Réponse au discours de réception de Lacurne de Sainte-Palaye

Le 26 juin 1758

Pierre-Joseph ALARY

Réponse de M. l'abbé Alary
au discours de M. de la Curne de Sainte-Palaye

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE

Le lundi 26 JUIN 1758

PARIS PALAIS DU LOUVRE

  Monsieur,

Dès les premiers pas que vous avez faits dans la carrière de la Littérature Françoise, vous avez eu le droit de prétendre à la place que vous venez occuper aujourd’hui. Un Glossaire de notre ancienne Langue, travail de quarante années, continué sans interruption, ne méritoit pas une récompense moins éclatante.

Voilà, Monsieur, les titres que vous nous apportez ; l’Académie peut-elle en exiger de plus solides & de plus utiles pour son objet principal ?

A la renaissance des Lettres, on ne regardoit comme érudition, que la connoissance exacte des Antiquités Grecques & Romaines. Les Savans ne s’occupoient que de l’intelligence parfaite de ces deux Langues, & de l’Histoire de ces deux Peuples. La nôtre nous étoit presque inconnue. D’épaisses ténèbres couvroient les premiers siècles de nos Annales ; mais une foible lumière qu’entrevirent quelques-uns de nos Compatriotes, fit naître en eux le désir de n’être plus étrangers dans leur propre Pays.

Quel courage ne fallut-il pas pour forcer les barrières du préjugé, pour se faire des routes dans des forêts impénétrables, pour remettre en valeur des Terres abandonnées depuis long-temps ? Eh ! quel autre but pour des travaux si pénibles, que l’espérance incertaine de se faire un nom dans la postérité, devenue plus éclairée sur ses véritables intérêts ?

En effet, quel avantage pour un Peuple de connoître l’origine de ses Loix, l’établissement de ses usages, la forme primitive de son gouvernement ! Pourra-t-il y parvenir tant qu’il ignorera la vraie signification des termes les plus anciens de se Langue ?

Ce fut dans cette vue que les du Belley, les Pasquier, les Fauchet, consacrèrent les premiers leurs veilles à l’éclaircissement de nos Antiquités. Leur exemple fut suivi par les Mabillon, les du Cange ; mais toutes leurs recherches n’auroient pas suffi pour l’intelligence des plus précieux Monumens de notre Histoire.

Il vous étoit réservé, Monsieur, de concevoir & d’exécuter le projet de rendre ces trésors publics. Vous en avez trouvé le seul moyen ; les difficultés les plus rebutantes n’ont point refroidi votre zèle, toujours animé par l’utilité & par l’importance de votre travail.

Si vous avez paru l’interrompre quelquefois pour vous soumettre aux loix que vous imposoit votre Compagnie, vous avez choisi pour la matière de vos Dissertations des sujets qui concourroient toujours à votre premier but. Vous nous avez donné des notices exactes de nos Historiens les plus célèbres. Vous nous avez dévoilé cet établissement politique & militaire, connu sous le nom d’ancienne Chevalerie ; vous avez tiré de l’obscurité ces vieux Romans, fidèles dépositaires des mœurs de notre Nation ; vous nous avez prouvé enfin qu’avec du courage & de la sagacité il pouvoit résulter de grands avantages des lectures que l’on regarde ordinairement comme les plus frivoles.

Vous ne vous êtes pas contenté, Monsieur, des secours que vous pouviez trouver dans votre Patrie ; vous avez passé deux fois les Alpes. Le Vatican vous a laissé examiner scrupuleusement ses Manuscrits les plus rares : Florence ne vous a rien caché de ses dépôts littéraires. Le mérite modeste, ennemi de toute ostentation, vous a servi d’introducteur auprès de tous les Savans d’Italie. Ce que l’Eglise a de plus éminent, a recherché & voulu conserver votre amitié ; tous ont reconnu que ce n’étoit pas le désir de la célébrité qui animoit votre entreprise ; &t la noblesse de votre motif a déterminé à vous communiquer, sans réserve, tout ce qui pouvoit enrichir vos Recueils.

