Discours de réception de Joseph Séguy

Le 15 mars 1736

Joseph SÉGUY

DISCOURS

Prononcé le 15 Mars 1736.

Par M. l’Abbé SEGUY, Abbé de Genlis, & Chanoine de la Cathédrale de Meaux, lorfqu’il fut reçu à la place de M. Adam, Secrétaire des commandemens de S.A.S. Monfeigneur le Prince de Conty.

 

MESSIEURS,

 

Je puis enfin vous rendre graces publiquement d’une faveur qui ne me laiffe défirer que l’avantage de la mériter ; & j’éprouve que pour un cœur auffi reconnoiffant qu’il eft flatté de la grace, rien n’égale le plaifir de faire voir combien il eft redevable, combien il eft pénétré.

 

Qu’on juge donc de ce que je dois fentir, par le prix de ce que vous m’accordez ; qu’on voye ici une Compagnie formée pour l’honneur des Lettres & de la Nation ; toutes les fortes de gloire, tous les talens, tous les titres réunis ; la grandeur uniquement jaloufe de briller par le mérite ; le mérite participant à l’éclat de la grandeur ; les conditions différentes fubordonnées à l’efprit qui les met dans une égalité parfaite ; l’efprit lui-même fubordonné à la vertu, & ne connoiffant rien eu-deffus des fentimens.

 

Que l’éclat de tant de gloire me frappa dès mes plus jeunes années ! (Souffrez, MESSIEURS, que je vous occupe un moment de l’ancienneté de mon refpect & de mon admiration, puifqu’auffi bien ce font là les meilleurs titres que j’apporte.) Dès-lors l’hiftoire de votre établiffement & de vos progrès fut ma lecture la plus fouvent réitérée : j’y confidérois, avec une efpèce de tranfport, ce génie, fameufe image de l’intelligence qui gouverne l’Univers, cet Armand, à qui il fut donné d’enchaîner la rébellion & l’erreur ; de porter à fa perfection l’art de régir les Empires ; d’être invifiblement préfent aux Confeils de tous les Rois qu’il falloit ou faire échouer dans leurs projets, ou faire entrer à leur infu dans fes fiens ; de maintenir en un mot, ou d’abattre à fon gré les Puiffances de l’Europe : je le confidérois, dis-je, avec tranfport, s’occupant parmi tant de foins, de celui d’établir l’Académie Françoife : je m’enorgueilliffois de ma paffion naiffante pour les Lettres, à mefure que je le voyois montrer tant d’amour pour elles, les cultiver, les enrichir même de fes productions ; & je me difois, ce que j’ofe croire encore pour leur gloire, qu’il eût voulu être Corneille, s’il n’eût été Richelieu.

 

Touché de la douleur dont fa mort vous pénétra, j’aimois à voir cet illuftre Chancelier, le modèle, ainfi que le chef de la Magiftrature, s’empreffer d’effuyer vos larmes. Dépofitaire des Loix, il en pofféda l’intelligence, il en repréfenta la fageffe, il en eut l’impartialité. Comme Citoyen, MESSIEURS, j’avois déjà appris à refpecter fa mémoire : comme élève des Mufes, j’étois tenté de la célébrer, en le voyant s’intéreffer vivement pour elles, les recueillir dans le fanctuaire de juftice, & leur rendre, après tant de fiècles, le prix de ce qu’elles ont fait pour les premiers Légiflateurs.

 

Mais quel doux plaifir quand je touchois à cette époque de vos grandes deftinées, où tous ces avantages paffés ne parurent avoir été que l’aurore d’un jour plus beau ; où fe juftifia la fierté des Mufes qui s’étoient toujours flattées, en fecret, que la faveur du trône étoit la feule vraiment digne d’elles ; & où le foin de leurs intérêts devint tout enfemble un devoir & un droit du Souverain, par le titre de votre Protecteur, que voulut ajouter à fes autres titres LOUIS LE GRAND !

 

