Discours de réception de l'abbé Terrasson

Le 29 mai 1732

Jean TERRASSON

DISCOURS

prononcé le 29 Mai 1732.

Par M. l’Abbé TERRASSON, lorfqu’il fut reçu à la place de M. le comte de Morville.

 

 

Messieurs,

Quelque inférieur que je fois aux grands Hommes qui ont été admis fucceffivement dans votre illuftre Compagnie, j’oferai commencer mon remerciment d’une manière qui paroîtra peut- être d’abord moins timide que la leur ; & j’aurai la confiance d’avouer que vous avez eu des motifs convenables dans le choix qu’il vous a plu de faire de moi. Vous jugez bien, Messieurs, que je ne fais pas tomber cette convenance fur ma perfonne ; & en effet elle regarde uniquement l’Académie dont j’avois déja l’honneur d’être. Vous avez voulu donner cette marque de confidération à un Corps célèbre dans l’Europe favante, par la fublimité de fes fpéculations & de fes découvertes, & utile aux hommes en général par l’affiduité de fes expériences & de fes recherches. Mais qu’auriez-vous pu préférer entre tant d’Hommes d’un zèle & d’un mérite égal ? La faveur que vous m’avez faite tourne ici à l’honneur de l’Académie des Sciences. En vous contentant du moindre de fes fujets, & qui n’eft chargé que de rendre compte de fes travaux, vous donnez à cette Académie une plus grande preuve d’eftime ; & ma fonction fubordonnée à celle du grand Académicien que vous lui avez fourni autrefois pour Secrétaire, vous a fervi de prétexte pour vous lier encore à elle, par un homme pris aujourd’hui dans fon fein.

C’eft, Messieurs, par l’emploi du difcours, ou par le genre d’écrire convenable à chaque matière, que les deux autres Académies placées auprès de vous dans ce Palais, ont rapport à vous ; & c’eft par le choix du ftile qui leur eft propre, qu’embelliffant pour ainfi dire leurs profeffions particulières, elles fe réuniffent avec vous fous l’idée commune d’affemblées d’Hommes de Lettres, & d’Ecrivains François. Je dois dire plus : toutes deux vous font redevables en quelque forte de leur naiffance ; & le fameux Auteur de votre établiffement a été d’avance, & par la fuite naturelle de fon ouvrage, le Fondateur des deux autres Académies.

C’eft fans doute une des plus grandes preuves de l’intelligence du grand Cardinal de Richelieu, d’avoir conçu qu’il feroit fortir tous les fenres de littérature du foin qu’il prendroit d’abord de la Langue. Il a fenti que cet objet général, qu’on croiroit borné à la fuperficie des chofes, les embraffoit toutes. L’Académie des Sciences fondée la première, n’auroit peut-être donné lieu, ni à celle qui cultive l’érudition littéraire, ni à la vôtre. Mais la vôtre s’étant remplie dès fes commencemens d’excellens Hommes de tout ordre, a fait comprendre qu’il pouvoit fe former diverfes compagnies d’habiles gens, qui, fachant toutes qu’elles étoient inftituées fur votre modèle, non-feulement porteroient au plus haut point leur talent propre, mais s’efforceroient encore de prêter aux matières les plus épineufes cette clarté & cette élégance dont vous leur avez donné l’exemple.

On auroit eu tort de craindre que la politeffe du ftile, à laquelle vos Prédéceffeurs s’appliquoient avec tant de foin, ne fit préférer l’agrément à la folidité du difcours. L’expérience a fait voir que le choix des paroles amenoit celui des penfées, que l’éloquence ne plaifoit principalement que par les chofes, & que le pouvoir bien approfondi des mots mis en leur place, n’étoit le plus fou-vent que le pouvoir des idées & des raifons mifes dans leur ordre. Bien loin d’introduire dans la Langue de vains ornemens, c’eft vous, Messieurs, qui les en avez bannis : & l’on peut dire aujourd’hui que le ftile le plus parfait eft celui qui, également exempt d’affectation & de négligence, n’attire aucune attention fur lui-même & laiffe à l’efprit une liberté entière de fuivre les vues & les raifonnemens de l’Orateur ou de l’Ecrivain. Autant qu’on peut fixer une époque à des progrès infenfibles, cette réforme, plus néceffaire que par tout ailleurs dans les matières qui font du reffort de la Juftice, femble avoir commencé fous votre fecond Protecteur qui en étoit le Chef.

