Discours de réception de Jacques Adam

Le 2 décembre 1723

Jacques ADAM

Monsieur ADAM, Secrétaire des Commandemens de S.A.S. Monseigneur le Prince Conty,  ayant esté élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de feu Monsieur l’Abbé Fleury, Confesseur du Roy, y vint prendre séance le Jeudi deuxieme Décembre 1723, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Depuis que vous m’avez honoré de vos suffrages, il ne m’est plus permis d’examiner, si je suis digne de la place que vous me donnez parmi vous : Je dois écarter un doute qui troubleroit ma joye, & qui paroistroit attaquer, ou vos lumières, ou vostre justice : Je dois faire tous mes efforts pour justifier aux yeux du Public un jugement qui m’est si glorieux, & s’il manque quelque chose au mérite, je dois y suppléer par la vivacité de ma reconnoissance.

Que ne puis-je la peindre à vos yeux ? Vous verriez que de ce costé-là je n’ay pas besoin d’indulgence, mais si je manque d’expressions assez fortes pour le faire, je me flate que vous voudrez bien en juger par l’idée que j’ai de votre bienfait.

Vous m’associez, MESSIEURS, à un grand nombre d’hommes admirables, qui depuis près d’un siécle ont travaillé avec un succez estonnant à l’avancement des Lettres, & à la gloire de leur Patrie.

Les uns par des traductions comparables aux Originaux ont enrichi leurs Citoyens de ce que l’antiquité nous a laissé de plus précieux ; les autres ont fait eux mesmes des ouvrages si achevez, que s’ils n’ont pas surpassé les anciens, ils ont au moins rendu la palme douteuse, & tous ont porté nostre Langue à un si haut degré de perfection, que les Muses semblent l’avoir adoptée, & l’avoir jugée seule digne d’estre l’interprète & le maistresse des Sciences : Tous se sont opposés au torrent du mauvais goust qui inondoit le Royaume, & qui infecta long tems les esprits, ou par les faux brillants d’un style ampoulé, ou par les basses plaisanteries du burlesque, & si nous sommes revenus au goust de la saine raison, si nous connoissons qu’en tout Style, la perfection consiste à bien imiter la nature, ce sont ces Grands Maistres qui nous l’ont appris.

Vous n’avez point degeneré, MESSIEURS, cet illustre corps soustient avec dignité, la haute réputation qu’il a héritée de ses Ancestres : J’y vois mesmes estudes, mesme esprit, mesme supériorité de talens, & vous estes comme eux les nobles rivaux de l’Antiquité, & les modeles de nostre Siécle.

Sur cette idée que j’ay tousjours euë de l’Académie, jugez, MESSIEURS, avec quels sentimens de reconnoissance & de joye, j’y viens aujourd’huy prendre place ; mais j’en dois rendre hommage au grand Prince qui honore ma réception de sa présence : je dois l’honneur que vous me faites à l’attachement que les Muses ont pour luy, digne prix de l’amour qu’il a tousjours marqué pour elles. Les cœurs de tous leurs Nourrissons sensibles à l’accueil gracieux qu’il leur fait en tout temps, volent à leur tour au devant de luy, & s’empressent de prévenir les désirs.

Que J’ay de plaisir à voir cet heureux concert ! Je ne sçais si je puis assez présumer de mon foible travail pour me flater qu’il y ait contribué quelque chose, mais au moins puis-je assurer que je ne m’en promettois pas une si brillante recompense.

C’est ce prince tousjours bienfaisant qui m’a inspiré de porter mes vœux au dela des bornes que ma raison leur avoit prescrites ; c’est luy qui s’est rendu mon garant auprès de Vous ; c’est luy enfin, qui pour faire honneur aux soins que j’ay pris de son enfance a bien voulu leur attribuer des talens qu’il ne tient que de son heureux naturel ; cette inclination qu’il a pour les Lettres, ce goust délicat, ce jugement solide, les vertus rnesrne de son cœur, cet attachement à nos Loix, ce zèle pour son Prince, & cet amour invariable de la justice & du bien public.

Que ne dois-je pas à ce tesmoignage si respectable ? C’est le titre unique qui me comble aujourd’huy de gloire en me faisant Successeur de M. l’Abbé Fleury.

A ce nom, vostre douleur se reveille. Qu’elle est juste ! Que vostre perte est grande ! Que de tels Citoyens sont rares, & quand il plaist à Dieu de couronner leurs travaux, qu’il est difficile de les remplacer dignement !

