Discours de réception du duc de Nivernais

Le 4 février 1743

Louis-Jules MANCINI-MAZARINI, duc de NIVERNAIS

M. Le Duc de NIVERNOIS ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de feu M. L’EVESQUE de CLERMONT, y vint prendre séance le Lundi 4. Février 1743. & prononça le Discours qui suit.

    

Messieurs,

Souffrez que je suspende l’hommage de ma reconnoissance, pour m’acquitter à vos yeux d’un devoir, qui n’est pas moins indispensable ; en exprimant comme Citoyen, une douleur que je partage avec ma Patrie.

Le Roi a perdu son ami. Ici l’éloge du Ministre & celui du Souverain se confondent nécessairement : les Vertus de l’Élève sont la gloire de celui qui l’a formé ; & les regrets que nous devons à l’un, ne sauroient se séparer de l’amour que l’autre nous inspire.

Ce n’est pas l’effort d’une Vertu commune chez les Rois, que d’enchaîner l’impatience si naturelle, aux jeunes Princes, de marcher sans guide dans le sentier de la gloire. Notre vertueux Monarque a su captiver cette ardeur ; il l’a fait céder à des sentimens que peu de Souverains connoissent : & n’écoutant que la reconnoissance, plus il se sentoit maître dans l’art de régner, plus il a cru devoir approcher du Trône, le Sage qui lui avoit appris à le remplir dignement. Ainsi M. le Cardinal de Fleury avoit assuré sa propre élévation en préparant le bonheur de la France ; & tandis qu’il cultivoit dans l’ame du Roi la semence de toutes les Vertus, il se frayoit, sans y penser, le chemin des Honneurs, qui furent la ré- compense de ses services.

Mais, c’est à celui que vous choisirez pour le remplacer dans vos Assemblées, qu’il appartient de célébrer la mémoire de ce grand Homme : je n’ai droit que de la révérer : & je me hâte de vous marquer combien je fuis flatté de l’honneur d’être assis parmi Vous.

Vos bontez pour moi n’ont point été retardées par mon absence, qui ne me permettoit pas de solliciter vos suffrages : &, en effet, mon éloignement pouvoit-il faire obstacle à vos bienfaits ; puisque j’étois où je devois être ? Vous connoissez mieux que personne le prix de la pratique des devoirs, sans laquelle toutes les Vertus sont déplacées. Heureux ceux en qui elle fait briller les talens que chaque état semble exiger ! Ce rare mélange des qualitez du cœur & de celles de l’esprit, peut seul rendre vraiment dignes de vous, ceux que vous daignez adopter. Tel fut M. l’Évêque de Clermont, également fait pour jouir de votre estime & pour mériter vos regrets.

Qui mieux que lui, connut, remplit, honora, s’il est permis de le dire, ses engagemens ? Né avec cette droiture de cœur, avec cette justesse d’esprit, qui font aimer & saisir la vérité, il se dévoua par son état à l’enseigner. Avec quel succès ne s’acquitta-t’il pas de cet auguste ministère ? La douce persuasion couloit de ses lèvres : s’il n’entraînoit pas les esprits, il captivoit les cœurs ; s’il ne commandoit pas en maître, il s’insinuoit en ami : & l’on pourroit dire de lui qu’il fut le plus séduisant des Hommes, s’il n’avoit pas employé sa voix à dissiper les prestiges de la séduction. Habile à démêler toutes les nuances du vice, il le combattoit en le démasquant : mais en même-temps qu’il peignoit les passions avec ce coloris vrai, qui en montre la difformité ; il savoit par un contraste utile leur opposer le tableau touchant d’une Morale, qu’il avoit l’art de rendre intéressante, pour ceux même dont elle attaquoit les penchans. Un talent si rare l’éleva à une Dignité éminente, dont il soutint l’éclat par ses Vertus : & bientôt le même talent, envisagé sous un autre point de vue, lui obtint une place dans cette Illustre Compagnie. En y apportant le caractère d’Éloquence qui lui étoit propre, il remplit parfaitement, Messieurs, l’esprit de votre Établissement, qui vous oblige, pour ainsi dire, à multiplier sans relâche vos richesses dans tous les genres.