Je ne vous arrêterai pas, Messieurs, dans ce paffage, quelque refpectable qu’en foit la mémoire. Votre admiration, votre reconnoiffance même, vous entraînent rapidement vers cet augufte Roi, dont la gloire donna un nouveau luftre à tout ce qui appartenoit à la France. La fageffe qui avoit prévenu en lui les années, les conquêtes bornées par fa volonté feule, une longue félicité : tout dans LOUIS LE GRAND devint l’objet de l’attention de fes fujets, de fes voifins, des peuples les plus éloignés. L’Académie Françoise ne fe crut née que pour célébrer les merveilles d’un fi beau règne. La haute idée qu’elle conçut de fon Roi, fit éclore des chef-d’œuvres d’éloquence & de poëfie, ou pour le louer, ou pour l’occuper plus agréablement que par les louagnes. Toutes les Sciences & tous les Arts s’élevèrent au plus haut degré de perfection, pour fe rendre dignes de fes regards, ou feulement du temps où il vivoit. Les Académiciens qu’il établit alors, les bienfaits qu’il répandit fur tous les Savans, fervirent plus à faire paroître fa magnificence, qu’à faire naître une émulation déja excitée par l’éclat de fes vertus & de fes actions. L’adverfité lui manquoit encore, pour être le modèle de tous les Rois, par la manière dont il l’a portée ; & pour l’engager à dire à fon petit-fils, par rapport à la guerre : ne fuivez pas en tout mon exemple. Voilà fans doute jufqu’où peut aller un modèle humain. Voilà auffi la vraie fourte de la tranquillité & du bonheur dont nous jouiffons aujourd’hui.

Mais quel fera l’inftituteur du Roi enfant, capable de faire germer le fruit renfermé dans cette importante leçon ; ou le Miniftre capable de la fuivre fous fes yeux, lorfqu’elle fera devenue l’inclination & la volonté propre du Roi plus avancé en âge ? Nous fommes trop heureux, Messieurs, que ces deux fonctions fe foient fuivies dans un feul homme : & vous êtes, j’ofe le dire, trop glorieux que cet homme unique foit un de vous. LOUIS LE GRAND, par fes derniers confeils, a laiffé la paix à fes peuples pour héritage : mais cet héritage ne pouvoit être cultivé que par de grands foins, & avec une extrême attention. Les travaux guerriers ont un grand éclat ; & quand ils ne feroient pas toujours fuivis du fuccès, l’entreprife feule auroit fa gloire. La politique a des demarches plus cachées ; mais les grands événemens qu’elle fait éclore, comme les traités ou les alliances, font un prix d’autant plus flatteur des peines que l’on s’est données, qu’elles ont été plus long-temps secrettes. L’entretien d’unelongue paix, bien plus difficile que les conquêtes ou les conventions les plus avantageufes, n’a aucun terme où le Miniftre recueille la gloire de fes efforts, parce qu’ils ne finiffent jamais. Leur durée même les prive de ces acclamations & de ces triomphes dont on fixe le jour, & qu’une fage politique autorife pour animer les hommes ordinaires. Difons encore que l’abondance procurée aux citoyens, n’eft un objet que pour ceux qui veulent le voir : & qu’ainfi l’héroïfme de l’adminiftration confifte à entretenir & à faire croître le bonheur des peuples au milieu de leur infenfibilité ; & fur-tout à préparer la continuation de ce bonheur par un partage de fa propre autorité, d’autant plus généreux, que l’on choifit un plus digne affocié.

