Discours de réception de Pierre de Bernis

Le 29 décembre 1744

François-Joachim de PIERRE de BERNIS

M. l'Abbé de Bernis, ayant été élu par l’Académie française à la place de M. l'abbé Gédoyn, y est venu prendre séance le mardi 29 décembre 1744, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

C’est au besoin mutuel que les hommes ont de s’éclairer, qu’il faut rapporter l’établissement de toutes les Sociétés Littéraires ; & c’est au sage établissement de ces mêmes Sociétés, qu’on doit fixer dans toutes les Nations l’époque la plus certaine des progrès de l’esprit humain. Le Lycée & le Portique furent dans la Grèce les berceaux de la Philosophie & de l’Éloquence. Les Académies de la Grèce devinrent les écoles des Romains.

Personne n’ignore que les Lettres florissantes sous le règne d’Auguste, languirent bientôt après lui sous l’oppression de la tyrannie, & périrent enfin dans les secousses violentes qui ébranlèrent l’Empire Romain. Les Arts ne triomphent que dans les temps de prospérités ; & les talens endormis dans le sein de la nature, ne s’éveillent presque jamais qu’à la voix des Princes bienfaisans ; maximes confirmées par l’Histoire de tous les Peuples, & en particulier par celle des Francois. On sait que Charlemagne ranima les Sciences & les Arts assoupis depuis long-temps ; mais à sa mort, leur sommeil létargique recommença, & ne fut interrompu qu’après la prise de Constantinople. Alors les Savans de la Grèce, chassés par Mahomet second, cherchèrent un asile en Italie. Insensiblement les ténèbres de la barbarie se dissipèrent, & le bon goût rendu à l’Europe, commença à effacer les traces profondes de l’ancienne domination des Goths.

L’Italie marqua la première, avec éclat, le moment de la renaissance des Arts ; elle enfanta presque à la fois des Philosophes, des Historiens, des Poëtes, des Peintres, des Sculpteurs, & passa rapidement des commencements aux progrès, & des progrès à la perfection.

Alors les Grands d’Italie, pour étendre la gloire naissante des Lettres, ouvrirent leur Palais aux talens, & fondèrent un grand nombre d’Académies, dont les plus célèbres fleurissent encore aujourd’hui. Les Arts qui s’étendirent par degré dans l’Europe, devoient naturellement se répandre en foule dans la France ; mais le moment de son triomphe n’étoit pas encore arrivé. François premier mérita le titre de Restaurateur des Lettres. Marot, sous son règne, réforma la Poësie ; mais cette brillante aurore annonçoit en vain un siècle plus éclairé. Le génie François demeura renfermé dans le cercle étroit des Ballades & des Rondeaux, tandis que l’Italie & le Portugal enfantoient des Poëmes épiques. L’ignorance étoit alors un titre de noblesse ; nous ne connoissions d’autre gloire que celle de vaincre nos ennemis ; nous ignorions encore le noble avantage d’instruire nos concitoyens.

Enfin le voile qui enveloppoit la France se déchira. Le même siècle produisit un Philosophe qui enseigna au monde à raisonner ; un Ministre qui apprit aux Rois à connoître leur puissance ; un Poëte qui nous découvrit les ressorts des grandes passions, & l’art de faire parler les grands Hommes.

Le Cardinal de Richelieu, dont le coup d’œil étoit si prompt & si sûr, jugea que l’âge brillant de la France alloit commencer. Il mesura d’un seul regard la carrière immense que Descartes feroit parcourir à l’esprit humain, & l’espace que rempliroit le génie du grand Corneille. Persuadé que les esprits inventeurs n’éclairent que rapidement leur siècle, & que souvent ils laissent après eux autant de ténèbres qu’ils en avoient dissipé ; il résolut de jetter les fondemens d’une Compagnie, où le savoir & le goût, les connoissances & les talens fussent rassemblés ; où dans une égalité parfaite, les gens du monde s’instruisissent avec les Savans, & les Savans se polissent avec les gens du monde. Il comprit que cette union assureroit de la gloire aux Grands, de la protection aux Écrivains, & favoriseroit également la culture des Arts, & le progrès de la politesse des mœurs. Il imagina sagement, que le désir d’être admis dans un Corps si respectable, exciteroit autant d’émulation pour la vertu que pour la gloire ; & qu’enfin l’Académie Françoise, en adoptant dans la suite d’autres Sociétés Littéraires, opposeroit une barrière impénétrable à l’ignorance & au mauvais goût. Le succès répondit aux vues du grand Armand. Le Temple des Muses s’éleva sous les yeux de son Fondateur ; & l’émulation qui développe & perfectionne les talens, se réveilla de toutes parts. La procession des Lettres devint honorable. Racan, ce fameux Disciple de Malherbe, s’illustra, en ajoutant aux titres de sa Maison le titre d’Académicien.

Bientôt après on vit le grand Condé combattre & écrire comme César. La Rochefoucauld, Bussi, Saint-Évremond, achevèrent enfin de convaincre les gens de qualité, que ce n’est pas le titre d’Auteur, mais la manière de l’acquérir, qui peut les déshonorer ; que rougir d’écrire, c’est rougir de penser, c’est être honteux d’éclairer son siècle.

