Réponse au discours de réception de M. d’Alembert

Le 19 décembre 1754

Jean-Baptiste-Louis GRESSET

Réponse de M. Gresset
Directeur de l'Académie françoise

au discours de M. d'Alembert

 

De l’éloquence de la chaire vers le milieu du dix-huitème siècle

 

Messieurs,

Les esprits d’un ordre supérieur appartiennent à tout ; également citoyens de l’empire des lettres et de celui des sciences, ils passent du portique et du lycée au temple des Muses et des beaux Arts, sans en ignorer la langue, et sans y paroître étrangers. Appelés par la nature, éclairés par le génie, ils s’élancent au-delà des barrières où rampe la foule des beaux esprits sans études, et des savans sans graces ; nés pour être utiles et chers aux hommes, ils ouvrent des routes nouvelles dans le Labyrinthe de la nature, ils étendent la sphère des idées, ils perfectionnent les Arts, ils élèvent des monumens immortels ; et réunissant le savoir à l’agrément, la force et l’élégance, le don de bien penser et le talent de bien écrire, leurs ouvrages les annoncent, leurs succès parlent, et il ne peut être pour eux de plus éloquent éloge que leur renommée.

Telle est, Monsieur, la brillante destinée des grands talens, et la vôtre ; et quand non-seulement la France littéraire, mais toute l’Europe savante applaudit aux suffrages qui vous placent ici, la renommée ne me laisse rien à dire ; d’ailleurs la véritable philosophie ne reçoit qu’impatiemment le tribut des louanges. Supérieure à la vanité qui les désire, à l’adulation qui les prodigue, à la médiocrité qui les dispute, elle ne sait que les mériter, elle craint de les entendre, et par-là même elle force quelquefois l’envie à reconnoître le mérite et à le pardonner.

Dans un jour consacré à la gloire des talens et des succès, pourquoi faut-il mêler la voix de la douleur au langage des applaudissemens ? Vous avez tracé, Monsieur, avec autant de vérité que d’énergie, l’image de l’illustre prélat que l’Académie Françoise vient de perdre ; mais nos regrets sont trop étendus, trop sensibles et trop légitimes pour ne point arrêter encore un moment nos regards sur son tombeau. Quelle perte l’éloquence vient de faire ! Et quel génie lumineux viendra dissiper les profondes ténèbres qui la couvrent ?

Notre siècle n’a que trop de ces esprits médiocres, de ces talens subalternes, qui se croyant sublimes ne peuvent manquer de se trouver éloquens, et d’être pris pour tels par le Vulgaire de tous les rangs. Dans toutes les tribunes, ainsi que dans la plupart des sociétés, on n’a que trop à essuyer ou de cette froide éloquence prétendue, qui n’est qu’une stérile abondance de mots, un vain étalage de raisonnemens sans principes et sans objet, un chaos d’idées et de sentimens sans force et sans chaleur, ou de cette éloquence ridicule qui n’est que le langage foible du bel esprit, le jargon fastidieux de l’antithèse, et la manie puérile de mettre tout en épigrammes. Pour assurer à notre siècle une suite nombreuse de pareils déclamateurs, il ne faut que deux qualités qui malheureusement ne sont pas prêtes à manquer, la merveilleuse facilité de parler long-temps sans avoir rien à dire, et la confiance intrépide qui accompagne toujours les talens médiocres et les beaux esprits sans génie.

Mais qui nous rendra le vrai talent de parler avec raison, avec force, avec utilité, le génie mâle et majestueux, sensible et pénétrant, simple et sublime, dont Athènes et Rome ont laissé des monumens que le dernier siècle a peut-être surpassés parmi nous, et que le nôtre n’atteint plus ? Qui nous rendra sur-tout l’éloquence de la chaire, ce talent si rare, si difficile et si souvent usurpé, ce talent le premier de tous, par la nécessité, la grandeur et la supériorité de son objet ? Qui nous rappellera les orateurs puissans, les modérateurs de l’esprit humain, les maîtres des passions elles-mêmes, les Ministres vraiment dignes d’annoncer aux hommes la vérité éternelle, l’unique vérité devant qui la terre doit rester en silence avec ses maîtres et ses sages ? Enfin, qui ranimera les cendres de l’orateur illustre que nous regrettons aujourd’hui, le dernier qui nous restoit du siècle de l’éloquence véritable, et dont les talens avoient balancé quelquefois les succès de Massillon ? Il avoit comme lui recueilli, dans cette compagnie l’héritage et la place de Bossuet et de Fléchier. Nous voyons nos pertes, nous les pleurons, et nos larmes sont d’autant plus justes, que les dédommagemens sont devenus plus rares, et que l’éloquence sacrée attend encore ici un restaurateur.

