Discours de réception de Charles Pinot Duclos

Le 26 janvier 1747

Charles PINOT DUCLOS

M. Duclos, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Mongault, y est venu prendre séance le jeudi 26 janvier 1747, et a prononcé le discours qui suit :

 

Du perfectionnement des langues

 

Le soin de polir et de perfectionner la langue n’a d’autre objet que de rendre l’esprit exact et précis.

Les langues, qui paroissent l’effet du hasard et du caprice, sont assujéties à une logique d’autant plus invariable, qu’elle est naturelle et presque machinale. C’est en les développant qu’on éclaircit les idées ; et rien ne contribue tant à les multiplier, que de le ranger dans leur ordre naturel. En remontant aux principes communs des langues, on reconnoît, malgré le préjugé contraire, que leur premier avantage est de n’avoir point de génie particulier ; espèce de servitude qui ne pourroit que resserrer la sphère des idées. La langue françoise, élevée dans Corneille, élégante dans Racine, exacte dans Boileau, facile dans Quinault, naïve dans La Fontaine, forte dans Bossuet, sublime aussi souvent qu’il est permis aux hommes de l’être, prouve, assez que les langues n’ont que le génie de ceux qui les emploient. Quelque langue que ces hommes illustres eussent adoptée, elle auroit reçu l’empreinte de leur génie ; et si l’on prétend que le caractère distinctif du françois est d’être simple, clair et naturel, on ne fait pas attention que ces qualités sont celles de la conversation, qu’elles sont nécessaires au commerce intime des hommes, et que le françois est de tous le plus sociable. Quelques peuples paroissent avoir cédé à leurs besoins naturels, en formant des sociétés ; il semble que le françois n’ait consulté que le plaisir d’y vivre.

C’est par-là que le françois est devenu la langue politique de l’Europe. Des nations policées ont été obligées de faire des lois, pour conserver leur langue naturelle dans les actes publics. La nécessité fait étudier les langues étrangères ; on se fait même honneur de les savoir : il seroit honteux d’ignorer le françois, qui, chez ces mêmes peuples, fait partie de l’éducation commune. Je suis très-éloigné de vouloir fonder notre gloire sur la destruction de celle de nos rivaux, et d’abuser de leur exemple en l’imitant ; mais il m’est permis de ne pas dissimuler ici de pareilles vérités.

On ne sauroit donc trop, Messieurs, reconnoître le soin que vous prenez de perfectionner une langue si générale et dont l’étendue même est le plus grand obstacle au dessein de la fixer, du moins autant qu’une langue vivante peut être fixée ; car il faut avouer que le caprice, qui ne peut rien sur les principes généraux, décide continuellement de l’usage et de l’application des termes. Les auteurs de génie doivent, à la vérité, ralentir les révolutions du langage ; on adopte et on conserve long-temps les expressions de ceux dont on admire les idées, et c’est l’avantage qu’ils ont sur des écrivains qui ne seroient qu’élégans ou corrects ; mais enfin tout cède au temps et à l’inconstance : un travail aussi difficile que le vôtre renaît continuellement, puisqu’il s’agit de déterminer l’état actuel et l’état successif de la langue. Que d’objets ne faut-il pas embrasser à-la-fois, lorsqu’on voit dans un même peuple les différentes conditions former presque autant de dialectes particuliers ! Il faut l’attention la plus suivie, la discussion la plus fine, le discernement le plus sûr pour découvrir et faire apercevoir le véritable usage des termes, assigner leur propriété, distinguer des nuances qui échappent à des yeux ordinaires, et qui ne sont saisies que par une vue attentive, nette et exercée. Il arrive nécessairement alors que les idées se rangent dans un ordre méthodique ; on apprend à distinguer les termes qui ne sont pas faits pour s’unir, d’avec ceux dont l’union naturelle modifie les idées et en exprime de nouvelles. C’est ainsi qu’un petit nombre de couleurs primitives en forment une infinité d’autres également distinctes ; en s’appliquant à parler avec précision, on s’habitue à penser avec justesse.

