Réponse au discours de réception de Gui-Jean-Baptiste Target

Le 10 mars 1785

Louis-Jules MANCINI-MAZARINI, duc de NIVERNAIS

Réponse de M. le duc de Nivernois
au discours de M. Target

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 10 mars 1785

PARIS LE LOUVRE

     Monsieur,

On sait que l’objet essentiel de l’Académie françoise dans ses choix, est de récompenser les travaux & les succès purement littéraires. Mais si les exceptions à un usage bien fondé doivent être rares, elles ne sont pas interdites & il peut y avoir des circonstances qui les autorisent légitimement. Vous en offrez un exemple, Monsieur, & jamais l’Académie ne s’est mieux conformée qu’aujourd’hui aux réglemens de son auguste Protecteur. Ils lui prescrivent de faire la plus scrupuleuse attention à n’admettre que des sujets d’une réputation intacte, qui n’aient fait de leurs talens qu’un emploi digne d’estime à tous égards, & dont les mœurs & les productions soient également irrépréhensibles. Voilà vos titres, Monsieur, & ils sont assez beaux pour assurer à votre élection le suffrage public.

Vous succédez parmi nous à un homme qui né avec un cœur sensible, une imagination féconde & une mémoire heureuse, sources ordinaires de l’amour du travail, a peu travaillé cependant & s’est, pour ainsi dire, borné à penser & à sentir. Comme homme d’esprit il a passé sa vie dans l’exercice des belles facultés qu’il réunissoit ; comme homme de Lettres il en a fait peu d’usage ; mais tout ce qu’il a écrit a été comme sa conversation marqué au coin d’une sensibilité exquise & d’un goût délicat.

Tels sont les Mémoires qu’il a lus à l’Académie des Belles-Lettres, cette Compagnie distinguée en tout genre de Littérature où le goût & l’élégance ornent si souvent les recherches de l’érudition. Presque toutes les dissertations de M. l’Abbé Arnaud ont pour objet la Langue des Grecs : cette belle langue dont les mots s’étendant se nuançant se ramifiant selon la nature des objets qu’ils ont à peindre, deviennent de véritables tableaux ; cette langue toujours sonore dont les inflexions variées à l’infini produisent une harmonie enchanteresse ; cette langue enfin qui fait voir tout ce qu’elle articule & qui, comme dit Lascaris, est aux Sciences et aux Arts ce que la lumière est aux couleurs. C’est ainsi qu’en parle M. l’Abbé Arnaud dans son discours sur les langues, & j’emploie avec plaisir ses propres expressions qui font connoître à quel point il étoit sensible à toutes les beautés du langage de Platon. Sa prédilection pour les Ouvrages de cet éloquent Philosophe étoit de l’enthousiasme ; & quiconque a connu M. l’Abbé Arnaud n’en sauroit être surpris : ce qui est surprenant c’est qu’avec une imagination prompte à s’exalter, avec un penchant presque invincible à se passionner, il ait pu devenir un Juge non pas froid, mais équitable dans un Ouvrage périodique auquel il a travaillé pendant quelques années sous le titre de Journal Étranger. Aussi l’a-t-on vu avec regret abandonner une carrière plus intéressante aujourd’hui que jamais.

