Discours de réception du duc de La Trémoille

Le 6 mars 1738

Charles-Armand-René de LA TRÉMOILLE

Discours de réception du duc de La Trémoille

 

M. de La Trémoille, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le maréchal duc d’Estrées, y est venu prendre séance le jeudi 6 mars 1738, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Je sens combien il est glorieux d’être adopté par des hommes accoutumés à en trouver peu qui soient véritablement dignes d’eux. Le bonheur d’avoir réuni vos suffrages me flatte autant qu’il m’honore, mais il ne m’aveugle pas ; et je conçois aisément que mon assiduité à venir m’instruire près de vous, pourra seule justifier votre choix. L’égalité précieuse qui règne dans votre Académie, rassure ceux qui n’ont pas les talens qu’elle est en droit d’exister ; les lumières supérieures y prêtent leur éclat à celles qui ne le sont pas. Parmi vous l’homme de la cour et le Savant semblent marcher d’un pas égal à la gloire, par l’amour des sciences et des beaux arts qui les réunit. Ainsi Athènes et Rome avoient-elles formé cette harmonie politique entre les gens de lettres, et les courtisans amateurs des lettres : harmonie qui, confondant par un heureux accord le mérite des uns et des autres, faisoit la force de ces florissans états : harmonie qui m’a toujours paru l’image de celle que je vois régner dans un corps enfanté par un génie sublime, et porté au plus haut point de perfection par un héros supérieur aux éloges que vous-mêmes en avez faits tant de fois.

Armand, l’ame de la monarchie, pour ne pas dire de l’Europe entière, avoit mérité le titre de soutien du trône. Il crut devoir y joindre celui de protecteur des lettres. Il ne lui fallut, pour l’obtenir, que le seul établissement de l’Académie ; mais le désir de donner à la France des poètes et des orateurs égaux à ceux qu’Athènes et Rome avoient vu naître, ne fut pas son unique objet. Un intérêt plus cher le pressoit encore. On croyoit que votre origine étoit l’ouvrage de sa vanité : elle le fut, et de son amour pour son maître, et de son dévouement à sa patrie. Richelieu, juste appréciateur des vertus de son Roi, sentit qu’elles n’étoient pas faites pour n’être que l’ornement du siècle où il vivoit. Il les jugea dignes de l’immortalité, et vous créa pour les y conduire. Il connut qu’un état qu’il préparoit par ses grandes vues à porter sa splendeur jusques dans les derniers temps, n’auroit jamais de principes plus certains de sa durée, que l’avantage de perpétuer dans son sein ce goût qui a fait l’ame des anciens états tant qu’il y a subsisté, et qui donne une sorte de vie aux corps politiques, par une influence secrète et cachée aux yeux du vulgaire, mais aperçue et ménagée par les génies supérieurs.

Vous remplissiez dès votre naissance même, les desseins augustes de votre fondateur, quand Louis-le-Grand, ne dédaignant pas de succéder au chancelier Séguier, vint vous offrir, et de nouvelles vertus à célébrer, et de nouveaux moyens de vous rendre utiles à la patrie. Vos plumes savantes étoient faites pour traiter un si grand sujet ; elles lui assurèrent, dans la postérité la plus reculée, la place qu’il occupe aujourd’hui dans les cœurs de tous les François. Oui, Messieurs, tant qu’il y aura des hommes vertueux et capables de sentir les traits propres à peindre la vertu, des amateurs de l’héroïsme, et des juges délicats de cette noblesse avec laquelle il faut définir le héros, ce grand Roi recueillera le fruit de la protection qu’il vous avoit accordée. Vous lui devez le degré d’excellence où vous êtes, et sa mémoire vous devra la sûreté de ne périr jamais. Il vivra parmi vous, semblable au Dieu que les poètes nous représentent aussi grand dans le cercle des Muses, dont il ne cesse d’animer les travaux, que lorsqu’environné de toute sa gloire, il parcourt l’univers, pour y répandre tout son éclat. Quelle heureuse destination, Messieurs ! Quelle noble fonction que la vôtre ! Qu’il est beau d’être chargé du soin d’immortaliser des héros, et de s’acquitter de ce devoir, en s’immortalisant soi-même.

Rien, sans doute, n’a plus contribué à la gloire de Louis XIV, que le talent admirable qu’il avoit reçu du Ciel, de savoir mettre à leur véritable place les grands hommes dont il semble que la nature avoit pris plaisir d’enrichir la France sous son règne. Ce fut ce Prince sage et pénétrant qui confia M. le maréchal d’Estrées les différens emplois qu’il a remplis d’une façon si brillante. Toute la France sait qu’il étoit digne des honneurs où les bontés de son Roi l’avoient élevé. On le voyoit sans envie, décoré des premières dignité du Royaume ; elles étoient la juste récompense de son mérite et de sa vertu. Vous lui aviez accordé une place que ses talens et son esprit, son goût pour les Lettres et la variété de ses connoissances lui avoient fait mériter. Vous me procurez le même avantage, sans que j’ose me flatter de vous dédommager de ce que vous perdez en lui. Ce seroit vous faire trop sentir cette différence, que d’en entreprendre un éloge plus étendu. Je ne dirai de lui , que ce qu’il m’est impossible de taire. Grand dans le noble métier qu’il a fait toute sa vie, plein d’érudition parmi vous, sage dans les conseils de son maître, voilà celui que vous avez perdu. Vous le regrettez, et vos récens regrets me paroissent d’autant plus justes, que j’ai été à portée de le connoître plus intimement, lorsque la tête des états d’une province qui lui étoit chère, il savoit, par un sage tempérament de grandeur et d’affabilité, se concilier les esprits et entraîner tous les cœurs. J’ai partagé avec lui les témoignages de tendresse qu’il y a reçus. Que n’ai-je pu les mériter comme lui !

Je viendrai désormais, à son exemple, jouir de vos savantes conversations. Le bonheur d’avoir vécu près du Roi dès ma plus tendre enfance, l’honneur de l’approcher tous les jours, les vertus aimables que je lui vois posséder au même degré où l’Europe entière sait qu’il réunit celles qui font un grand Prince ; mon devoir, mon inclination, tout m’engage à venir former avec vous des vœux assidus pour le bonheur de ses jours et pour ceux du sage Ministre que nos alarmes passées semblent ne nous rendre que plus précieux. Vous me verrez, Messieurs, vous égaler en tendresse et en zèle. C’est par-là seulement que j’ose espérer de me montrer digne de vous. Heureux si profitant des sujets d’admiration que vous m’offrirez chaque jour, je puis parvenir à exprimer dignement les sentimens dont mon cœur est pénétré !