O mon augufte, qui entraînant rapidement toutes les idées de grandeur, de puiffance, de fageffe, rappelle ici de plus l’idée de la perfection des Lettres ! Ce ne font point des progrès lents & bornés, tels qu’on en a vus fous d’autres Monarques ; c’eft l’Éloquence, c’eft la Poëfie, prefque tout-à-coup devenues fécondes en merveilles ; c’eft chaque genre d’écrire enrichi de modèles achevés, & dans chaque genre un nombre furprenant de productions auxquelles il ne manque que ce nouveau prix que l’éloignement des temps donne aux ouvrages ; c’eft, difons-le hardiment, plus d’une forte de beautés abfolument ignorées de l’antiquité favante ; c’eft la raifon étonnée elle-même des graces & des nouvelles forces que l’art lui prête ; c’eft, pour ne pas oublier des progrès qui feuls honoreroient affez les Lettres, puifqu’ils intéreffent la Religion, c’eft la Chaire purgée de l’indécente érudition, & des fubtilités frivoles que le mauvais goût y avoit introduites, rendue, à force de folidité & de pathétique, plus utile aux mœurs, plus digne de la fainteté de nos Myftères, & tous ces avantages vraiment dûs dans leur principe aux foins, aux bienfaits de LOUIS LE GRAND. Jamais de tels Orateurs & de tels Poëtes depuis les beaux fiècles de Rome & d’Athènes ; mais auffi jamais tant d’exercice pour les Poëtes & pour les Orateurs. Ils fe plaignent entr’eux de l’infuffifance de leur art ; & les merveilles du Règne de LOUIS leur deviendraient importunes, s’ils étoient François.

 

Vous-mêmes, je ne crains pas de vous le dire, MESSIEURS, vous-mêmes, leurs dignes fucceffeurs, qui dans la place où je me vois, nous l’avez tant de fois repréfenté vainqueur de la ligue des Potentats, des obftacles des faifons, protecteur des Rois opprimés, triomphateur du duel & de l’héréfie ; qui nous avez rappelé les hommages exempts de crainte & d’efpérance, qu’on venoit rendre à fa vertu feule des extrémités de l’Univers ; qui nous l’avez fait voir plus Héros encore fous les coups de l’adverfité, & fous la main de la mort, que lorfque tranquille dans les bras de la victoire, il dictoit les articles des traités qu’il devoit envoyer à fes ennemis confternés, avez-vous cru rendre toute la force de vos idées, & l’avez-vous en effet rendue ? C’eft donc que la perfection de l’Orateur ne peut égaler la perfection du grand Roi & du grand homme ; que le Héros eft plus fait pour être connu par fentiment, que pour être peint ; & que fes actions, quelque belles qu’elles foient, font toujours moins admirables que lui-même.

 

Vous n’en célébrerez pas moins toutefois fon immortelle mémoire, & vous la célébrerez avec d’autant plus de zèle, que vous louerez un Protecteur dans ce Héros. LOUIS LE GRAND, au milieu de fes triomphes, ne perdoit point de vue l’Académie Françoife ; il la chériffoit, il lui donnoit des preuves éclatantes de fes bontés.

 

Plein de ces idées & de tant d’autres qui m’entretenoient de votre gloire, j’ambitionnai de bonne heure, comme tout ce que je pouvois obtenir de plus flatteur, l’avantage de paraître devant vous ; car aurois-je afpiré à celui d’être un jour votre Confrère, fi vous-mêmes vous ne m’en euffiez fait naître la penfée, par l’intérêt marqué que vous prîtes à votre Elève ? Pardon, MESSIEURS, je vais parler encore de moi ; mais je ne cite, je ne regarde en moi que votre ouvrage. Eh pourquoi, après tout, efclave d’une fauffe délicateffe & d’une modeftie mal entendue, garderois-je le filence fur vos démarches en ma faveur auprès du Prince, dans une circonftance qui en renouvelle d’elle-même le fouvenir, & où je voudrois toucher tous les cœurs par la confidération de ce qui fe paffe dans le mien ! Ma reconnoiffance eft trop fondée, pour qu’on puiffe accufer ici l’amour propre ; ou du moins, il faut que je l’avoue, je n’ai point de défenfe contre l’amour propre, s’il fe confond ici avec ma reconnoiffance.

 

Un inconnu paroit devant vous, les louanges de S. LOUIS à la bouche. Ce jour, fans celui-ci, eût été le plus beau & le plus heureux de fa vie. Vous l’écoutez favorablement ; vous faites plus, vous fongez à lui rendre utile l’honneur d’avoir fu vous plaire.

 

C’eft ainfi que vous deviez être mes Protecteurs, auffi-bien que mes modèles ; n’ayant plus de droits à acquérir fur mon efprit, vous en acquîtes fur mon cœur & j’étois deftiné à vous devoir tout à la fois les fentimens les plus refpectueux & les plus tendres.

 

Eh ! combien ne s’accrurent-ils pas ces fentimens, après qu’il m’eut été permis d’entrer en commerce avec plufieurs d’entre vous ? Combien ne me donnâtes-vous pas lieu d’être plus perfuadé que jamais, que fi les Lettres ont le malheur de compter parmi ceux qui les cultivent, quelques fujets indignes, elles en font dédommagées bien amplement par l’avantage qu’on ne peut leur difputer, de perfectionner les âmes bien nées ?