Où trouver en effet tant de qualitez estimables réunies dans un seul homme ! Un esprit excellent cultivé par un travail infini, une science profonde, un cœur plein de droiture, des mœurs innocentes, une vie simple, laborieuse, édifiante, une modestie sincère, un desinteressement admirable, une régularité qui ne s’est jamais démentie, une fidélité parfaite à tous ses devoirs, en un mot l’assemblage de tous les talens & de toutes les vertus qui font le sçavant, l’honneste homme, le Chrestien.

Quelles richesses pour luy ! Et nous pouvons dire pour les autres : car il n’amassoit que pour respandre, il n’estudioit que pour instruire, & ce ne fut pas un de ses moindres talens. Quels éleves il a faits ? Deux Princes de Conty vrais Héros ; ce Roy, qui fait les délices de l’Espagne ; ce Dauphin si vertueux, si éclairé que le Ciel ne fit que monstrer à la France. Combien a-t’il encore formez d’excellens ouvriers pour la moisson du Seigneur dans ces conférences qu’il fit pendant tant d’années sur les Livres de l’Escriture ? Combien de brebis égarées de la maison d’Israël a-t’il ramenées au bercail de l’Eglise dans ces missions où il fut envoyé par le feu Roy ? il convainquoit les uns par la force de ses raisons, il attiroit les autres par l’éclat de ses vertus, & tous estoient gagnez par une condescendance mesurée qui n’impose de joug, que celuy qu’il est nécessaire de porter.

Qu’un homme de ce mérite ait esté si souvent choisi pour élever des Princes, & des Rois, que dans une conjoncture délicate il ait esté nommé avec un applaudissement general pour Confesseur de nostre jeune Roy, personne n’en peut estre surpris ; mais ce qui doit paroistre incroyable à tout le monde, c’est qu’au milieu de tant d’emplois, dont il s’est si dignement acquité, & dont une partie suffiroit pour remplir toute la vie d’un homme, il ait pû trouver du loisir pour composer ce grand nombre d’ouvrages excellens qu’il nous a donnés, & sur tout ce corps immense de son Histoire Ecclésiastique qu’il a presque conduit jusqu’à nous. Quelle lecture prodigieuse ! Quel choix ! Quelle netteté ! Quelle fidélité ! Quelle Critique sage & sçavante sur les changemens arrivez dans la Discipline ! Que ne luy devons nous pas pour ce riche Trésor, qu’il a ramassé avec tant de peine, & dont il nous a rendu la possession si facile ? Cet ouvrage durera autant que l’Eglise, & il sera à jamais glorieux à l’Academie qu’il ait esté composé par l’un de ses membres.

Je puis donc compter ce sçavant Escrivain entre ceux qui ont le plus contribué à vostre gloire, je puis adjouster mesme que jamais Académicien n’en fut plus jaloux : Je vous en prend à tesmoin, MESSIEURS, vous avez vû de vos yeux avec quelle assiduité il se trouvoit à vos assemblées, avec quelle ardeur il entroit dans vos travaux, avec quelle attention il travailloit à vous donner des sujets qui fussent dignes de vous, & capables de remplir les grandes vues du Cardinal de Richelieu vostre Fondateur.

Je ne parle icy que des vues qu’eut ce grand homme de rendre la France aussi florissante par les Lettres qu’il l’avoit rendue redoutable par les armes. La Maison d’Austriche abaissée, l’équilibre remis dans l’Europe, LOUIS LE JUSTE tousjours triomphant, & regardé par les Princes Voisins comme le rempart de la liberté publique, les factions du Royaume estouffées, l’Ocean enchaisné par cette fameuse digue ; la Rochelle prise, l’heresie désarmée, tous ces grands succez dûs aux ressort de la politique de ce Ministre, aussi bien qu’à la grandeur de son courage avoient porté à un haut point la gloire de la France & la sienne.