Tels sont, Messieurs, les services que vous rendez aux lettres, aux sciences et aux arts ; vos lumières se communiquent de proche en proche à ceux même qui ne croient pas vous les devoir. Il est vrai que les services continus sont ceux qui conservent le moins d’éclat ; mais les bienfaiteurs généreux ne s’informent pas s’il y a des ingrats, et l’ingratitude marquée ne sert pas moins que la reconnoissance de monument aux bienfaits.

Quelque grands que soient les vôtres, non ne devoit pas moins attendre d’une compagnie où Corneille, Racine, Bossuet, Fénélon, La Fontaine, Boileau et La Bruyère, et tant d’autres grands hommes dictoient les préceptes, et prodiguoient les exemples dans leurs ouvrages qui sont les vrais Mémoires de l’Académie françoise ; et ce qui fait le comble et la preuve de leur gloire, leurs disciples ont été des hommes dignes d’être leurs successeurs.

Le premier1, dont les jours sont si chers, je ne dis pas à l’Académie, un tel homme appartient à l’Europe, semble n’avoir pas assez vécu pour la quantité et le mérite de ses ouvrages. Esprit trop étendu pour pouvoir être renfermé dans les bornes du talent, il s’est maintenu au milieu des lettres et des sciences dans une espèce d’équilibre propre à répandre la lumière sur tout ce qu’il a traité ; il mérita, presque en naissant, des jaloux ; mais ses ennemis ont succombé sous l’indignation publique, et s’il en pouvoit encore avoir, on les regarderoit comme des aveugles qui n’exciteroient plus que la compassion.

Corneille et Racine sembloient avoir fixé les places, et n’en plus laisser à prétendre dans leur carrière. Vous avez vu l’auteur d’Electre, de Radamiste et d’Atrée, s’élever auprès d’eux. Quand les places sont une fois marquées, l’esprit peut les remplir ; il n’appartient qu’au génie de les créer.

Les étrangers jaloux de la littérature françoise et qui semblent décider la supériorité en notre faveur, par les efforts qu’ils font pour nous la disputer, ne nous demandoient qu’un poème épique. L’outrage qui fait cesser leur reproche doit augmenter leur jalousie.

Molière et Quinault avoueroient les ouvrages de ceux qui ont marché sur leurs traces ; quelques-uns ont ouvert des routes nouvelles, et leurs succès ont réduit les critiques, à n’attaquer que le genre.

Des savans qui connoissent trop les hommes pour ignorer qu’il ne suffit pas d’être utile pour leur plaire, et que le lecteur n’est jamais plus attentif que lorsqu’il ne soupçonne pas qu’on veuille l’instruire, présentent l’érudition sous une forme agréable.

Des philosophes, animés du même esprit, cachent les préceptes de la morale sous des fictions ingénieuses et donnent des leçons d’autant plus sures, qu’elles sont voilées sous l’appât du plaisir ; espèce de séduction nécessaire pour corriger les hommes à qui le vice ne paroit odieux que lorsqu’ils le trouvent ridicule.

Ceux qui unissent ici un rang élevé à une naissance illustre, seroient également distingués, si le sort les eût fait naître dans l’obscurité. Occupé de leurs qualités personnelles, on ne se rappelle leurs dignités que par réflexion, et l’Académie n’en retire pas moins d’utilité que d’éclat ; semblables à ces palais d’un architecture noble, où les ornemens font partie de la solidité.

Tant de talens divers, des conditions si différentes doivent avoir pour lien nécessaire et pour principes d’égalité, une estime réciproque qui vous assure celle du public. Vous faites voir qu’il faut être digne de l’attention, quand on en devient l’objet. L’admiration n’est qu’un mouvement subit que la réflexion cherche à justifier et souvent à désavouer ; les hommes n’accordent une estime continue que par l’impossibilité de la refuser, et leur sévérité est juste à cet égard. L’esprit doit être le guide le plus sûr de la vertu ; on ne pourroit la trahir que par un défaut de lumières, quelques talens qu’on eût d’ailleurs, et ce n’est qu’en pratiquant ses maximes, qu’on obtient le droit de les annoncer.

 

  1. Fontenelle.