En effet dans un temps où le progrès des connoissances inspire à tout le monde le goût & l’émulation du savoir, mais où tout le monde n’a pas le temps ou n’a pas la patience d’étudier, les Journaux sont utiles, peut-être même nécessaires & l’emploi de Journaliste est digne d’être exercé par les meilleurs esprits. Il est même bien intéressant qu’il ne tombe jamais en d’autres mains. Il importe souverainement aux Lettres & aux mœurs que le Journaliste réunisse des qualités dont l’assemblage n’est pas commun ; la pureté du goût & les trésors du savoir, le mérite du style & sur-tout autant de justice dans le cœur que de justesse dans l’esprit ; car le Journaliste exerce une sorte de ministère public & légal. C’est un Rapporteur qui, après avoir fait le dépouillement des matériaux dont il extrait la substance, ne peut sans prévarication rien déguiser rien exagérer ni rien omettre. Ses fonctions sont de rigueur, & il doit être impassible comme la Loi. Il est coupable si l’esprit de satire ou celui de partialité lui font pallier ou aggraver des fautes, s’il s’attache malignement à relever les défauts, ou si entraîné par quelque affection particulière il ne s’occupe qu’à faire valoir les beautés. Mais celui qui ne perdant jamais de vue ses devoirs & la dignité de son emploi, n’offre au Lecteur que des analyses exactes & précises des résultats clairs & légitimes des conclusions judicieuses & impartiales ; celui-là mérite la reconnoissance des Auteurs, des Lecteurs & de la République des Lettres.

Tels étoient les Leclerc, les Basnage, les Bayle, qui dispenseroient de lire les Ouvrages intéressans dont ils rendent compte s’ils n’en excitoient en même temps la curiosité.

Tel aussi s’est montré M. l’Abbé Arnaud comme Journaliste ; & je m’étendrois volontiers sur les éloges qui lui sont dus à cet égard, si je ne craignois de blesser la modestie d’un Confrère, son ami & son Coopérateur, qui m’entend & qui parage nécessairement l’éloge comme il a partagé le travail.

M. l’Abbé Arnaud vif impétueux & communicatif à se répandre dans la Société, & il y attiroit bientôt l’attention par des qualités brillantes qu’il développoit volontiers : ainsi je n’ai rien à apprendre au Public sur son caractère. On sait assez ce qu’étoit M. l’Abbé Arnaud, & que tout ce qu’il étoit il l’étoit avec ardeur ; ardent ami de ses amis & ardent amateur de tous les Arts ; passionné pour la Peinture, pour la Musique, pour la Poésie même, dont il a cependant quelquefois dit du mal , & passionné sur-tout pour l’Éloquence. Il la préféroit à tout, & cette préférence pouvoit bien n’être pas tout à fait désintéressée ; car il étoit éloquent lui-même. Sa conversation pleine de chaleur étoit pathétique persuasive entraînante. Peut-être a-t-il manqué à sa vocation, & il sembleroit que la Nature l’avoit destiné à se distinguer dans cet Ordre « aussi ancien que la Magistrature, aussi noble que la vertu, aussi nécessaire que la Justice, qui seul entre tous les états, fait se maintenir dans l’heureuse & paisible possession de son indépendance ».

J’emprunte comme vous le voyez, Monsieur, les expressions de l’illustre d’Aguesseau pour désigner la carrière que vous avez remplie avec tant d’éclat, tantôt brillant d’une lumière douce qui éclaire sans éblouir, & tantôt faisant éclater les foudres de la Loi sur l’injustice & sur la fraude à travers le voile ténébreux dont elles s’enveloppent.

S’agit-il de peindre la candeur, l’innocence & la vertu ? elles s’animent sous vos pinceaux d’un coloris d’autant plus touchant qu’il n’a rien d’exagéré. S’agit-il de discuter ou d’éclaircir des intérêts compliqués, dont la complication même laisse à toutes les parties le droit d’une confiance légitime dans leurs prétentions ? la politesse & la modération sont sur vos lèvres & dans vos écrits. Mais s’il faut démasquer l’hypocrisie, déceler la vexation, repousser l’usurpation, défendre le foible opprimé contre l’oppresseur puissant, plus de ménagemens alors, plus d’indulgence ; rien n’arrête le Patron de l’innocence & de la vérité dans la poursuite du crime & de l’artifice. Ainsi jadis la Tribune aux Harangues vit l’Orateur Romain s’abandonner sans réserve à toute sa véhémence pour confondre un Catilina, pour dénoncer un Verrès, pour avilir un Clodius, pour dévouer un Antoine à l’animadversion publique. Grâce à la douceur de’ nos mœurs & au perfectionnement de notre Police, un Orateur François a peu d’occasions de se livrer à ces grands mouvemens qui portent l’indignation & l’effroi dans les cœurs. Son ministère est plus doux, & l’exercice n’en est peut-être que plus difficile.

