Discours de réception de M. de Marivaux

Le 4 février 1743

Pierre CARLET de CHAMBLAIN de MARIVAUX

M. de MARIVAUX, ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de feu M. l’Abbé de HOUTTEVILLE, y vint prendre séance le Lundi 4. Février 1743. & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

L’instant où j’appris que j’avois l’honneur d’être élu, me parut l’instant le plus cher & le plus intéressant que vous puissiez jamais me procurer. Je me trompois, je ne l’avois pas encore comparé à celui où j’ai la joye de voir tous mes bienfaiteurs assemblez, & j’avoue que la nouvelle de mon élection ne m’a pas fait plus de plaisir que j’en ai à vous en marquer ma reconnoissance.

Voici le seul jour où il m’est permis de la rendre éclatante ; le Public n’en sera témoin qu’une fois, ce sont vos usages ; mais mon cœur s’en dédommagera en vous la conservant toujours.

Je vous l’expose ici, Messieurs, sans aucun ornement, & telle qu’elle se présente à moi ; le nouvel Académicien qui m’a précédé, me réduit à la laisser dans toute sa simplicité. Il vient de donner un exemple de toute la délicatesse de sentiment, de tout le goût, de toutes les graces qu’on peut répandre dans un Discours comme le nôtre, & la seule ressource qui me reste, pour être du moins souffert après lui, c’est de céder à la difficulté de l’imiter. J’ai vû souvent qu’en pareil cas, on pardonne à qui ne prétend à rien, & j’espère que vous voudrez bien me traiter de même.

Je n’abuserai point, Messieurs, du parti que je prends, d’exprimer tout uniment ce que je sens ; ma reconnoissance sera naïve, & non pas imprudente ; je ne vous la témoignerai pas, en méprisant moi-même les efforts que j’ai faits pour attirer vos regards ; ce seroit là vous remercier mal, & vous, compromettre. Je sais la valeur de mes ouvrages, je n’ai pas de peine à penser qu’ils ne méritoient pas vos suffrages ; mais vos suffrages méritent d’être ménagez, & ils ne doivent point souffrir de la médiocre opinion que j’ai de moi-même.

Non, Messieurs, j’écarterai tous ces aveux d’insuffisance dont la sincérité est toujours suspecte, & qui ne rapportent à celui qui les fait de bonne foi, que l’affront de n’en être pas cru. Pour fonder les motifs que j’ai d’être reconnoissant, je n’ai seulement qu’à dire ce que vous êtes.

Si les hommes ne s’accoutumoient pas à tout ; si les idées les plus hautes, les plus capables de leur en imposer, ne leur devenoient pas familières ; avec quel plaisir, avec quelle avidité, & même avec quel étonnement respectueux ne vous verroient-ils pas ? C’est leur raison que j’en atteste ; que pourroit-elle trouver de plus frappant pour elle, de plus digne de son admiration, qu’une Compagnie d’Hommes, qui, malgré l’inégalité du rang, de la naissance, & de la fortune, viennent se dégager ici de toutes les distinctions de l’orgueil humain, les anéantissent, & ne forment plus qu’une Société d’esprits, entre qui toute différence d’état & de condition cesse, comme absolument étrangère à eux ; parmi lesquels enfin j’en vois à qui, pour obtenir la place qu’ils occupent, il n’a servi de rien d’être Grands dans l’ordre des Dignitez du monde, & que vous n’avez reçus, que parce qu’ils étoient Grands dans l’ordre des esprits ; dans cet ordre où les Rois même, tout puissants qu’ils sont, ne sauroient élever personne.

Aussi, Messieurs, doit-on vous regarder comme autant d’intelligences chargées de présider à l’esprit de la Nation.

N’est-ce pas d’ici en effet que sont partis tant de rayons de lumière qui ont éclairé les ténèbres de cet esprit autrefois égaré dans de mauvais goûts, & dans l’ignorance de toute règle &de toute méthode.

Ces hommes à jamais illustres, ces prodiges dans tous les genres, les Corneilles, les Racines, les La Fontaines, les Dépreaux ; si je les nommois tous, il faudroit, Messieurs, vous nommer vous-même, n’est-ce pas à vous à qui nous les devons ? tout disparus que sont ceux que je viens de citer, ils vivent encore pour nous, puisque leur esprit nous reste ; nous les retrouvons dans leurs ouvrages, nous les retrouvons dans les vôtres, qui même en nous les conservant, les multiplient.