Telle est, en effet, la destination de l’Académie : destination importante, où l’on reconnoît l’empreinte du génie de votre Fondateur, ce grand Homme dont les pas ne s’écartèrent jamais de la route de l’Immortalité. Père d’une Société d’Hommes qui la dispensent & qui en jouissent, son goût pour les Arts ne la lui assure pas moins, que les miracles de sa politique. Mais ce qui le consacre à la vénération de tous les siècles, plus encore, s’il est possible, que ses propres actions, c’est cette gradation prodigieuse de prospéritez dont ses plans ont été suivis.

M. le Cardinal de Richelieu avoit ouvert la carrière ; Louis XIV la parcourut, & la remplit dans toute son étendue. Ce grand Prince en qui brilloient toutes les Vertus, fit servir tous les talens à sa gloire. Ce n’étoit pas assez pour lui de diriger les efforts de ses Armées, de présider aux décisions de ses Conseils ; il crut devoir encore ses soins au progrès des Lettres. Il voulut même s’associer en quelque forte aux travaux Littéraires ; & ne dédaignant pas le titre qu’un Magistrat respectable avoit porté avant lui, l’Arbitre de l’Europe s’honora du nom de Protecteur de l’Académie Françoise. Ainsi l’amour de la Gloire & celui des Arts, partagèrent les soins de ce Monarque toujours heureux, si j’ose le dire ; puisque l’adversité même ne put le faire cesser d’être grand. Il ne lui restoit rien à désirer, que de voir recueillir à ses Peuples, par la paix qu’il leur préparoit, le fruit des travaux qu’il avoit exigez d’eux : mais la mort lui ravit ce bonheur. Le Ciel nous l’avoit donné pour nous rendre redoutables ; c’est à son Successeur qu’il étoit réservé de nous rendre heureux.

La douceur de ce nouveau règne a comblé nos espérances. La sagesse présidant à nos Conseils, la modération réglant nos entreprises, la prudence dirigeant nos démarches, nous ont fait jouir de ce calme que demandoit notre épuisement, & qui n’a souffert pendant un si longtemps qu’une interruption aussi glorieuse que nécessaire. La fidélité à une alliance d’autant plus sacrée, qu’elle est plus ancienne, vient de nous remettre les Armes à la main ; & si nous ne les avons pas encore posées, il en faut accuser uniquement la politique de quelques Puissances jalouses, dont la conduite artificieuse a fait naître sous nos pas des obstacles, nécessairement imprévus. C’est pour nous une nouvelle source de gloire : & nous devons rendre grâce aux difficultez ; puisqu’elles ajoutent à la réputation de valeur qu’on ne nous refusera pas, celle de constance qu’on auroit peut-être osé nous disputer. Nous y joignons un désintéressement vrai, trop rare pour être vraisemblable : & si nous voulons triompher de nos ennemis ; c’est pour les forcer à jouir d’une tranquillité, qui soit désormais assez bien fondée, pour être durable.

Il me sied peut-être mal de tourner les yeux vers la Paix. On s’accoutume aisément à n’envisager l’amour de la Patrie, que sous la seule forme qui est propre à la profession qu’on embrasse. Mais, ce sentiment, le plus noble de tous, peut-il s exercer dans trop de genres ? Ce grand Homme de nos jours, dont on a fait assez l’eloge, en disant, qu’il étoit né pour commander à des François, M. le Maréchal de Villars, voulut passer dans l’azyle des Muses, les momens de loisir, que lui laissa l’intervalle de ses Triomphes. C’est sous ses yeux & sous ses ordres, que je suis entré dans la carrière où il présidoit. Vous daignez aujourd’hui, Messieurs, m’ouvrir celle où il voulut marcher sur vos traces : ce jour ne me laisseroit rien à désirer, si le zèle étoit un présage des talens qui sont nécessaires dans l’une & dans l’autre.