 

L’efpérance de m’élever jufqu’à vous, prit dès-lors naiffance dans mon cœur, & s’y eft depuis augmentée. Chargé de l’éloge d’un

 

Héros à qui avoit été réfervée la gloire de fauver l’État, d’un Héros qui fut un d’entre vous, que vous veniez de remplacer fi heureufement par fon fang même, & dont la mémoire ne pouvoit qu’intéreffer de tels Confrères & de tels Citoyens, vous m’avez bien voulu tenir compte de mon zèle & de la diligence de mon travail. Des perfonnes dignes des liens qui les attachèrent à ce grand homme, vous ont repréfenté que différer de vous rendre à mes vœux, c’étoit laiffer fans fecours mes foibles talens. On vous a fait valoir jufqu’à l’étonnante vivacité de mes défirs, qui fembloit promettre en moi quelque chofe de meilleur que mes effais ; & avec la douceur de voir s’intéreffer pour moi ce qu’il y a de plus élevé, j’ai goûté celle de devoir vos fuffrages à des confidérations littéraires.

 

Ma fatisfaction eft donc égale à l’impatiente ardeur dont j’étois plein. Je fens même qu’elle feroit peut-être trop grande, fi je pouvois efpérer de vous tenir lieu du Confrère que vous regrettez.

 

Vous le regretterez, MESSIEURS, 1ong-temps encore. M. Adam étoit un des Sujets les plus utiles que pût pofféder une Compagnie dévouée aux Lettres. Il joignoit au fens exquis, fouverainement ami de la précifion. & de la jufteffe, le vrai goût du style propre, & des beautés de chaque genre d’ouvrage, une connoiffance parfaite de fa Langue & de la plupart de celles de l’Europe, une connoiffance non moins étendue des Langues favantes ; enfin, une mémoire prodigieufe qui lui avoit fait donner par fes amis, le nom de Dictionnaire vivant.

 

Il paroît furprenant qu’un Savant d’un ordre fi fupérieur n’ait pas été plus célèbre ; mais la raifon qui s’y oppofoit, lui étoit bien glorieufe. Efpèce de merveille ! Dans un fiècle où l’art de fe faire valoir eft le grand art à la mode, M. Adam craignoit, évitoit, autant qu’il lui étoit permis, les occafions de paroître. Modefte fans effort, fans fe le dire, fans y penfer ; on l’eût cru à fon air dans l’embarras, quand on lui propofoit des doutes, tant il fe croyoit peu fait pour l’honneur d’éclairer les autres. Sa vertu même, fa vertu, il falloit l’étudier pour la connoître toute entière. C’étoit un de ces hommes qu’on eftime davantage à mefure qu’on les voit de plus près, & qu’on eft foi-même plus eftimable. Sageffe, probité, défintéreffement, tout ce qui gagne la raifon, au lieu de ce qui frappe la vue ; toute les qualités folides au lieu des brillantes, dont auffi bien il fe feroit trouvé embaraffé, c’étoit-là fon partage. En un mot, M. Adam faifoit encore plus refpecter en lui l’homme que le favant.

 

La Religion, qui feule élève les bonnes qualités naturelles à un ordre fupérieur, avoit confacré les fiennes dès l’enfance. Si toutes fes lectures n’avoient pas été chrétiennes, il les avoit toutes faites d’un œil chrétien, toutes rapportées à la vertu, comme il rapporta toute vertu à fa véritable fin. Homme vraiment précieux aux Lettres, dans un temps où l’incrédulité folle affecte de paroître fe flatter de leur fuffrage.

 

On n’eft point étonné après cela, qu’un Héros que la Pologne fouhaita, et ne fut pas néanmoins fe donner pour Maître, l’ait chargé en mourant de l’éducation d’un fils, l’unique héritier de fon nom ; que celui-ci lui ait confié à fon tour ce Prince dont on concevoit dès-lors des efpérances que nous voyons fi bien juftifiées ; & fans doute que cette tradition d’eftime pour lui dans une famille fi augufte, ajouta beaucoup à la difpofition où vous étiez depuis quelque temps, de l’élever à l’honneur fuprême. Vous l’y élevâtes, MESSIEURS ; & bien loin de regarder cet honneur comme une récompenfe des travaux, qui donne droit à une tranquillité oifive, il en devint plus laborieux que jamais. Pendant le cours même de ces Campagnes que l’obligea de faire fon attachement pour fon augufte Elève, ne le voyoit-on pas dans fes momens libres, recueilli, appliqué au milieu d’un camp bruyant, où l’on n’entendoit que des cris d’impatience martiale ou de triomphe ?

