Discours de réception de Jacques-Ignace de La Ville

Le 15 septembre 1746

Jean-Ignace de LA VILLE

M. l’Abbé de La Ville, ayant été élu par l’Académie française à la place de M. Mongin, Évêque de Bazas, y est venu prendre séance le jeudi 15 septembre 1746, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Des circonstances qui ne dépendoient pas de moi, m’avoient fait suspendre l’hommage public que j’ai l’honneur de vous rendre aujourd’hui ; mais enfin il m’est permis d’entrer en possession de la place que vous avez daigné m’accorder, & cet événement sera l’époque la plus flatteuse de ma vie.

Si pour mériter cette place distinguée, il ne falloit qu’en connoître tout le prix, l’avoir désirée avec ardeur, & être disposé en remplir exactement tous les devoirs, j’entreprendrois, Messieurs, de justifier votre choix. Je me borne à réfléchir avec complaisance sur l’avantage d’être associé à vos travaux & à votre gloire ; mais sans perdre de vue l’intervalle qui me sépare encore de vous, & tout ce qui me manque pour réparer la perte que vous avez faite de M. l’Évêque de Bazas.

Il n’avoit que dix-neuf ans lorsque ses talens pour la Chaire furent publiquement applaudis. Trois Prix d’Éloquence, obtenus par vos suffrages, donnèrent ensuite à sa réputation une consistance solide ; & ce fut à la justice que vous lui aviez rendue, qu’il dut le choix qu’on fit de lui pour l’éducation de deux grands Princes.

Les dignités & les honneurs qui trop ordinairement servent de prétexte à l’oisiveté, furent pour M. l’Abbé Mongin un engagement pour des occupations plus vives & moins interrompues ; & ce n’est point à lui qu’on a pu reprocher qu’il avoit cessé d’instruire au moment que son état lui en avoit imposé l’obligation. Élevé à l’Épiscopat, il a fait, pour l’édification des peuples confiés à son zèle, un usage constant & utile de l’art de persuader, dont il avoit appris parmi vous les principes & les règles. Enfin illustre Académicien & Prélat vertueux, il a mérité vos regrets & ceux de son Diocèse.

Je ne me flatte pas, Messieurs, de pouvoir remplacer auprès de vous M. l’Évêque de Bazas. Il vous imitoit, & je ne puis que vous admirer ; au lieu de la fécondité & de l’agrément de son imagination, de l’étendue & des lumières de son esprit, de l’élégance & de la force de ses expressions, de la délicatesse & de la solidité de son goût ; je n’ai à vous offrir que des désirs & de la docilité, foible compensation de tout ce que vous avez perdu.

C’est à vous, Messieurs, à me rendre digne de la grace que vous m’avez faite, & c’est dans vos assemblées que je vais tâcher d’apprendre cet art sublime de penser & de s’exprimer, qui fait le caractère de la véritable éloquence, & qui n’est pas moins nécessaire au Négociateur qu’à l’Orateur.

Les Romains en étoient si persuadés, qu’ils employoient le même terme pour signifier l’une & l’autre de ces deux fonctions.

C’est aussi par cette raison qu’un Ministre en qui le mérite se perpétue avec l’ancienneté de la noblesse, & dont le nom annonce tout à la fois le citoyen désintéressé, l’homme d’État & l’homme de Lettres, a bien voulu en cette occasion si intéressante pour moi, encourager les vues de mon ambition ; il a parfaitement senti que pour être plus en état d’exécuter ses ordres, & de répondre à la confiance dont il m’honore, j’avois besoin de vos leçons ; & il a souhaité que je fusse à portée de les recevoir.

En effet, Messieurs, il n’est peut-être point de profession qui exige autant que celles qui ont rapport au Ministère étranger, une grande supériorité de talens & de connoissances ; il est sur-tout essentiel à tout Négociateur de posséder exactement notre Langue, puisque par vos soins & par vos ouvrages elle est devenue dans toutes les Cours le lien nécessaire de société, & de correspondance entre les Administrateurs des intérêts publics.

Votre Fondateur, ce célèbre restaurateur de la belle Littérature & de la saine politique, ne porta peut-être pas si loin ses espérances, lorsqu’il établit cette Compagnie d’Hommes choisis, destinée à perfectionner la raison & le langage.

Vous savez, Messieurs, que les annales de notre Monarchie renferment peu de Ministères aussi difficiles que celui du Cardinal de Richelieu ; mais elles ne nous offrent aucun Ministre qui ait conçu & exécuté des projets si hardis & si vastes pour la gloire de son Maître & de sa Nation.

Affermir l’autorité royale sur la ruine des factions étrangères & des cabales domestiques ; entretenir la confiance & l’amitié entre des Nations toujours jalouses & souvent injustes ; concilier les intérêts les plus opposés ; proportionner ses discours & ses démarches aux préjugés & aux passions d’autrui ; ménager avec art des esprits prévenus & des cœurs indociles ; ralentir l’impétuosité des uns, échauffer la nonchalance des autres ; ne développer ses idées & ses vues que par des progrès successifs, & avec toute la dextérité convenable pour en faciliter le dénouement, mais sans s’écarter des loix essentielles de l’honneur & de la vérité ; réparer les fondemens de la tranquillité publique, ébranlée par l’esprit d’ambition & de vengeance ; discuter le sort des Empires, en prévenir la décadence, ou en accélérer les révolutions, & préparer ces événemens d’éclat qui changent tout-à-coup la scène du monde, & qui lui donnent de nouveaux maîtres : tels furent les grands objets qui occupèrent constamment ce fameux Ministre ; & pour les remplir avec gloire & succès, quelles qualités ne réunissoit-il pas en lui seul ?

