Réponse au discours de réception du marquis de Condorcet

Le 21 février 1782

Louis-Jules MANCINI-MAZARINI, duc de NIVERNAIS

Réponse de M. le duc de Nivernois
au discours du marquis de Condorcet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 21 février 1782

PARIS LE LOUVRE

 

Monsieur,

Le sévère, mais judicieux Tacite , félicitoit son siècle d’avoir su conserver, malgré sa corruption, l’antique et respectable coutume de célébrer les hommes dignes des regards de leurs contemporains, & du souvenir de la postérité.

Il applaudiroit parmi nous à une Compagnie, qui soigneuse d’entretenir dans son sein le sentiment de la fraternité, se fait un devoir religieux de consacrer la mémoire des morts, & de signaler l’adoption de leurs successeurs par des éloges ; Discours qui ne sont, à vrai dire, que l’expression de nos regrets, & la justification de nos choix. Sans exagération, sans flatterie & sans partialité, ils doivent rendre aux talents, & plus encore aux vertus, un hommage simple & sincère. Disons toujours la vérité au Public : & que serviroit de la lui déguiser ? Nos paroles n’ont de valeur qu’en proportion de leur conformité avec ses jugemens. Je ne crains pas qu’il me désavoue dans la double fonction dont le sort me charge aujourd’hui ; je ne parlerai que d’après lui-même, & je ne lui présenterai qu’un abrégé de ses propres opinions.

Lorsque j’ai reçu, dans ce même lieu, le digne Confrère que vous remplacez aujourd’hui, Monsieur ; lorsque, rendant compte au Public des justes motifs de notre adoption, j’ai payé aux Ouvrages & à la personne de M. Saurin le tribut d’estime qui leur est dû, j’étois loin de prévoir qu’un jour ce seroit à moi d’exprimer aussi les regrets que sa perte nous cause : la force de son tempérament & la délicatesse du mien, ne me permettoient pas de le craindre. Dernièrement encore, tout nous promettoit de jouir long-temps de la douceur de son commerce & de l’exemple de ses vertus. Ses vertus étoient sans faste, son commerce étoit sans épines. Une certaine pétulance dans la dispute, donnoit à sa société quelque chose de piquant, sans y rien mêler de fâcheux : c’étoit de la vivacité, & non pas de l’orgueil. On dit que dans la jeunesse de M. Saurin cette effervescence alloit presque jusqu’à une espèce d’emportement ; mais la Raison l’avoit réduite à n’être que de la vivacité ; & sous cette forme plus douce, il l’a conservée jusqu’à son dernier jour. C’est que l’âge, en altérant ses forces physiques, a toujours respecté ses forces morales ; il ne diminuoit en lui ni la vigueur de l’ame, ni la fermeté de la Raison ; il n’arrêtoit pas même l’exercice des talents.

M. Saurin, jouissant toujours d’un goût pur, d’une belle mémoire, d’une imagination féconde, étudioit, composoit avec succès à la fin de sa vie, comme on voit quelquefois le chêne antique & courbé par les orages, pousser des rejetons vigoureux & verdoyants. Son esprit & son caractère n’ont jamais rien perdu de leur énergie ; & sachant allier à l’énergie la circonspection & la mesure, ce qui est si rage & si digne d’éloge , il n’a jamais rien outré, rien exagéré, même dans la culture de la Sagesse & de la Philosophie.

Je n’en dirai pas davantage, Monsieur. Je ne dois pas m’étendre sur une matière que vous avez traitée ; & je dois laisser à M. Saurin l’avantage si précieux aux yeux de l’Orateur Romain , celui d’être loué par un homme louable. C’est par ses pairs qu’on doit être jugé, & tout le monde n’a pas droit d’apprécier un homme de mérite.

Cette pensée m’arrête au moment de parler de vous, Monsieur ; je sens mon insuffisance pour un pareil sujet. Comment pourrois-je parler dignement du genre d’étude où vos succès vous assurent une place si distinguée ? Je sais que vos Ouvrages mathématiques sont écrits du style le plus pur, le plus élégant même ; car chaque matière a son élégance, qui suit toujours la précision & la netteté des idées : mais ils parlent une langue qui ne m’est pas familière, & loin d’être en état de les apprécier, je suis à peine à portée de les admirer. L’Europe savante les admire, cela vaut mieux pour votre gloire, & les vains efforts de mon ignorance ne pourroient pas vous flatter. Je ne parlerai donc ni de ces recherches profondes & sublimes auxquelles votre modestie a donné le nom d’Essais, ni de cette précieuse Collection où vos travaux se mêlent à ceux de vos Confrères, & où laissant aux Sciences exactes leurs hiéroglyphes sacrés, vous préférez judicieusement dans vos extraits le soin d’en assurer aux Savants la jouissance pleine & entière, à la gloire d’en procurer une demi-intelligence au commun des Lecteurs. Mais il m’est permis d’applaudir aux beaux Éloges qui accompagnent et qui ornent votre Histoire de l’Académie. Le simple goût des bonnes Lettres suffit pour sentir avec quel art l’Éloquence et la Philosophie s’y réunissent pour instruire & pour attacher tout-à-la-fois : vaste & noble carrière où Fontenelle s’est immortalisé, où il étoit si difficile de se distinguer après lui, & où, sans l’imiter, vous vous placez au même rang. Bientôt, Monsieur, le Public s’empressera d’aller vous entendre prononcer dans le Sanctuaire des Sciences l’Éloge d’un Ministre désintéressé simple et modeste, dont le caractère étoit la douceur, dont le système étoit la modération, & dont l’égalité d’ame résistant à la postérité comme l’adversité, s’est maintenue sans altération dans toutes les vicissitudes d’une longue vie : homme précieux à l’État & cher au Roi, qui l’honorent de leurs regrets ; homme enfin à qui les Sciences, les Lettres & les Arts, doivent le tribut de leur reconnoissance. Son portrait tracé de votre main, Monsieur, sera fidèle & vrai, & le monument que vous élèverez à sa gloire ajoutera encore à la vôtre qui est déjà assurée par tant de titres.

Tacite, Vie d’Agricola, au commencement.

Retinuit, quod est difficillimum, ex sapientia modum. (Tacite, Vie d’Agricola).

Cicéron, Lettres familières, Liv. 15, Lett. 6.