Réponse au discours de réception de l’abbé Trublet

Le 13 avril 1761

Louis-Jules MANCINI-MAZARINI, duc de NIVERNAIS

Réponse de M. le duc de Nivernois
au discours de M. l'abbé Trublet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 13 avril 1761

PARIS LE LOUVRE

     Monsieur,

Des principes vertueux, une conduite irréprochable, et des ouvrages utiles, tels sont les titres dont la réunion assure et justifie les suffrages de l’Académie, tels étaient vos droits à la place que vous y venez occuper aujourd’hui. Ce n’est pas dire assez, Monsieur, vous aviez des droits- plus particuliers encore dans l’esprit d’analyse, dans la sagacité la finesse la précision qui caractérisent le recueil de vos ouvrages. Ces qualités dont l’usage fréquent fait le mérite propre de vos écrits, vous appelaient naturellement à nos travaux où elles sont si nécessaires pour le juste discernement des idées et pour l’exacte définition de leurs signes.

Quand l’Académie ouvre ses portes à un poète célèbre, à un philosophe distingué, à un de ces génies créateurs qui étonnent leur siècle, elle, couronne un héros, et s’honore de remplir d’avance l’office de la postérité ; d’autres fois elle aime à s’enrichir par l’incorporation d’un citoyen utile, par l’acquisition d’un cultivateur industrieux ; et c’est dans cet esprit, Monsieur, qu’elle attend de vous une assiduité constante à ses assemblées. Vous aurez sous les yeux, dans le lieu où elles se tiennent, les images honorées de ces hommes1 dont votre cœur conserve si chèrement le souvenir, dont vos ouvrages consacrent si souvent la mémoire. Peut-être devez-vous vous défendre d’y fixer trop exclusivement vos regards et vos hommages. Peut-être si les mânes de nos grands poètes pouvaient animer la toile qui représente leurs traits, les verriez-vous appelant à vous-même de quelques-uns de vos jugements, vous demander un peu plus de sensibilisé pour leur talent, un peu moins de partialité pour vos amis et vos maîtres. La maxime de M. de la Rochefoucault n’est que trop vraie ; « l’esprit est souvent la dupe du cœur » ; et en matière d’opinion, l’attachement pour les personnes est quelquefois une source d’erreur. C’est un écueil dont j’ai à me préserver moi-même en ce moment où je dois entretenir le public de l’homme illustre auquel vous succédez ici, Monsieur, et auquel m’unissaient les liens les plus chers. Ainsi je ne me permettrai pas de dire tout ce que j’aime à penser de lui ; je suis trop près du sujet pour être orateur, je ne serai que témoin.

Je m’interdirai donc les justes éloges que je pourrais donner aux campagnes et au ministère de M. le Maréchal de Belle-Isle ; je ne me suis jamais trouvé dans les armées qu’il commandait, et ma faible santé m’avait privé de mes droits au service et aux honneurs militaires longtemps avant que le Département de la Guerre lui fût confié ; mais quiconque a servi l’État en quelque genre que ce soit, n’a pu marcher dans la carrière sans y rencontrer des vestiges du zèle et des talents de M. de Belle-Isle. J’ai vu dans les cours d’Allemagne, où il avait soutenu nos intérêts avec éclat, sa personne chérie , son nom respecté, et les traces après quinze ans subsistantes de la confiance et de l’estime universelles qu’il avait acquises par sa manière de négocier ; elle était, comme son caractère, généreuse, droite, courageuse et sincère, sans variation parce que ses principes étaient fixes, sans équivoque parce que ses vues étaient nettes, sans inquiétude parce qu’il connaissait toute l’abondance et la sûreté de ses moyens, sans impatience parce qu’il savait que les affaires ont un point de maturité qu’il faut attendre et qu’il est dangereux de prévenir. J’aimerais à m’étendre sur cette partie de son éloge qui ne serait pas sans utilité pour ceux qui se dévouent au noble métier des négociations : métier si difficile à bien faire, difficile même à bien étudier. Mais je n’usurperai pas ici les droits de l’histoire, et je dois me borner à peindre l’homme.