Le préjugé qui condamnoit les femmes à l’ignorance, fut enfin détruit. La Suze la Sablière, la Fayette, Sévigné, Ville-Dieu, Deshoulières, apprirent à leur sexe que les connoissances ne nuisent point aux graces, que souvent elles y ajoutent ; & que s’il est toujours avantageux d’avoir de l’esprit, il n’est jamais ridicule de le cultiver.

C’est par cette communication réciproque des gens du monde & des gens de Lettres, par cet échange continuel des agrémens & des connoissances, que la Langue Françoise parvint à ce degré d’élégance, de pureté & de force où la portèrent bientôt les Bossuets, les Despréaux, les Racines & les Fléchiers. Marquer les progrès de l’esprit sous le règne passé, c’est faire l’Histoire de l’Académie Françoise.

LOUIS XIV, ce Monarque à qui le Ciel, par une faveur presque unique, avoit donné dans tous les états & dans toutes les processions, de grands Hommes pour sujets, démêla bientôt les causes du rétablissement du goût ; il en rapporta l’origine à l’Académie Françoise, & en l’honorant de sa protection, il voulut que l’éclat de la récompense marquât l’importance du service. Ce grand PRINCE n’ignoroit pas que les mœurs s’adoucissent à mesure que les esprits s’éclairent. Ainsi, Messieurs, quand il vous ouvrit son Palais quand il vous reçut au pied du Trône, il attendit de l’exemple de vos vertus, autant d’avantages pour la société, que vos Ouvrages en avoient procuré à l’empire des Lettres. Il recueillit le fruit de ses espérances. L’Académie Françoise, dès son établissement, avoir prouvé dans l’examen du Cid, qu’on peut juger un Ouvrage avec sévérité, sans manquer d’égard pour la personne de l’Auteur ; la différence de la critique & de la satire est marquée si clairement dans cet examen rigoureux, que la probité déformais ne peut plus les confondre.

Ne semble-t-il pas, Messieurs, à la sagesse de vos jugemens, que votre second Protecteur, ce Chef respectable de la Justice, vous ait laissé en partage l’esprit d’équité & de modération ? Héritiers de cet esprit, vous le communiquez à tous ceux que vous daignez adopter. Le Juvénal du siècle passé apprit parmi vous à tempérer l’amertume de son style. Le hardi critique d’Homère donna à la Mure de notre siècle des leçons de politesse qu’il auroit dû recevoir d’elle. Ainsi, Messieurs, vous êtes tout à la fois les modelles des Écrivains estimables, & l’exemple des bons Citoyens.

Ce double éloge vous rappelle nécessairement le souvenir de l’illustre Académicien, à qui j’ai l’honneur de succéder. Homme de Lettres & Homme du monde, il avait partagé sa vie entre les travaux de l’étude & les douceurs de l’amitié. Admirateur des Grecs & des Romains, il en devint l’heureux interprète ; ses traductions ressemblent aux belles copies de l’antiquité, qui font revivre dans un travail moderne, le feu & l’esprit de l’original ancien. Sensible aux agrémens de la Société, M. l’Abbé Gédoyn porta & conserva dans le monde un cœur droit, une ame simple ; & par un contraste assez rare, il unit à la chaleur la plus vive dans les contestations, un fond inépuisable de bonté & de douceur. On a besoin, pour louer les Hommes vulgaires, d’emprunter les ornemens de l’Éloquence ; la simplicité des faits suffit à l’éloge du vrai mérite. M. l’Abbé Gédoyn rendit des services aussi importans à la république des Lettres, que ses Ancêtres en avaient rendu à l’État dans les emplois du Ministère & de la Guerre, pendant l’espace de plus de trois siècles. Il eut des amis à qui il fut fidelle ; il en est regretté ; leurs larmes sincères honorent plus sa mémoire qu’un vain tribut de louanges.

Vous m’avez choisi, Messieurs, pour succéder à cet Homme célèbre ; puissai-je un jour répondre à vos vues ! Je sai qu’en m’associant à votre gloire, vous avez moins prétendu couronner mes foibles talens, que les encourager. Ma jeunesse qui me rend plus capable de profiter de vos leçons, loin de me nuire, a parlé en ma faveur. Vous vouliez sans doute faire asseoir parmi vous, dans le même jour, un des Maîtres de la Langue Françoise, & adopter un élève. Je pénètre vos intentions : vous marquez par vos bienfaits les tributs que vous exigez de ma reconnoissance ; je connois déja le genre d’ouvrage auquel vous me destinez ; je vois le Héros que je dois célébrer ; vos vœux seront remplis : recevez mes engagemens, daignez les porter aux pieds du Trône de votre auguste Protecteur. Oui, Messieurs, à votre exemple, je consacre dès aujourd’hui toutes mes veilles, tous mes travaux, au Défenseur des Rois, au Père du peuple, au Héros de la guerre, à l’Ange de la paix.