Mais nos muses languissoient, & sans leur secours la mémoire des plus beaux Exploits s’évanouit bientost. Combien nostre patrie a-t’elle enfanté de Guerriers qui valoient mieux que les Achilles & les Ulisses, & dont les noms cependant sont demeurés dans l’oubli, faute d’avoir eu des Homeres ? Vostre illustre Fondateur en connut le besoin, & l’on peut dire qu’il y a pourvu pour tous les siécles à venir. L’Académie, qui luy doit sa naissance ne manquera jamais d’Escrivains celebres qui sçauront immortaliser nos Héros, & l’on peut présumer mesme, que ce génie si grand, si élevé, si magnifique en toutes choses eût affranchi les favoris des muses de tout autre soin que de celuy de polir leurs ouvrages, si le faix de toutes les affaires du Royaume, ou plustost de l’Europe entiere ne luy eust causé une mort prématurée.

Quelle perte pour la France & pour vous. L’Académie alloit perir au berceau, si le plus illustre de ses Membres ne fust devenu son Chef. Ce grand Chancelier Seguier, le plus sçavant & le plus éclairé de tous ceux qui eussent porté ce titre jusqu’alors, essuya les larmes de l’Académie, il la reçut en sa maison, vray Temple de la Justice & des Muses. Sa fameuse Bibliothèque fut le lieu de vos Assemblées ; il s’y trouvoit parmi vous, non comme Protecteur, mais comme ami ; il venoit s’y délasser de ses grandes occupations par les agrémens de vos exercices Académiques, il en fit tousjours ses délices : Cet homme si sage ne laissa pas d’estre enveloppé dans les troubles, qui agiterent le Royaume pendant la minorité de leur Roy : dans ce temps d’orage il perdit deux fois les Sceaux ; mas il ne perdit jamais ni sa tranquillité, ni sa tendresse pour vous. On lui rendit mesme dans le calme qui succéda toute la justice qui lui estoit deue : les Sceaux luy furent donnez pour la troisieme fois, & il en fit les fonctions jusques à sa mort avec une grande reputation.

C’est ici, MESSIEURS, que commencent les plus beaux jours de l’Académie, ses larmes couloient pour la perte de son Chef, lorsque LOUIS LE GRAND jetta sur Elle un regard favorable : il jugea qu’une Compagnie, qui faisoit tant d’honneur à la France, ne devoit point avoir d’autre Protecteur que celuy qui en est le Souverain : il vous reçut dans ce Palais Auguste, où l’Apollon François, dont la demeure avoit esté flottante jusqu’alors, semble pouvoir à l’abri des lys, se promettre une stabilité éternelle.

La Loy que vostre reconnoissance a dictée, & le penchant de mon cœur exigent de moy quelques traits des vertus de ce grand Prince. Que n’en puis-je donner un Tableau digne de l’Original ; mais pour peindre Alexandre, il faut estre Apelle, je connois trop la mesure de mes forces, pour me charger d’un poids qu’elles ne pourroient soustenir, & les bornes mesmes de ce discours me laissent à peine le temps de faire icy l’abregé des merveilles d’un si beau Règne.

On peut dire que LOUIS LE GRAND rassembla dans sa personne toutes les vertus, qui ont distingué ses Prédécesseurs : Quel Roy fit jamais tant de Conquestes ? Quelle Région de l’Univers n’a pas esté tesmoin de ses Trophées ? Combien de Places prises qui passoient pour imprenables ? Combien de Batailles gagnées, & sur terre & sur mer contre toute l’Europe conjurée : & qui doute qu’il n’ait peu luy imposer des fers, si sa Religion ne l’en avoit empesché ?

Que pouvoit-il trouver de difficile avec des armées invincibles, des Generaux comparables aux Césars, des Finances inépuisables & la fortune la plus constante que l’on ait jamais vue ? Mais il sçavoit que la Victoire la plus noble, est celle de se vaincre soi-mesme ; qu’un Roy très-Chrestien est bien different d’un Ninus ou d’un Alexandre : il n’oublia jamais ce qu’exigeoit de luy ce titre si glorieux ; il s’efforça de le justifier par toute la suite de sa vie : Delà, ces secours triomphants donnés à ses ennemis mesmes contre les ennemis du nom Chrestien ; delà, ces missions envoyées jusqu’aux extremitez de l’ancien & du nouveau monde, pour y planter la Foy de J.-C. ; delà, cette application infatigable à détruire en France l’heresie qui y avoir tant fait de ravages ; delà enfin, ces Loix sévères contre le duel, l’impieté, & la profanation de nos Temples.

