Réponse au discours de réception de M. de Châteaubrun

Le 5 mai 1755

Pierre-Joseph THOULIER d’OLIVET

Monsieur,

Vous succédez, Monsieur, à un Académicien, qui jouissoit de la réputation la plus brillante & la plus étendue. Jamais, dans le cours d’un siècle qui a produit tant d’Ouvrages excellens, jamais Ouvrage n’approcha du succès de l’Esprit des Loix : & ce prodigieux succès ne se renferma point dans les limites d’une nation. Toute l’Europe fut réveillée en même temps, & par la célébrité de l’Auteur, & par l’importance des matières qu’il avoit embrassées. Projet si digne d’un savant Magistrat, qui, après de longs services rendus à sa Patrie, ne vit plus rien de proportionné à l’élévation de ses sentimens, qu’un travail consacré à l’instruction & à l’utilité du monde entier. Projet, dont l’exécution a demandé qu’il connût supérieurement le vrai but de la Politique, les différentes faces de Morale, les fondemens de la Jurisprudence, la nature de tous les climats, les ressorts de tous les Gouvernements, le bon & le mauvais de tous les usages. Vingt années, il le déclare, lui ont à peine suffi pour amasser & arranger les matériaux de son édifice, le plus grand & le plus hardi que l’esprit humain ait entrepris d’élever. Il se défia des lumières éparses dans les livres qui avoient ébauché quelques parties de son plan. Il vit l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, & il les vit avec les yeux du sage Ulysse, pour étudier les mœurs. Ainsi son ouvrage fut le résultat de ses lectures & de ses observations, les unes rectifiées par les autres, & développées avec un art singulier, qui ne présente jamais l’utile sans l’agréable, ou plutôt il n’y avoit point d’art. Une imagination vive & fertile, en conduisant sa plume, faisoit éclore des fleurs, ainsi qu’elle donnoit à sa conversation une légèreté soutenue, qui devenoit l’ame des sociétés choisies, où l’on se disputoit l’agrément de le posséder. Jusqu’aux distractions, qui lui étoient familières, on n’est point blessé d’en remarquer des traces dans ses écrits. On pardonne tout, on admire tout, lorsqu’on est, comme dans l’Esprit des Loix, emporté par un torrent de pensées neuves, originales, ou sublimes par l’objet, ou séduisantes par le tour, & qui sans nous rappellent à nous-mêmes, en nous occupant de nos plus chers intérêts.

Quand je parle ainsi, ce n’est pas en Orateur qui exagère ; ce n’est pas en Critique qui ose le jugement de la postérité : c’est, Messieurs, en Historien qui rapporte ce qu’a pensé le Public de son temps. Et j’aurais cru devoir m’en tenir là, si mon illustre Confrère n’avoit pas jetté les fondemens d’un éloge incomparablement plus solide. Car ne dissimulons point que ce Livre fameux trouva des Lecteurs, qui crurent y voir de quoi allarmer la Religion. Mais, sans arrêter ici nos regards sur le Livre même, portons-les directement sur l’Auteur. Vous le verrez, plusieurs jours avant que d’extrêmes douleurs lui eussent annoncé sa fin, recourir aux Ministres de l’Église, implorer humblement leur secours, & se livrer à eux avec une docilité sans bornes. Quel triomphe pour la Religion ! Mais quelle honte pour ces barbares écrivains, qui se faisoient un jeu de lui supposer des intentions qu’il a si hautement désavoués ! Rien de plus édifiant que le détail où j’entrerois, si la plupart de ceux qui me font l’honneur de m’entendre, n’en avoient été instruits d’ailleurs.

Vous me ramenez, Monsieur, à des idées plus convenables au lieu où nous sommes, & où le Public vous a placé. Jamais si sûr de nous-mêmes, que lorsqu’il nous prévient, c’est par lui sur-tout que nous aimons à être éclairés dans nos élections. Vous avez été assez heureux pour éprouver sa reconnoissance : & nous, plus heureux encore, de n’avoir eu qu’à écouter sa justice.