Vous êtes revenu chargé de ces dépouilles dont vous seul étiez en état de faire usage, & les premiers inventeurs de notre ancienne Poésie devront à vos soins de revoir une seconde fois le jour. Je ne parle qu’après les Italiens eux-mêmes, ces justes appréciateurs du savoir & des talens. Ils ont rendu publique l’impression que vous leur aviez faite, en vous dédiant leurs ouvrages ; ils ont voulu les faire passer à la postérité sous les auspices d’un nom qui ne pouvoit manquer d’y parvenir.

Si l’objet de vos études a été d’un genre absolument différent de celui de votre Prédécesseur, vous avez de commun avec lui un caractère & des qualités qui doivent vous rendre extrêmement désirable dans une Société littéraire. Vos preuves sont déja faites dans celle où vous avez depuis long-temps autant d’amis que de Confrères. Vous n’y avez point trouvé de rivaux pour la place que vous venez d’obtenir ; tous ont concouru à solliciter pour vous la récompense dûe à vos veilles & à l’utilité de vos laborieuses recherches. Vous avez même pu jouir d’avance du plaisir flatteur de voir notre choix approuvé, Vous avez pu reconnoître que la considération seule, cet hommage d’autant plus touchant qu’il est plus libre, suffisoit pour déterminer nos suffrages. Quel bonheur pour la Littérature, si tous ceux qui en font profession agissoient toujours par les mêmes principes, que vous avez mis si heureusement en usage. Les talens ne seroient point deshonorés par les mœurs, & la vertu deviendroit le caractère distinctif de l’Homme de Lettres.

M. de Boissy a bien suivi ces mêmes maximes ; son assiduité à nos Assemblées nous a confirmé de plus en plus dans l’idée que la voix publique nous avoit donnée de lui. La reconnoissance de ses Concitoyens pour le grand nombre de Pièces dont il avoit enrichi différens Théatres, & dont plusieurs avoient eu le plus grand succès, ne nous avoit imposé en rien sur le mérite du Candidat qu’elle nous présentoit.

Egalement recommandable par son respect pour la Religion, par l’exactitude de sa conduite, & par la fécondité de son imagination, il s’est uniquement restraint dans ses Comédies à peindre les ridicules ; il a toujours évité ces personnalités offensantes, qui ne décèlent que la malignité de l’Auteur, sans contribuer en rien à corriger les défauts du siècle.

Esprit sage & modéré, il préféra le mérite de plaire à celui d’étonner; il fut plus flatté de l’estime que de l’admiration ; il aima mieux se faire rechercher par la douceur & par la sûreté de son commerce que de briller par ces éclairs frappans par leur vivacité, mais rarement subordonnés à la justesse. Il répandit des grâces dans toutes ses productions, de la gayeté & de l’enjouement, sans jamais abandonner la décence. Faut-il être surpris du grand nombre d’amis qu’il s’étoit acquis ? Auteur sans présomption, Poëte sans jalousie, on ne voyoit rien en lui qui n’inspirât de la confiance, & qui ne fît désirer sa Société.

Si nous le regardons comme Académicien, il a toujours paru dans nos Assemblées concourir à nos travaux avec zèle ; mais plus attentif à bien connoître l’opinion des autres, qu’à soutenir la sienne avec chaleur, il se soumettoit sans répugnance dès qu’il croyoit entrevoir la vérité ; il renonçoit avec modestie à l’honneur frivole de la découverte, pourvu que l’avis le mieux fondé prévalût. Plus il est rare de trouver dans les disputes littéraires une douceur si désirable, plus nous devons regretter un Confrère qui nous a laissé un exemple si avantageux, mais en même temps si difficile à suivre.

Il ne le fera pas pour vous, Monsieur, vous pourriez servir de modèle dans le même genre. Vous nous dédommagerez de notre perte autant par votre assiduité, que par l’étendue & par la variété de vos connoissances. Venez jouir avec nous de la distinction flatteuse d’avoir notre Souverain pour notre Protecteur : il est au-dessus de tous les éloges ; il n’est sensible qu’au son nom de Bien-Aimé, le seul qui doive être désiré par les Rois qui ne connoissent que la véritable gloire.