Il eft inutile, Messierus, de faire l’application de ces traits, & le temps me preffe de fatisfaire à un des articles les plus effentiels de ce difcours, qui eft l’hommage dû à la mémoire de M. le comte de Morville, auquel j’ai l’honneur, trop grand fans doute, de fuccéder dans votre Corps.

Monfieur de Morville, né avec des inclinations vertueufes, a eu de bonne heure cette bienféance, cette décence, qui fauve à la jeuneffe ces dérangemens d’efprit & de mœurs, que le public pardonne encore plus volontiers à l’âge, lorfqu’il les voit, que l’homme fait ne fe les pardonne à lui-même lorfqu’il s’en reffouvient. Il n’avoit paru jeune que par des amufemens ingénieux, & par ces graces de l’efprit qui l’ont fuivi jufque dans l’exercice des talens fupérieurs & des grands grands emplois. Entré dans les fonctions publiques par cette partie de la Magiftrature qui demande une comparaifon continuelle des Loix primitives & générales, avec les circonftances préfentes & particulières ; une équité févère dans le principe, & indulgente dans l’application ; une place enfin plus propre que toute autre à faire fentir que les intérêts du Prince & des fujets ne font que la même chofe ; Monfieur de Morville prouvoit dès-lors qu’il feroit bientôt capable de ménager avec des Etats voifins les intérêts de la France. Il y a long-temps que l’on a remarqué qu’il eft bien plus difficile de traiter avec une République qu’avec des Couronnes, & les Anciens mêmes en ont apporté des raifons qu’il eft aifé d’appercevoir. Mais quel effort de génie y réuffira mieux que cet efprit d’infinuation, tiré plutôt de la douceur du caractère, que d’une adreffe étudiée ? Monsieur de Morville fut aimé des Hollandois, & leur fit aimer aimer lesFrançois en fa perfonne. Ce fut auffi ce qui engagea le Prince Régent, grand maître lui-même en l’art de gagner les cœurs, à lui confier à fon retour cette partie du Miniftère, qui eft en quelque forte une négociation continue. Mais je ne dois pas oublier de dire, que ce fut dans fon abfence même & avant qu’il fut arrivé, que par une diftinction digne de vous & de lui, vous jugeâtes à propos, Messieurs, de l’aggréger à votre Compagnie.

Cependant Monsieur de Morville ne regardoit point les différentes places qu’il occupoit, comme des degrés pour monter plus haut. Il ne s’en faifoit dans fon efprit que des titres pour arriver à ce repos honnête, qui néanmoins a été plutôt la confolation que le but de la plupart des grands Hommes de l’Antiquité. Toux ceux qui ont eu l’avantage de le connoître familièrement, favent qu’il n’afpiroit qu’à rentrer dans le nombre des citoyens qu’il avoit fervis, non-feulement en fervant le Roi, mais en leur procurant en particulier toutes les graves auxquelles il pouvoir contribuer. Et quel homme auroit foutenu avec plus de dignité que lui, ce loifir auquel il étoit parvenu ? Plein de goût pour toutes les belles chofes, il paffoit agréablement des objets qui occupent les Académies des Gens de Lettres, aux objets que cultivent les Académies qui tirent leur nom des beaux Arts. Ce fut là un des principaux motifs qui engagea l’Académie de Bordeaux, qui réunit plufieurs fortes de talens en elle feule, à le choifir pour fon Protecteur.

Mais je dois laiffer une fi ample matière à l’éloquence du grand Prélat qui va parler, d’autant plus que l’honneur qu’il me fait de préfider à ma réception, eft dû principalement à la mémoire de Monfieur le Comte de Morville, auquel on a fouhaité qu’il rendît cet honneur funèbre.