Discernement sûr, éloquence naturelle, application au travail, facilité à s’expliquer avec précision, grace & sentiment ; esprit de détail &de combinaison, fidélité dans les correspondances, sagacité dans les conjectures, décence dans la représentation, noblesse dans les procédés, élévation dans le génie, prudence dans les délibérations, activité dans les entreprises, persévérance dans l’exécution, secret sans dissimulation, & dignité sans fausse gloire, connoissance des hommes pour leur parler à propos, & des affaires pour les traiter avec avantage. En un mot, Messieurs, votre Fondateur possédoit cet assemblage précieux de talens, de lumières & de force, qui le rendirent toujours supérieur aux événemens, aux dignités & à la jalousie.

Votre établissement ne fut pas un desmoindres traits de sa politique ; & il auroit recueilli par avance le fruit de ses travaux, s’il avoit prévu le degré de perfection où parviendroient la Langue & la Littérature Françoise, & cette espèce d’empire universel qu’elles exercent aujourd’hui en Europe.

Votre Fondateur, Messieurs, fut dignement remplacé par M. le Chancelier Seguier, Magistrat aussi respectable par sa probité que par ses lumières ; mais il étoit réservé à LOUIS XIV d’achever, par sa protection & par ses bienfaits, l’ouvrage immortel dont le Cardinal de Richelieu avoit jetté les fondemens.

Vous le retrouvez ce Monarque véritablement grand dans l’héritier de son sceptre, de sa gloire & de ses vertus.

Ne vous attendez pas, Messieurs, que je vous représente ici le Vainqueur de Fontenoi, le Conquérant de la Flandre, du Brabant & du Hainault. C’est à vous à transmettre à tous les âges & à toutes les Nations, cette bataille à jamais mémorable, & tous les exploits militaires qui, sans le secours de l’Histoire & des beaux Arts, ne seroient guère connus que de ceux qui en auroient été les Héros, les spectateurs, ou les victimes. Peignez des plus vives couleurs la guerre ce fléau cruel, mais quelquefois inévitable, qui, suivant les points de vue différens sous lesquels on l’envisage, est ou la gloire ou la honte, mais toujours la destruction de l’humanité.

Pour moi, Messieurs, témoin des principes d’équité & de modération qui dirigent les résolutions du Roi, je ne vous parlerai que de ses vertus pacifiques.

Quelque justifié qu’il soit aux yeux de la raison & de l’impartialité, des calamités d’une guerre qu’on l’oblige de continuer; quelque inépuisables que soient ressources qu’il peut se promettre de la justice de sa cause, de la droiture de ses intentions, de la fermeté de son courage, de la sagesse de ses conseils, de la valeur de ses troupes, & de l’amour de ses Sujets ; il ne cherche qu’à faire oublier le Roi conquérant, pour ne montrer que le Roi pacificateur.

Rappelez-vous, Messieurs, ce moment si flatteur, où quatre Nations liguées contre lui venoient enfin, après un combat opiniâtre, de succomber sous l’effort de ses armes. Quel sentiment prévalut alors dans le cœur de ce Prince magnanime ? Il s’attendrit sur le sort des vaincus, prêt à arrêter le cours de ses victoires, puisque leur sang devoit en être le prix ; je fus moi-même chargé de leur porter des paroles de paix, lorsqu’ils étoient encore agités des premiers mouvemens de leur consternation ; & j’eus la satisfaction de voir dans cette conjoncture si critique, ce que j’avois toujours remarqué en d’autres occasions ; que si la France a des ennemis & des envieux, son Roi trouve parmi les envieux même, & les ennemis de sa puissance, des admirateurs & des Panégyristes.

Quel spectacle plus touchant que celui de son entrée triomphante dans les Villes récemment soumises à sa domination ? Les peuples paroissoient donner une attention médiocre à l’éclat & à la pompe de la Majesté Royale, pour n’ériger des trophées qu’à la générosité du Roi. Ce n’étoit point un hommage forcé, c’étoit un tribut sincère, que leur respect, leur amour, & leur reconnaissance payoient avec empressement au meilleur de tous les Princes. Notre magnificence ne faisoit sur ces peuples qu’une légère impression, ils ne nous envioient que notre Maître, & ils craignoient uniquement qu’en les assujettissant à ses loix, la Providence ne leur eût accordé qu’une faveur passagère.

Veuille le Ciel, sensible à nos vœux aux besoins des Nations, répandre dans l’ame des autres Souverains, cet esprit d’humanité, de douceur & de conciliation qui éternise la mémoire des bons Rois, & qui fait le repos, la sûreté & le bonheur public.

Que ce sanctuaire de l’éloquence retentisse sans cesse des justes éloges de votre auguste Protecteur, qui, sans craindre la guerre, désire sincèrement la paix ; & qui, ne redoutant aucun de ses ennemis, voudroit les avoir tous pour alliés.

Quelle gloire pour moi, Messieurs, si, guidé par vos leçons & par vos exemples, je puis concourir dans la suite à un travail si digne de votre zèle, & pour lequel le cœur doit fournir à l’esprit de grandes facilités, & d’abondantes ressources.