Ce grand Prince ne fut pas seulement le Protecteur des Autels, il le fut aussi des Sciences & des Arts. Sous quel Règne les a-t’on vus plus florissans ? Nostre Théâtre le cede-t’il à celuy des Grecs, & les Romains pourroient-ils se comparer à nous sur ce point ? N’avons-nous pas nos Phidias & nos Lysippes, qui sçayent encore animer le marbre & le bronze ? C’est à la magnificence de LOUIS, c’est à la splendeur de son Règne que sont deus tous ces prodiges.

Une chose manquoit à sa gloire : sa valeur & sa Religion estoient connues dans tout l’Univers, sa modération mesme avoit éclatté dans une longue suite de succez heureux : Mais nous ignorons ce qu’il seroit dans l’adversité, Dieu qui préparoit en luy un exemple de toutes les vertus pour les Rois ses .Successeurs le frappa dans tout ce qu’il avoit de plus cher ; il vit cette Famille Royale si nombreuse & si digne de son amour presque anéantie, ses Armées défaites, les Frontières de ses Estats ouvertes de toutes parts, ses Alliez, ou dépouillez, ou infidèles ; ses Ennemis victorieux & irréconciliables. Il soustint tous ces revers avec une constance héroïque, il s’humilia devant le Roy des Rois, il mit tout son appuy dans le bras mesme qui le frappoit. Dieu exauça ses prières & les nostres, un nouveau Scipion chassa les Ennemis de nos Terres, transporta la Guerre dans leur païs, & les contraignit enfin de nous donner la paix, en les reduisant à l’impuissance de nous faire la Guerre.

LOUIS jouit peu du fruit de ses dernieres Victoires, une maladie périlleuse luy annonça bientost que sa mort estoit proche. Ce terrible moment, qui égale les Rois aux autres hommes, n’ébranla point sa fermeté ; persuadé du néant des Grandeurs qui disparoissoient devant luy, il ne songea qu’à purifier son cœur de toutes les affections de cette terre d’exil, pour se rendre digne d’estre receu dans la Jérusalem céleste. Qu’il fut Grand dans ce dernier combat ! Quels exemples de Foy, de ferveur, de résignation il fit paroistre aux yeux de sa Cour. Quels Conseils admirables il donna au jeune Prince son Successeur !

Noble rejetton de la plus noble tige qu’il y ait au monde ; reste précieux de tant de Princes qui ont fait, ou nostre bonheur, ou nostre esperance ; aimable lien de la paix, qui règne aujourd’huy sur la terre, LOUIS, n’oubliez jamais ce discours si touchant de ce grand Roy, vostre Bisayeul. Tout en vous nous annonce un Règne heureux, cette sagesse que l’on voit déja briller au travers des nuages de l’enfance, cette douce Majesté qui prévient les cœurs, cette inclination bienfaisante qui les attache, le Sang dont vous sortez, les vertus du Héros que vous vous proposez pour modele, les leçons des grands Maistres qu’il vous donna, l’exemple de l’auguste Prince qui a tenu pendant vostre Minorité les resnes de cet Estat. La France luy doit la paix, dont elle a joui depuis que vous régnez : il est l’ame des ressorts qui la maintiennent, il semble qu’il ait enchaîné par la superiorité de son genie l’humeur guerrière de l’Europe ; il fait fleurir les Arts, il est le Protecteur des Muses.

Préférez, jeune Monarque, préférez comme luy la douceur de l’Olive à l’éclat des Lauriers. Souvenez-vous qu’un Roy est le père de son peuple ; que la plus glorieuse conqueste qu’il puisse faire, est celle de leurs cœurs. Songez que les Rois ont audessus d’eux un Roy terrible, à qui rien ne peut résister. Adressez-vous à luy, jeune Salomon, demandez-luy un cœur docile à sa Loy, un esprit plein de sa Sagesse pour gouverner justement ce peuple innombrable qu’il vous a sousmis : Aimez-le, ce peuple fidèle tousjours prest à prodiguer ses biens & son sang pour les Rois. Bannissez loin de vous le mensonge & la flatterie : Que la justice & la vérité soient les appuis de vostre Trosne ; que les Sciences & les Arts en soient l’ornement. Puissiez-vous faire long-temps le bonheur & les délices de la France. Puissiez-vous surpasser en gloire tous les Rois qui vous ont precedé : & pour finir par le plus magnifique de tous les vœux, puissiez-vous porter dignement & pendant le cours d’une longue vie, le titre de Roy très-Chrestien.