Réponse au discours de réception de Jean-Gilles du Coëtsloquet

Le 9 avril 1761

Louis-Jules MANCINI-MAZARINI, duc de NIVERNAIS

Réponse de M. le duc de Nivernois
au discours de l'évêque de Limoges, Mgr Coëtlosquet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 9 avril 1761

PARIS LE LOUVRE

     Monsieur,

L’usage antique et sacré d’honorer les morts par des éloges publics dont la perspective flatteuse semble étendre la durée de la vie par-delà ses bornes réelles, est une des plus salutaires et des plus consolantes institutions de l’humanité. Trop négligée par les législations modernes, cette sainte et utile coutume n’a presque d’asyle assuré que dans les Sociétés littéraires, qui l’ont rendu dans leur sein non pas une distinction pour quelques-uns, mais un bien commun auquel chaque individu a un droit égal : sage et judicieux règlement dans la République des Lettres où les travaux n’ont pas besoin d’éclat pour être estimés, où le mérite n’a pas besoin de célébrité pour être senti, où les citoyens souvent par goût souvent par modestie, d’autres fois par la nature de leurs occupations échappent aux regards de leur siècle, et laissant ignorer leurs talents à la renommée se laisseraient ignorer eux-mêmes à la postérité.

Tel fut pendant longtemps M. l’Abbé Sallier, auquel vous succédez aujourd’hui parmi nous, Monsieur, et tel il aurait été toute sa vie, si l’emploi distingué que lui confia un Ministre( ) qui veillait avec soin et avec amour, à l’honneur et au progrès des Lettres, ne l’avait arraché à cette douce et honorable obscurité où l’amour de l’étude l’avait concentré.

Les hommes qui joignent sa modestie au mérite, (vous devez le savoir mieux que personne, Monsieur,) ne se développent aux yeux de leurs contemporains que par degrés, et proportionnément aux circonstances qui les forcent à se produire. C’est ainsi que M. l’Abbé Sallier devenu Garde de la Bibliothèque Royale, ne parut dès le premier instant neuf à aucune des fonctions de cet emploi, ni inférieur à aucun des talents qu’il exige. Établi, pour ainsi dire, le Pontife du Temple des Lettres, il fut consulté tous les jours, et ne rendit jamais que des réponses claires et satisfaisantes. Personne ne réclama en vain son secours pour être initié aux mystères de l’érudition ; et quiconque le prit pour guide eut lieu de s’attacher à lui par les nœuds de la reconnaissance. Dans ces jours où le dépôt commis à ses soins était ouvert à la curiosité publique, si quelquefois surchargé d’une foule de questions et de demandes toujours pressantes et souvent indiscrètes, il se trouva obligé de prendre un ton sévère et peut-être voisin de la sécheresse, ce ton étranger à son caractère naturel ne fut jamais en lui qu’extérieur et momentanée ; il le déposait en fermant la Bibliothèque, comme Agricola, en descendant de son Tribunal, et il rentrait dans sa société avec ces qualités aimables qui l’y faisaient chérir. Il n’y portait que celles de son cœur ; il n’y étalait jamais les richesses de son esprit ; on ne voyait en lui que de la simplicité, de la douceur, de la gaieté, de la modestie. Il parlait peu, écoutait volontiers, fuyait la dispute, et semblait ignorer qu’il fût en état d’instruire : le monde ne connaissait en lui qu’un homme aimable ; le savant ne se trouvait qu’à la Bibliothèque ou dans les Académies. Exact à remplir tousses devoirs, il était aussi assidu à nos assemblées, qu’empressé à satisfaire et même à prévenir les vœux de tous ses confrères relativement aux secours littéraires qu’ils pouvaient attendre de lui. Aussi emporte-t-il tous nos regrets ; et pour diminuer la douleur que sa perte nous cause, il ne fallait pas moins que la consolation dont vous nous faites jouir, Monsieur, en prenant parmi nous la place qu’il a laissée vacante.

Permettez-moi de déceler ici les secrets de votre âme. Vous ne l’avez point recherchée, Monsieur, cette place que nous vous décernons avec tant de joie ; mais vous la recevez avec reconnaissance et avec résignation en même temps, comme faisant partie du noble et honorable fardeau que vous portez. Vous savez que c’est un de nos droits ; et ce n’est pas le moins cher à notre cœur, de voir assis parmi nous celui qui chargé de la fonction la plus importante et la plus difficile à bien remplir dans une Monarchie, pose les fondements de la félicité publique dans l’âme de ceux que la Providence destine à en être les dispensateurs...

