Réponse au discours de réception de l’abbé de Radonvilliers

Le 26 mars 1763

Paul d’ALBERT de LUYNES

Réponse de M. le cardinal de Luynes
au discours de M. l'abbé de Radonvilliers.

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le samedi 26 mars 1763

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

La modestie n’est souvent, Monsieur, qu’un raffinement très-délicat de l’amour propre ; il est si adroit à nous surprendre, qu’il se cache quelquefois sous le voile de la vertu même qui lui est la plus contraire.

Ayant été à portée de connoître votre cœur dans la liberté d’un commerce particulier, je sais que votre modestie est aussi simple & aussi vraie que votre caractère ; que la nécessité seule peut vous forcer à produire des talens que vous avez acquis sans prétention, & dont vous ne faites cas qu’autant qu’ils vous mettent plus à portée de bien remplir vos devoirs.

Un Prélat qui occupoit un rang éminent dans l’Église vous avoit attaché à sa personne ; il étoit trop pénétrant, & vous étiez trop souvent sous ses yeux, pour que votre mérite pût lui échapper ; il le connut, lui rendit justice, & vous eûtes bientôt son estime & sa confiance ; il vous ouvrit ainsi la voie pour arriver à la place que vous occupez. Qu’il est flatteur, Monsieur, de n’arriver aux places que par des voies si pures !

Être associé à l’éducation de ces augustes Princes qui sont l’appui du Trône & de l’amour de la Nation, y avoir été destiné par le choix d’un Monarque qui fait si bien discerner & apprécier le mérite ; avoir obtenu l’approbation de leur auguste Père, Prince qui possède éminemment tous les talens & toutes les qualités dont il devoit juger en vous ; avoir justifié par votre conduite un choix si éclairé ; n’est-ce pas, Monsieur, avoir réuni tous les titres qui pouvoient faire désirer à l’Académie de vous acquérir.

En effet, Messieurs, l’amour de nos Rois & de la Patrie, c’est ce qui fait l’essence de notre établissement. Cette immortalité à laquelle notre devise nous dévoue, n’est pas la nôtre ; c’est celle de nos Monarques & de nos Princes, dont notre Compagnie célébrera à jamais les vertus & les grandes actions. Avec quelle satisfaction ne devons-nous donc pas voir assis aujourd’hui parmi nous, un de ceux qui sont destinés à préparer dans d’illustres rejetons du Trône, la matière de nos éloges !

Je ne retoucherai point, Monsieur, un portrait qui vient de sortir de vos mains si ressemblant, & orné de tant de graces. Je me contenterai de remarquer que M. de Marivaux s’est proposé dans ses Ouvrages de corriger les vices & les ridicules des hommes, en les amusant ; de se servir de leur frivolité même pour leur donner des leçons de vertu & de sagesse, & de délasser & égayer quelquefois leur esprit par ces productions ingénieuses, animées par le sel d’une plaisanterie fine & délicate.

Si les Pièces de Théâtre & les Romans ne servoient, Messieurs, qu’à corriger les hommes & qu’à les rendre vertueux, ils deviendroient aussi utiles qu’ils sont dangereux. Mais qu’il est difficile de réussir dans ce projet ! Il faut peindre les passions pour en faire sentir tout le désordre ; la corruption de la nature saisit avidement la ressemblance du portrait, & elle voit toujours la passion en beau, même sous les traits dont on la surcharge.

M. de Fontenelle faisoit cas, Messieurs, de l’esprit de M. de Marivaux, & M. de Marivaux le regardoit comme son maître. On a reproché à M. de Fontenelle de n’avoir point rendu assez de justice à la naïveté & à la simplicité avec laquelle la nature exprime le sentiment, d’avoir assujetti à la méthode un genre d’éloquence qui n’en connoît point, & d’avoir quelquefois fait briller l’esprit où il n’étoit question que de laisser parler le cœur.

M. de Marivaux en voulant imiter son modèle, mit souvent trop de délicatesse & de finesse dans ses pensées & dans la manière de les exprimer. Il intéressa cependant ; & son esprit, pour le dédommager, ce semble, du tort qu’il lui faisoit, lui fournit les couleurs & les pinceaux pour peindre la nature ressemblante, pour en saisir les situations les plus vraies & les plus touchantes, pour développer dans ses Écrits ce cœur si honnête, si vrai, si sensible, qui faisoit le fond de son caractère. Porté par son génie à épuiser tous les sujets qu’il traitoit, il entra souvent dans trop de détails ; mais il en relevait la langueur par tant de ce que justesse & par tant de graces, qu’il a mérité que ses Ouvrages, après avoir été applaudis par ses Concitoyens, aient encore obtenu le suffrage d’une Nation savante & éclairée. En faisant traduire les Ouvrages de M. de Marivaux, & en multipliant les éditions, elle a fait sans doute un éloge bien flatteur de ses talens ; mais elle y a mis le dernier trait, en le prenant pour son maître & pour son modèle dans ce genre d’écrire.

Avoir amusé le monde pendant quelques années, eût été, Messieurs, pour M. de Marivaux un avantage bien inutile à l’heure de la mort. Dans ce moment où tout ce qui étoit humain alloit cesser pour lui, il chercha dans sa foi une consolation qu’elle seule pouvoit lui donner ; il mourut en Chrétien. C’est, Messieurs, à ce point seul que se réduit ce qu’il y a de solide dans l’éloge des plus grands Hommes.

En remplaçant, Monsieur, celui que nous regrettons, vous ne nous laissez rien à désirer. Venez prendre séance parmi nous aussi souvent que des devoirs plus essentiels pourront vous le permettre ; quoiqu’absent de nos assemblées, vous travaillerez pour notre gloire.

En effet, Messieurs, apprendre à des Princes destinés au Trône à respecter & à pratiquer la Religion ; leur donner des leçons d’humanité, de vertu, & de sagesse ; former en eux ces connoissances, ce goût qui les rendent des Protecteurs généreux & éclairés des talens & des Gens de Lettres ; c’est avoir mieux mérité de la Patrie, que ne l’ont fait tous les Savans qui ont illustré notre Compagnie par leurs Ouvrages.

Vous nous entretiendrez, Monsieur, quelquefois des heureuses dispositions de ces augustes Enfans. En nous instruisant des rapides progrès de leur éducation, vous nous ferez connoître tout ce qu’on doit attendre de leur heureux naturel, cultivé par des mains aussi vertueuses qu’habiles. Ce ne seront point, Monsieur, de ces heureux présages liés par la flatterie, ou embellis par l’éloquence. Nous n’avons point encore essuyé les larmes que nous a coûté la mort d’un Prince qui, semblable à ces arbres précoces qui se couvrent de feuilles & de fruits dans la saison où tout languit encore dans la nature, nous avoit montré dans l’enfance les vertus de l’âge mûr. Si une éducation qui n’étoit qu’ébauchée, pour ainsi dire, a rendu ce Prince digne de tous nos regrets, une éducation suivie& portée à sa perfection, ne rendra-t‑elle pas les Princes qui nous restent, dignes de tout notre amour ?

Puissent ces augustes Enfans perpétuer pendant une longue suite de générations le bonheur & la gloire de notre Monarchie ! Qu’ils retracent à nos yeux la bonté, la douceur, l’humanité d’un Monarque qui aime ses Sujets comme ses enfans, & qui désire qu’ils le regardent comme leur père ; que leur conduite soit une vive image des vertus dont leurs augustes parens leur donnent & les leçons & les exemples ! La plus grande grace que le Ciel puisse, Messieurs, accorder à une Nation, c’est de lui assurer une longue suite de bons Rois.