armes, apprennent comment ceux qui les ont précédés y sont parvenus. Que d’exploits ne doit-on pas au désir de voir son nom occuper les historiens ? Si la vertu forme le Héros, ce sont les hommes de Lettres qui le couronnent, & c’est souvent à leur mérite particulier qu’il doit l’époque qui l’immortalise.

Ce ne sont point les combats de Philippe & d’Actium, ce sont les Virgile, les Horace, les Ovide, qui ont fait donner au temps où vécut Octave, le titre pompeux de siècle d’Auguste. Agrippa fut moins utile à la gloire de son Maître en gagnant des batailles, que ne le fut Mécène en protégeant les Lettres. Par la valeur d’Agrippa, la puissance d’Octave élevée sur les ruines de la République, enleva à l’Univers le spectacle des vertus de l’ancienne Rome. Par les bienfaits & par les soins de Mécène, Rome, digne rivale d’Athènes, s’éleva à une supériorité de lumières & de goût, respectée encore aujourd’hui de toutes les Nations.

Par quelle fatalité des jours si lumineux furent-ils si promptement suivis d’une nuit profonde ? Qui jamais eût osé prévoir que le siècle d’Auguste ne feroit que devancer presque immédiatement ces temps qu’on a nommés depuis le bas Empire ? On diroit que la nature, qui s’étoit épuisée en faveur d’Auguste, avoit besoin d’un long repos. La terre entière tomba dans une ignorance qui tenoit de la barbarie. D’épaisses ténèbres enveloppèrent tous les esprits. Enfin un léger crépuscule, qui par sa lenteur & par son peu de force ne laissoit pas espérer un jour bien pur, fit place tout-à-coup à une aurore brillante qui écarta les nuages. Ce fut votre illustre Fondateur, aurore digne d’annoncer le soleil qui alloit éclairer le monde... LOUIS XIV… À l’aspect de cet astre, les objets prirent une face nouvelle ; toute la nature sembla s’épanouir ; un grand homme ne paroissoit que pour en précéder un autre plus grand encore.

Pour donner une idée parfaite de ce Monarque, je crois qu’il suffiroit d’examiner scrupuleusement ce qu’étoit la France quand il prit les rênes du Gouvernement, & ce qu’elle devint sous son règne. Ces deux points bien comparés & bien discutés renferment l’éloge complet de ce grand Prince ; mais ses vertus particulières, ses conquêtes, ses victoires, la capacité & la valeur de ses Généraux dont la mémoire ne mourra jamais, n’auroient pas suffi pour donner à son règne le titre glorieux de siècle de LOUIS XIV, sans les Bossuet, les Fénelon, les Corneille, les Racine, les la Fontaine, & tant d’auteurs dignes d’un nom immortel. D’où sortoient-ils ces hommes merveilleux ? D’entre vous.

Ce siècle si célèbre, dont vous consacrez tous les jours le souvenir, a un avantage sur celui d’Auguste ; c’est que loin de finir, il se renouvelle. Et par qui ? Par le Fils, par le Successeur de LOUIS XIV.

Un homme d’esprit a osé dire que l’extrême politesse étoit une marque presque certaine de la décadence des Empires. Nous voyons le contraire ; jamais la Nation françoise ne fut plus éclairée, la Noblesse plus instruite, plus polie, & jamais elle ne fut plus valeureuse. Ainsi croyons que notre siècle aura sa célébrité comme celui de LOUIS XIV. On pourroit hardiment l’assurer sur la foi de vos talens, Monsieur, & des vertus de votre auguste Protecteur. Eh ! quel Prince fut jamais plus grand, plus humain, plus modeste que celui qui préside à ce siècle nouveau ? Roi, il n’oublie jamais qu’il est homme ; homme, il n’oublie jamais qu’il est Roi. LOUIS dédaignant cette gloire fastueuse, dont l’éclat éblouit & égare souvent le Héros, sûr de lui-même, laisse aux événemens le soin de développer son grand cœur.

Lorsque pressé par nos armes triomphantes l’ennemi trembloit pour ses Capitales, LOUIS ne se mit point à la tête de ses armées, il en abandonna le soin à ses Lieutenans ; mais quand il vit ses frontières menacées, alors ne confiant qu’à lui-même la défense de ses Sujets, LOUIS les rassura par sa présence, & les sauva par ses victoires : véritable héroïsme, qui préfère le titre de Conservateur à celui de Conquérant. Que d’exploits glorieux ont depuis illustré le règne de ce grand Roi ! Mais au milieu des monumens de sa valeur, celui qu’il vient de consacrer à sa clémence, en donnant la paix à l’Europe, sera toujours le plus beau & le plus digne qu’il pût élever à sa gloire.

C’est à vous, Messieurs, d’éterniser la mémoire du règne de LOUIS XV. Et que vous manque-t-il de ce qu’on admiroit dans vos Prédécesseurs ? Ils ne vivent plus que dans leurs Ouvrages ; & lorsque vous ne vivrez plus que dans les vôtres, le siècle de LOUIS XV n’aura pas à redouter le siècle d’Auguste, ni même celui de LOUIS XIV.

Qu’il seroit doux pour moi, Messieurs, de pouvoir contribuer à cette gloire que j’ose vous prédire, ou du moins de diminuer par mon zèle la perte que vous avez faite par la mort de M. l’Abbé Terrasson ! Mais le remplacer sans l’égaler, ce sera plutôt renouveller vos regrets, que les adoucir.

En effet, quel fut mon prédécesseur ? Homme sans fard & sans orgueil, il disoit naturellement son avis, mais ce n’étoit pas avec ce ton d’autorité si fatiguant, & quelquefois si humiliant pour les autres ; il ne cherchoit point à troubler le repos des Sociétés : heureuse égalité que les grands Hommes désirent de mettre dans le monde, & que les gens médiocres s’efforcent continuellement d’en bannir. Philosophe, Grammairien, Géomètre, Critique, Historien : sa Traduction de Diodore de Sicile est un Ouvrage important par les lumières qu’il répand sur l’Histoire ancienne : sa Dissertation sur l’Iliade est un chef-d’œuvre en ce genre. Quoiqu’il ne se fût point adonné à la Poësie, il est aisé de voir qu’il en a connu toutes les délicatesses.

À tant de qualités & à tant de titres que possédoit M. l’Abbé Terrasson, il joignoit un mérite que vous chérissez, & que vous trouverez en moi ; c’est son attachement pour l’Académie, & son assiduité à vos exercices. Mais où il apportoit tant de connoissances, je viendrai en chercher ; je m’instruirai, & il éclairoit ; j’admirerai, & vous l’écoutiez.