Les larmes qui coulent de vos yeux, Monsieur, l’attendrissement public qui y répond et que je ne puis m’empêcher de renouveler par l’expression de ma propre douleur, déclarent assez quel heureux fonds s’était offert à vos premières leçons, quel droit nous avions d’en attendre le bonheur de notre postérité la plus reculée. Heureux les enfants de nos enfants ! heureux ceux dont les yeux ne sont pas encore ouverts ! Nous n’aurons pas la barbarie de leur apprendre un jour toute la-grandeur de la perte qu’ils viennent de faire, nous leur épargnerons le tableau de l’affliction générale donc nous sommes les malheureux témoins. Ils ignorent combien notre cœur a été déchiré par la douleur de notre auguste Monarque, par les pleurs de sa vertueuse épouse, par les gémissements d’un père et d’une mère qui ne connaîtraient jamais que les délices d’une prospérité non interrompue, si dans l’ordre suprême les tribulations n’étaient souvent les compagnes et l’épreuve de la vertu la plus pure… Arrêtons-nous ; respectons des plaies trop profondes et trop récentes : tirons un voile sur ces objets de douleur, et levons les yeux vers les doux objets de consolation que le Ciel offre à vos soins, Monsieur, et à notre tendresse.

Adorés d’avance par une Nation dont le caractère distinctif est l’amour du Sang Royal, nos jeunes Princes ont contracté par-là en naissant une dette dont vous leur apprendrez à s’acquitter. Vous assurerez. leur bonheur et celui de la Nation, en formant leur esprit par l’étude des bonnes Lettres, et leur cœur par les sentiments de la Religion : cette Religion sainte qui semble particulièrement descendue du Ciel pour l’instruction des Princes, à qui elle apprend que tous les hommes sont frères, qu’ils sont tous soumis aux mêmes lois, qu’ils seront tous jugés au même Tribunal, sans exemptions, sans privilèges sans prérogatives, sans distinctions d’état ou de naissance : vérité sublime et féconde que les tyrans ignorent, que les conquérants oublient, que les passions obscurcissent quelquefois, que la flatterie s’efforce toujours de déguiser, et qui, développée avec soin, et présentée sous toutes ses faces, forme seule le plus excellent système d’éducation, comme elle annonce le meilleur système possible de gouvernement.

Telles sont, Monsieur, les fonctions du grand emploi qui vous est confié : fonctions infiniment flatteuses par la beauté de leur objet, mais effrayantes par la nécessité du succès. Aussi n’aviez-vous garde de le désirer cet emploi aussi pénible qu’éclatant ; et il ne vous a peut-être manqué pour vous en défendre, qu’assez d’amour propre pour prévoir qu’il vous ferait offert. Trompé par votre humilité, la voix publique vous a trahi. Ce Diocèse que vous gouverniez avec tant de sagesse, où votre charité suffisait à tous les besoins, où votre vigilance prévenait tous les désordres, où vos exemples enseignaient toutes les vertus ; tel fut, Monsieur, le délateur indiscret des excellentes qualités de votre cœur et de votre esprit. On ne sera pas étonné qu’un pareil témoignage s’accordât avec celui d’un homme( ) dont la mémoire sera toujours aussi respectée que l’était sa personne, et que je m’abstiens de nommer, dans la crainte de voir couler vos larmes, et de ne pouvoir contenir les miennes, en prononçant ce nom cher et sacré pour vous et pour moi. Cet homme excellent, qui jouissait de la confiance d’un Roi qui aime la vertu et qui est si digne de l’aimer, vous connaissait trop bien pour ne s’être pas cru obligé de vous faire connaître. La justice du cœur et la justesse de l’esprit, qualités qui formaient la base immuable de ses opinions et de ses démarches, l’avaient emporté sur les égards que la tendre amitié pouvait devoir à vos goûts et à votre modestie. Il n’avait pu se dispenser de vous peindre tel que vous êtes, de découvrir même à votre insu tout ce que vous cachez ; et c’est cette espèce de trahison qui vous a enlevé à une Province que vous chérissiez autant qu’elle vous chérissait, et à laquelle vous aviez cru vous attacher par des liens indissolubles en refusant de la quitter pour un des premiers sièges du Clergé. Elle vous a perdu avec les plus vifs regrets : mais instruite et formée par vous-même à l’amour du bien public ses gémissements se sont mêlés à des chants d’allégresse, en vous voyant chargé du soin de cultiver ces jeunes plantes à l’ombre desquelles nos neveux se reposeront un jour.

Puisse le Génie tutélaire de la Patrie, préserver ces enfants si précieux de tous les dangers de l’enfance ! Puissions-nous n’avoir versé qu’une fois de ces pleurs amers qu’arrache Une vive douleur ! Puissiez-vous, Monsieur, ne verser désormais avec nous que de ces douces larmes de joie et d’attendrissement qu’excitera le succès de vos soins !

M. le comte de Maurepas
M. le cardinal de la Rochefoucault.