Malgré le faux axiome respecté dans les écoles, et proscrit par le goût, vous avez eu raison de dire, Monsieur, qu’on ne doit la grande éloquence qu’aux dons lumineux, à l’impulsion rapide de la nature, et non au pesant secours des règles, ni au pédantisme des préceptes. Le génie ne s’apprend ni ne se copie. Mais à cette vérité j’en dois ajouter une plus essentielle encore, et que la mémoire de M. l’Évêque de Vence rappelle naturellement pour sa gloire et pour l’instruction de ses imitateurs. Les dons de la nature, à quelque degré de perfection qu’on les suppose, ne sont pas suffisans. Le génie lui-même n’est point encore assez pour un Ministre de la parole sainte ; il n’a rien, il n’arrive à rien, s’il ne joint aux talens et au génie l’autorité de l’exemple et l’éloquence des mœurs. On n ’inspire point ce qu’on ne sent pas vivement ; il faut être convaincu pour convaincre, et agir pour persuader. Avec toute l’élévation des idées, toutes les graces de l’expression et toute la force du sentiment, on est bien foible contre les passions d’autrui, quand on est soupçonné de les partager, quand on n’est annoncé que par la vanité, le désir de plaire, et la profonde ambition.

Ce ne fut point sous de pareils auspices que M. l’Évêque de Vence entra dans la carrière. Rempli des grandes vérités du christianisme, nourri de l’étude des livres saints, il n’eut de guide que la religion elle-même. Ses talens pour la chaire furent bientôt proclamés par la voix publique, et ses succès décidés. Il n’étoit point de ces prédicateurs frivoles et méprisables, qui à la face des autels même, cherchant moins les palmes du sanctuaire, que les lauriers des spectacles, viennent montrer qu’ils ne savent que le langage du monde, ne veulent que lui plaire, et n’emportent de nos temples aux yeux du christianisme et de la raison, qu’une gloire sacrilège et des succès ridicules. Ses discours énergiques et sensibles, embellis par toutes les graces extérieures du talent, recevoient un nouveau poids, une autorité nouvelle, de la réputation de sa vertu. Solitaire paisible, philosophe chrétien, sans cabale, sans protecteurs, attendu par un peuple nombreux, et sans avoir mendié d’auditeurs, du fond de sa retraite il venoit apporter la lumière, dévoiler les chimères du monde, les illusions de l’amour-propre, les petitesses de la grandeur, la foiblesse des esprits forts, le néant de la sagesse humaine ; il venoit consoler l’infortune, attendrir la prospérité, apprendre aux impies à trembler, aux incrédules à adorer, aux grands à mourir, aux hommes à s’aimer ; il étoit pénétré, il touchoit. Il n’appartient qu’à la vertu réelle que donne et consacre la religion, d’élever cette voix impérieuse qui soumet la raison, qui fait taire l’esprit, qui parle au cœur, et commande le devoir.

La gloire qu’il ne cherchoit pas, vint le trouver dans la solitude, et l’illustrer sans changer ses mœurs. Arrivé à l’Épiscopat sans brigues, sans bassesses et sans hypocrisie, il y vécut sans faste, sans hauteur et sans négligence. Ce ne fut point de ces talens qui se taisent dès qu’ils sont récompensés, de ces bouches que la fortune rend muettes, et qui se fermant dès que le rang est obtenu, prouvent trop qu’on ne prêche pas toujours pour des conversions. Dévoué tout entier à l’instruction des peuples confiés à son zèle, il leur consacra tous ses talens, tous ses soins, tous ses jours. Pasteur d’autant plus cher à son troupeau, que ne le quittant jamais, il en étoit plus connu. Louange rarement donnée, et bien digne d’être remarquée. Dans le cours de plus de vingt années d’épiscopat, M. l’Évêque de Vence ne sortit jamais de son diocèse, que quand il fut appelé par son devoir à l’assemblée du clergé. Enfin plein d’années, de vertus et de gloire, il est mort pleuré des siens, comme un père tendre, honoré et chéri, expire au milieu des gémissemens d’une famille éplorée, dont il emporte l’estime, la reconnoissance et les regrets.

L’éloge des morts ne seroit pas plus utile que la critique des vivans, s’il n’étoit une leçon pour ceux qui restent. Souvenons-nous donc, en regardant ce tombeau, que les lettres et les talens n’ont de réelle et durable gloire que quand la raison et la religion y sont unies. À la voix de ces cendres encore éloquentes, que la noble émulation s’enflamme dans tous ceux qui osent se destiner à l’éloquence, en quelque genre que ce soit. On se plaint qu’elle dégénère ; mais que la nature seule soit consultée et suivie, que le goût de l’étude renaisse, que le cœur inspire, que la raison parle, alors l’éloquence véritable s’élèvera dans toutes les tribunes. Laisserions-nous enlever cette palme du génie à la splendeur d’un empire, qui sous les lois heureuses du plus grand des Monarques, réunit tous les lauriers des talens et des Arts, et tous les titres immortels qui consacrent la gloire du maître et le bonheur des sujets ?