C’est là que l’Orateur apprend l’art d’attaquer & de défendre ; que le Poëte trouve un modèle de ce désordre toujours sage, de cet entousiasme toujours raisonné, de ce sublime toujours vrai qui doit régner dans sa Poësie ; c’est là que l’Historien va puiser cette simplicité mâle, simple & majestueuse qui doit accompagner ses récits ; c’est là que le Théologien même apprend à enseigner avec succès les véritez de la Foi, le Prédicateur à les faire aimer ; c’est là où nous prenons nous-mêmes cette finesse de goût, cet amour du beau, cette émulation de penser qui entretient parmi nous, qui même augmente l’élévation des esprits, & la dignité des sentimens, qui sont en effet les vrayes sources du courage & les forces les plus intarissables d’un empire.

Pourquoi notre Langue a-t-elle passé dans presque toutes les Cours de l’Europe ; l’attribuerons-nous aux Conquêtes de Louis XIV. Mais des ennemis humiliez ou vaincus, aiment-ils à parler la. Langue de leur Vainqueur quand la nécessité de s’en servir est passée ? des Rois inquiets & jaloux la préférent-ils à la leur ? non, Messieurs, c’est leur raison qui a fait cet honneur à la nôtre ; c’est le plaisir de nous lire, de penser, & de sentir comme nous qui les a gagnez ; c’est ce génie, c’est cet ordre, c’est ce sublime, ce sont ces graces, ces lumières répandues dans vos Ouvrages, ou dans ceux de nos Écrivains que vous avez inspirez, qui ont acquis cette espèce, de triomphe à la Langue Françoise.

À de si grands effets d’un Établissement comme le vôtre on reconnoît celui qui vous fonda, ils représentent le génie de ce grand Homme, qui pensoit : tant lui-même, qui fut lui-même une intelligence si distinguée sur la terre, & dont la vie a passé, mais dont la gloire & le ressouvenir ne passeront jamais, & dureront autant que le monde, autant que vous, & pour tout dire, autant que Louis XIV, qui voulut être votre Protecteur, pour unir son immortalité à la vôtre, qui vous fit l’objet de ses complaisances, qui vous donna son Palais pour asile, qui vous mit à l’abri de son Thrône dont il crut que vos fonctions augmenteroient encore la Majesté, qui vous a légué la protection de tous ses Successeurs, celle de son Petit-Fils, que nos cœurs choisiroient pour Maître, si c’étoit à nos cœurs à le choisir, qui vient tout récemment de faire éclater des preuves d’une bonté si rare & si bien assortie au caractère d’une Nation si généreuse elle-même, qui chérit tant ses Rois, & à qui ce Prince a donné, j’ose dire la joye de le voir soupirer & s’attendrir, en apprenant la mort d’un Ministre que nous perdons tous, & qu’en qualité de Confrères vous perdez, Messieurs, plus particulièrement que les autres.

Il étoit le confident, le conseil & l’ami de son Maître ; il étoit l’ami de tous ses Sujets. Ministre d’un génie bien neuf & bien respectable ; Ministre sans faste & sans ostentation, dont les opérations les plus profondes & les plus dignes d’estime, n’avoient rien en apparence qui les distingua de ses actions les plus ordinaires ; qui ne les enveloppa jamais de cet air de mystère qui fait valoir le Ministre ; qui par là n’y oublia que lui, & qui à la manière des Sages, songea bien plus à être utile qu’à être vanté. D’autres que moi sont destinez à faire son éloge, & s’en acquitteront mieux : sa perte, Messieurs, n’est pas la seule que vous avez faite ; je me trouve aujourd’hui à la place d’un homme à qui je succède sans le remplacer, & dont je ne puis parler qu’avec confusion ; son Livre de la Religion prouvée par les faits, est l’Ouvrage de la plus grande capacité d’esprit, & de la piété la plus persuasive qui ait peut-être paru en ce genre ; ce n’étoit qu’avec ces deux forces réunies ensemble qu’il pouvoit remplir son projet : il a confondu l’incrédulité des esprits, il ne reste plus que l’incrédulité de cœur qu’il n’appartient qu’à Dieu seul de vaincre.

Il seroit difficile d’imaginer un commerce plus doux qu’étoit le sien ; naturellement né modeste, il sembloit dans la conversation qu’il voulut vous dérober la supériorité de son esprit ; un grand Prince lui avoit confié le soin de ses Livres, & l’aimoit : son éloge étoit fait, si je l’avois dit d’abord ; c’étoit la vertu même qui s’intéressoit à lui ; je puis hardiment m’exprimer ainsi sur ce Prince sans être accusé de flaterie ; le Public d’autant plus libre dans ses opinions, qu’on peut dire de lui quand il s’explique que ce n’est personne qui parle, & que c’est tout le monde, ce Public qui dans un Prince ne voit jamais qu’un homme, est à cet égard là aussi flateur que moi, si je le suis.

Je finis, Messieurs, par vous assurer que ne pouvant jamais espérer de réparer votre perte, je ferai du moins tous mes efforts pour la diminuer.