 

Je m’aperçois ici, MESSIEURS, de l’intérêt nouveau qui fe réveille tout-à-coup en vous, aux idées que cet endroit vous préfente. Ainfi méritent d’être fervis les Princes, à qui l’honneur feul de la Majefté, & la juftice feule mettent les armes à la main.

 

LOUIS XV eft forcé d’appeler la guerre, & la guerre le venge chaque jour avec éclat. Toutes les difficultés font vaincues, tous les obftacles font furmontés par la valeur. L’Italie foumife eft le fruit de deux Campagnes ; le Rhin voit des affiégeans qu’il affiége eux mêmes de fes eaux, brifer fes plus forts remparts ; l’Allemagne ouverte à nos Légions, ne leur offre plus qu’une fuite de conquêtes affurées… Mais non, fi LOUIS eft vainqueur parce que fa gloire veut qu’il le foit, il eft vainqueur fans être conquérant, parce qu’il triomphe des paffions qui ont fait tant de conquérans. Déja même, touché des misères inféparables de la guerre la plus heureufe, il médite des penfées de paix ; il pourroit allarmer l’Europe, & il fonge à la calmer. La difcorde va donc rentrer dans les fers ! Cette guerre que la juftice a entreprife, que la victoire a foutenue, la modération va la finir ; & nos regards qu’attiroient les lauriers renaiffans pour nous aux bords du Pô & du Rhin, vont être conftamment fixés fur un objet bien plus intéreffant & bien plus beau. Un Sage fur le Trône dans l’âge des paffions ; un jeune Monarque dont le cœur inacceffible à la volupté, ennemi de la fauffe gloire, dirigé par la juftice, animé par la piété, aime la vertu comme on aime le plaifir.

 

Vous en tranfmettrez, MESSIEURS, le portrait aux Rois à venir. Ce n’eft qu’à des hommes tels que vous qu’appartient un emploi fi noble.

 

Qu’il eft doux pour ce Miniftre, l’objet des bénédictions de fa Nation & de l’eftime de toutes les autres, de nous avoir formé un tel Maître ! Mais qu’il eft doux pour vous, MESSIEURS, de le compter parmi vous, ce Miniftre qui, plus grand que fa place, en exerce l’autorité avec tant de modération, en foutient avec tant de férénité d’ame les foins accablans, & qui, auteur d’une politique toute fondée fur la droiture, fur la Religion, tenant d’une main au Monarque, & de l’autre aux Peuples, ne perd jamais de vue les intérêts du fouverain Dominateur des Peuples & des Monarques !

 

Ce n’eft qu’avec peine  que je fais taire ici ma vive reconnoiffance fur tout ce que je lui dois. Mais vous, MESSIEURS, vous mes Protecteurs auprès de lui, vous qui m’affociez à vous-mêmes, voyez du moins celles dont vos faveurs m’ont pénétré. je fai qu’elle ne doit point fe borner à des fentimens ftériles, qu’elle m’oblige aux plus grands efforts pour juftifier votre choix ; mais j’efpère auffi qu’elle m’aidera elle-même à remplir les obligations qu’elle m’impofe. Elle ne paffera point comme l’excès de ma joie, & elle trouvera en vous de puiffans secours pour s’acquitter. Car tel eft l’avantage de votre commerce pour le petit nombre de ceux que votre choix deftine à exciter l’émulation ; ils vous font redevables de la grace, & ils vous font redevables de la gloire de s’en rendre dignes. Honoré de la qualité de votre Confrère, jaloux de faire voir à quel point je fens cette grande diftinction, dès ce moment je redeviens votre Elève ; vous ferez, comme vous le fûtes toujours, mes modelles, mes maîtres, mes oracles, avec l’heureufe différence que je pourrai vous voir, vous entendre, vous confulter autrement que dans vos Ecrits. Vous voudrez bien réfoudre mes doutes ; vous me mettrez en état de mieux rendre dans le faint Temple ce que les vérités évangéliques ont de terrible, & ce qu’elles ont de confolant.

 

Voilà, MESSIEURS, dans quelles difpofitions je m’apprête à jouir de la grace que vous avez accordée à l’ardeur de mes défirs, & qui fait ma gloire. Non, il n’eft point d’efforts dont je ne me croye capable pour honorer votre ouvrage ; & peut-être y parviendrai-je à la fin. Seroit-il noble que tant de zèle me fût inutile ? Les fuccès me vaudroient une fatisfaction fi parfaite, en me rendant plus digne de vous ! Car, MESSIEURS, je ne faurois déformais envifager, que par rapport à vous, tout ce qu’il y a de plus flatteur pour l’amour propre ; & le fentiment de ce que je vous dois, entre avec force dans tous mes autres fentimens.