Combien de causes aussi délicates que célèbres où il faut réunir la véhémence & la retenue, l’énergie & la modération, le courage de la sincérité & les égards de la politesse !... L’Avocat est coupable s’il affoiblit les moyens de ses cliens ; il est blâmé s’il manque d’égards pour ses adversaires. L’aménité la décence doivent régner parmi nous au Barreau comme dans la Société. L’Éloquence peut en être gênée ; mais les mœurs y gagnent, & même au milieu de ces entraves l’Art Oratoire diversifiant ses moyens sait encore parvenir à son but. Il substitue le langage de la raison à celui de la passion ; & des déductions claires, des argumens méthodiques qui mettent la vérité dans tout son jour, facilitent aux Tribunaux l’application de la Loi dans les affaires les plus compliquées. Les prestiges de la déclamation, les illusions de l’enthousiasme ont perdu leur crédit.

C’est ainsi que dans les beaux jours de l’Aréopage, Athènes vit ce Tribunal révéré proscrire avec rigueur tous ces artifices de discours qu’un siècle moins vertueux accrédita dans la suite, & qui sont aussi propres à colorer le mensonge qu’à faire valoir la vérité. Aujourd’hui (& c’est l’honneur de notre siècle) le Public plus avare de son estime que de ses applaudissemens, ne l’accorde qu’aux productions qui montrent le vrai & qui respirent l’honnêteté. Il n’écoute, avec cette confiance avec cette sécurité si honorable pour un Orateur, que celui dont la droiture la délicatesse & la candeur sont connues, celui dont le nom seul est un préjugé de la justice des causes qu’on lui voit défendre. Tel est, Monsieur, le complément des belles qualités qui vous ont acquis la haute considération dont vous jouissez ; car ce n’est point par les talens seuls qu’elle s’acquiert : le talent, le génie même ne donnent que la célébrité : la considération est le prix des talens réunis aux vertus de la sagesse jointe au génie : grande & utile vérité que fait si bien sentir votre Ouvrage sur la Censure cette Magistrature morale qui ne peut s’exercer que dans un Corps où l’honneur & la liberté règnent ensemble. Remplir avec scrupule tous les devoirs que prescrit la délicatesse, tandis qu’on exerce de grands talens appliqués à des objets utiles : voilà ce qui attire, ce qui assure l’estime & la confiance publiques ; & c’est à ce double titre, Monsieur, que vous avez obtenu ces sentimens si flatteurs. Ils sont la juste récompense de votre conduite toujours pure, aussi bien que de vos productions toujours semblables à votre conduite.

Personne n’oubliera la belle journée du 12 novembre 1774 qui après quatre années d’un silence également courageux & modeste, rendit votre voix à vos Cliens & unit votre triomphe à celui de la Magistrature entière : jour mémorable où la France attendrie vit son jeune Roi dans l’auguste appareil de son autorité tutélaire & entouré de cœurs reconnoissans, rendre aux vœux de la Nation les anciens Dépositaires d’une confiance que le temps seul peut établir !

Dix ans se sont écoulés depuis cette grande époque ; & durant ces dix années, portion considérable de la vie humaine, tous les jours ont été marqués par vos travaux & par vos succès. Il est temps d’y mettre une borne, Monsieur, vous ne pouvez plus rien ajouter à la considération que vous avez si justement acquise. Venez goûter dans le Temple des Muses ce loisir honorable qu’accompagne la dignité. Venez en jouir, Monsieur, dans le sein d’une Compagnie Littéraire où vous ne pouvez trouver que des amis, parmi des hommes qui savent apprécier le mérite & chérir la vertu.

Dans son discours sur les langues.