Réponse au discours de réception de Jean Bouhier

Le 30 juin 1727

Charles-Jean-François HÉNAULT

REPONSE

De M. le Prefident HENAULT au Difcours prononcé par M. le Préfident B0UHIIER.

 

MONSIEUR,

L’Académie ne pouvoit pas mieux s’acquitter de ce qu’elle devoit à la mémoire de M. de Malezieu, qu’en vous choififfant, pour réparer une fi grande perte. Il falloit des qualités fuperieures pour remplacer un homme qui en raffembloit de tous les genres ; & la joie qu’elle a témoignée, lorfque vous vous êtes prefenté, fait en même-temns votre éloge, & celui de cet illuftre Confrére.

M. de Malézieu étoit un de ces hommes extraordinaires, dont on ne fe fait point une idée quand on ne les a point vûs. Chaque inftant découvroit en lui un homme nouveau, & de nouvelles connoiffances. Ses yeux pleins de feu annonçoient la diverfité prefque immenfe de fes lumieres. Mathématicien, dont l’éloge eft refervé à une main plus fçavante ; Poëte, dont les ouvrages fe reffentoient de fon amour pour les grands modéles, & femblable en cela à ces oifeaux, qui après avoir volé fur le tombeau d’Orphée, en avoient plus de douceur dans la voix ; familiarifé avec les Langues fçavantes, qu’il parloit comme la fienne propre ; pénétré des vraies beautés des Anciens, & les faifant aimer, non par une exactitude fervile à les traduire, mais par ces heureux équivalens, qui mettent le traducteur à côté de fon original ; verfé dans l’Hiftoire ancienne & moderne, dont jamais il ne lui eft échappé une date ; il fembloit que la nature eût voulu reconcilier la Géométrie avec la Poëfie, la Philofophie avec l’Erudition, les talens avec les connoiffances, & faire voir, en réuniffant en lui tous ces dons, qu’ils ne s’excluent pas les uns les autres, & qu’ils ne font pas abfolument incompatibles.

C’eft ainfi qu’en jugeoient ces grands hommes, qui ont fait la gloire du fiécle de Louis XIV. par leurs écrits, & dont l’amitié a fait tant d’honneur à M. de Malézieu. Les Boffuets, les Fénelons, MM. Rohault, Racine, Defpreaux, étoient fes amis particuliers. Il n’en faut pas être furpris, ils retrouvoient, & ils aimoient en lui une partie de leurs talens.

Cet éloge n’eft point flaté, & vous fçavez. MONSIEUR, qu’il nous refte des garants auffi illuftres que fidéles de ce que je viens de dire. Son merite lui valut le choix que Louis XIV. fit de lui pour le placer auprès d’un Prince, dont l’éducation lui étoit fi chere. Je n’exige pas que l’on juge du merite du maître par les éminentes qualités de cet illuftre Eleve : Je fçais qu’il eft difficile de me faire honneur à l’art, de ce que la nature feule a pris foin de former. Mais qu’on en juge au moins par les marques de bonté, qu’il en a reçûes jufqu’à fa mort. Ce Prince, dont la fageffe a fait le caractere fingulier dans toutes 1es circonftances de fa vie, & dont la confiance eft un titre glorieux pour ceux qu’il en honore, ne fe contenta pas de s’être rendu propres les connoiffances de M. de Malézieu ; il fe l’attacha encore plus particulierement ; & afin qu’il n’y eût pas un genre de travail, qui échappât à fa pénétration, il fe repofa fur lui du foin de toutes fes affaires.

Un homme fi rare ne pouvoit pas être ignoré long-tems d’une Princeffe, à laquelle il étoit de fon devoir de faire fa cour. A peine lui eut-il appris qu’il y avoit des livres ; à peine lui eut-il fait entrevoir que le goût du beau fe puife dans les ouvrages des Anciens ; que la connoiffance du vrai, & la rectitude de l’efprit s’acquiérent par l’étude de la Philofophie ; enfin, que les Princeffes foumifes comme les autres au joug des ufages, doivent au moins fecouer celui de l’ignorance ; qu’elle fentit tout le goût qu’elle avoit pour apprendre.

De-là ces converfations fi connues, ou M. de Malézieu, Sophocle à la main, fans préparation, à la vûe feule du Grec, tradufoit fur le champ les endroits les plus touchants des Tragédies de ce grand Poète ; c’eft peu dire, traduire, les mettoit en action avec tant de nobleffe, tant de magnificence & tant de force, qu’on n’y pouvoit refufer des larmes.

De-là ces conférences fur la Métaphyfique, fur la Phyfique, fur la Géométrie, que je ne confeillerois pas de raconter un jour, fi l’on vouloit être cru ; mais que nous fommes forcés de croire, parce qu’elles fe font paffées fous nos yeux ; où cette Princeffe avouoit timidement que ces matières ne lui étoient pas étrangères, & où elle laiffoit voir, malgré elle, qu’elle en pénétroit toute l’étendue.