La plus grande simplicité personnelle au milieu du faste de la représentation la plus brillante, la plus grande facilité de mœurs dans la société malgré l’austérité dont il se revêtait souvent dans les affaires, le plus grand éloignement de toute prétention joint à cette noble sécurité que donne l’expérience de soi-même, une égalité continuelle dans le traitement avec ses amis, dans la politesse avec tout le monde, une activité aussi ingénieuse qu’infatigable à servir ceux qui lui remettaient leurs intérêts, un amour de la règle et de la subordination qui allait, pour ainsi dire, jusqu’au fanatisme, tels m’ont paru les traits distinctifs de cet homme respectable, qui touchait presqu’à sa soixante-dixième année quand j’ai commencé à le connaître. À cet âge, après cinquante années de labeurs non interrompus, son goût pour les affaires n’était point usé, son ardeur pour le travail n’était point ralentie, la mémoire meublée de tout ce qui lui avait passé par les mains ou sous les yeux, n’avait rien perdu de cette immense collection dont les matériaux rendaient son entretien précieux pour quiconque cherche à s’instruire. On pouvait, on devait l’interroger avec confiance, parce qu’il aimait à répandre ses trésors. Il étendait ses récits avec plus ou moins de complaisance en raison de la distance des temps, et les anecdotes les plus reculées étaient celles qu’il se plaisait le plus à détailler. Ainsi il parlait très-volontiers de ce qu’il avait fait jadis, rarement de ce qui l’occupait actuellement, jamais de ce qu’il méditait de faire, et par-là communicatif sans indiscrétion, circonspect sans resserrement, il joignait la sage prudence d’Ulysse à la douce conversation de Nestor. Il s’exprimait avec cette facilité entraînante que donne la parfaite possession des matières qu’on traite ; il écrivait avec cette clarté qui est la vraie élégance du style des affaires, non pas avec cette élégance qui est le fruit de l’art, de l’étude, et du raffinement de l’esprit. M. le Maréchal de Belle-Isle n’ignorait rien de ce qu’il avait dû apprendre ; mais il n’avait rien appris de ce qu’il pouvait ignorer, et il semble qu’on pourrait lui appliquer ces beaux vers :
Excudent alii spirantia molius aera, Eneid.L.6.

dans lesquels Virgile peignant d’un trait le génie du peuple romain, abandonne aux autres peuples l’exercice des talents et des arts qui embellissent la société. Mais sans cultiver les Lettres, M. de Belle-Isle était bien loin de les dédaigner, et il honorait sincèrement ceux qui les cultivent. La ville de Metz possède un monument précieux de son amour pour les Lettres dans cette Académie née sous ses yeux, formée par ses soins, fondée par ses bienfaits, dont il a dirigé toutes les vues, tous les travaux vers l’utilité publique. C’est là, c’est à cet objet sacré que M. de Belle-Isle rapportait tous ses vœux, toutes ses pensées, tout son être. Pénétré de l’amour de la patrie, ce beau sentiment prenait chaque jour en lui de nouvelles forces en s’unissant à celui de la reconnaissance, vertu dominante dans son cœur où les services reçus se traçaient en caractères ineffaçables. Il avait fait une éclatante fortune ; il se voyait comblé de dignités et d’honneurs. Les travaux, les fatigues, les dangers, les traverses qui avoient payé d’avance son élévation, il aimait à les compter pour rien ; et persuadé que les bienfaits de la patrie (qui en effet ne doit rien parce qu’on lui doit tout) sont toujours sans proportion avec les services qu’on peut lui rendre, ses emplois ses dignités ses richesses ne lui paraissaient qu’une dette dont l’acquittement exigeait le sacrifice de là vie entière.

J’oserai dire ici qu’il l’avait pleinement acquittée cette dette immense, en donnant à la patrie, à la mère commune, un fils vraiment digne d’elle ; en cultivant, en perfectionnant par une excellente éducation son excellent naturel , en l’envoyant chez les Nations voisines concilier à la jeunesse française la bienveillance des étrangers, en le rendant susceptible de l’estime publique dans un âge qui n’a droit d’aspirer encore qu’a de l’indulgence. Ce fils si cher était devenu mon fils… Hélas ! je n’ai joui qu’un instant de cette heureuse adoption. Arraché d’entre nos bras par une mort aussi prématurée qu’honorable, s’il est vrai que la durée de la vie doive se mesurer par son usage, il a vécu assez puisqu’il a eu le temps d’acquérir du mérite, d’obtenir de l’estime, d’atteindre même jusqu’à la réputation : consolation suffisante pour l’amour propre, peut-être pour la Philosophie, mais bien faible pour le sentiment ! Je ne reconnais que trop cette affligeante vérité qui me force au silence, et je sens qu’il est des plaies que le temps ne cicatrise pas assez pour qu’on puisse jamais ainsi sans les rouvrir.

1. M. de Fontenelle et M. de la Motte.