De-là enfin ces ouvrages, enfans du bon goût & de la joie, où M. de Malezieu, tout rempli de ce qu’il venoit d’entendre, confacroit les perfections de cette même Princeffe, qu’il ne pouvoit trop admirer. Ces feux de l’imagination, légers & peu ferieux, ne font pas quelquefois ceux qui coûtent le moins. Ce font des efpéces de Génies qui ne répondent pas toujours quand on les appelle. Mais M. de Malézieu ne faifoit pas l’honneur à un genre fi frivole d’y penfer plus de quelques minutes, & il y mettoit une corection qu’il n’auroit pas été le maître d’éviter.

Ainfi raffemblant tant de dons différens, il faifoit tour à tour les amufemens & l’inftruction d’une Cour où les Lettres font en honneur, où les noms marchent après les talens, où on ne craint pas la fcience, parce que la fcience y habite.

Je ne parle que d’après vous, MONSIEUR. Vous m’avez prévenu fur ce que je viens de dire ; & un témoignage comme le vôtre, eft d’autant moins fufpect, que vos occupations ont été bien différentes.

 

p453

Né dans le foin de la Magiftrature, l’étude des Loix a fait votre principal objet. Mais comme les hommes au deffus des autres tournent bientôt au profit général les connoiffances que les hommes ordinaires & timides, faute de vûes, fe contentent de rapporter à leurs fonctions, vous ne vous êtes pas regardé comme chargé seulement de rendre la juftice aux hommes, mais comme chargé d’inftruire les Juges mêmes ; & vous avez fenti que vos lumieres devoients’étendre fur toute la Nation & lui devenir utile.

C’est ce qui nous a valu ces fçavantes Differtations, où vous avez fait voir l’analyfe & la précifion avec laquelle vous êtes capable de traiter les queftions les plus abftraites de notre Jurifprudence ; où vous remarquez avec tant de raifon, que fouvent il eft arrivé que des intérêts particuliers ont donné occafion à des décifions générales, qui ont fervi de principes dans la fuite ; & où enfin vous faites toujours marcher l’Hiftoire à côté des Loix ; modéle fi utile ! projet tant de fois propofé ! Puiffiez-vous, MONSIEUR, le fuivre dans toute fon étendue, & mettant à profit le loifir que vos travaux vous ont fi juftement acquis, nous donner une Hiftoire de France relativement aux Coutumes & aux Ordonnances du Royaume, & couronner ainfi les différens genres d’érudition, qui vous ont fait entrer en lice avec les plus fameux Critiques du dernier fiécle.

Des études fi vaftes fembleroient exclure les agrémens de l’efprit, & les faillies heureufes de l’imagination ; & il n’eft pas ordnaire qu’un homme, occupé des fonctions les plus ferieufes, ait atteint, comme vous l’avez fait, dans la Poëfie Françoife, les beautés des plus grands Poëtes de l’Antiquité. Je fçais, MONSIEUR, que je vous plais moins en révélant un fecret, que vous cachez fi foigneufement ; mais c’eft un honneur pour les Lettres, qui ne peut lui être rendu dans un lieu, ni dans un jour plus convenable. Je n’en dirai pas d’avantage, de crainte d’offenfer une vertu, qui nous rend encore votre acquifition plus précieufe : cette vertu qui couronne toutes les autres, fans laquelle les connoiffances, même les plus utiles, font à peine fouffertes, & qui fait que nous paffons à ceux qui la poffédent, de valoir mieux que nous, la modeftie, MONSIEUR, pardonnez-moi de la nommer, c’eft ce que nous avons été d’autant plus touchés de trouver en vous, qu’elle n’accompagne pas toujours les autres perfections.

Il eft vrai que fi jamais elle fut d’ufage, c’eft dans un tems où les exemples en font auffi folides qu’éclatans, & où nous la voyons recompenfée des dignités les plus éminentes dans un Miniftre qui ne s’étoit point empreffé pour les obtenir. C’eft une belle leçon pour ceux à qui il ne manqueroit pour aimer la vertu, que de croire qu’elle pourroit leur être utile. On n’étoit point accoûtumé à voir les dignités chercher un homme, qui les regardoit avec indifférence ; encore moins à voir la jaloufie, qu’excitent ordinairement les honneurs, diminuer toujours à proportion de ceux aufquels il étoit élevé. Apprenons à être jufte, en voyant la juftice fi honorée !

Non content de nous inftruire, ce Miniftre s’occupe uniquement du foin de nous rendre heureux. Son miniftere commence fous le regne de LOUIS XV. comme finit fi heureufement celui d’un grand Cardinal fous le regne de fon augufte Bifayeul ; & l’eftime qu’il a fçû obtenir de toutes les Nations, rend fon maître l’arbitre de la tranquillité de l’Europe. Qui le croiroit ! Sa fidelité à obferver des Traités, qui pouvoient gêner des Puiffances refpectables, a été un nouveau motif pour ces mêmes Puiffances de fe fier à lui, parce que c’eft le droit de la vérité de tout réünir.

Joignons-nous, MESSIEURS, aux vœux de toute l’Europe. On ne nous accufera pas de ne fuivre que notre penchant. Célébrons tant de vertus, elles font toutes du goût des Mufes, qui ignorent la violence, la fraude, le intrigues, les cabales, & qui fe plaifent à chanter la douceur, la modération, & le defintéreffement. Puiffe le Ciel égaler fes jours à l’amitié, dont l’honore notre jeune Monarque, & nous conferver un exemple unique d’un Miniftre fidéle, aimé tendrement de fon Roi.