Avant que de nous parler pour vous, le Public venoit de vous accorder, ne disons point de ces applaudissemens qui ne sont pas refusés quelquefois à un art imposteur, mais de ces larmes précieuses que la nature commande elle seule, & qui honorent la nature. Qu’il vous est glorieux d’avoir fait ainsi revivre Sophocle, Euripide, Homère ! Vous avez puisé dans la source intarissable du beau & du pathétique. Vous avez fait voir que deux mille ans n’ont rien changé, ni à l’esprit, ni au cœur de l’homme. Andromaque, Iphigénie, les Troyennes, Philoctète, sont les meilleurs ouvrages qu’on ait faits pour défendre les Anciens contre les Modernes.

Puisse votre exemple, Monsieur, faire impression sur les esprits ardens, qui s’élancent dans la carrière des Lettres avant que leur discernement ait mûri. Apprenez-leur qui sont les guides, sans lesquels ils risqueroient de s’égarer. Car enfin, si d’un côté nous savons que ceux de nos écrivains qui ont eu d’éclatans succès, des succès durables, ont tous été attentifs à marcher de près sur les traces de la saine Antiquité ; & si d’un autre côté il est certain que ceux qui ont dédaigné la même route, ne sont parvenus qu’à faire illusion pendant assez peu de temps : ne faut-il pas en conclure qu’il n’y a point deux sortes de bons goûts ; que l’unique bon réside dans ce très-petit nombre d’Anciens, qui ont pour eux la constante admiration de tant de siècles ; que l’art d’écrire dans leur goût n’a rien de commun avec l’imitations servile, qui ne pense que d’après eux ; que leur souverain mérite a été de bien copier la nature, modèle visible pour nous, autant qu’il l’étoit pour eux ; qu’ainsi nous excellerons comme eux, si comme eux nous suivons la nature ; qu’il faut donc ne s’attacher qu’au vrai, sacrifier tout à une noble simplicité, renoncer à ce qu’aujourd’hui l’on appelle l’esprit, ne vouloir jamais que peindre nos pensées, & vouloir que nos pensées soient toujours quelque chose qui parte du bon sens.

On demandoit au célèbre Arnaud, comment faire pour se former un bon style ?Lisez Cicéron, répondit le Docteur. Mais il ne s’agit pas, lui dit-on, d’écrire en Latin ; il s’agit d’écrire en François. Encore une fois, reprit le Docteur, lisez Cicéron. Voilà, je m’en souviendrai toujours, ce qui me fut conté dans mon enfance par le savant Mabillon : & je me persuade, Messieurs, qu’à la faveur de ces deux grands noms, Mabillon & Arnaud, vous me passerez le récit d’une anecdote qui sert à confirmer ce que j’avançois, qu’un écrivain, s’il aspire à la perfection, doit avoir les yeux continuellement attachés sur ces divins originaux, que la docte & judicieuse Antiquité nous a laissés.

Qu’il soit donc permis à un zèle autorisé par la place que j’occupe, d’attaquer ouvertement cette aveugle présomption, qui semble aujourd’hui déclarer la guerre aux Langues de Rome & d’Athènes. Voudroit-on nous replonger dans les ténèbres, dont nous ne devons pas oublier que nos aïeux étoient couverts, avant que François premier eût allumé le flambeau des Lettres ? Un siècle entier lutta sans relâche contre la barbarie. Tout ce qui nous est connu sous l’aimable nom d’Humanité, sortit peut à peu des monumens où le savoir avoit été mis en dépôt : & de-là enfin, de là ce qui devoit être tout à la fois & le fruit & la fleur du savoir, un goût épuré, un sage, qui du temps de nos pères formoit dans Paris le caractère distinctif, soit des Auteurs, soit des Lecteurs. Verrons-nous le sceptre de la Littérature tomber des mains qui l’ont si long-temps & si glorieusement porté ?

Mais non content de nous inspirer du mépris pour l’étude des Langues savantes, on voudroit aussi, Messieurs, pouvoir nous dégoûter de la nôtre. Elle a, dit-on, trop d’articulations rudes, elle a des sons ennemis de toute harmonie, & par conséquent point de cadence poëtique, point de nombre oratoire. Heureusement l’oreille du François n’en convient pas. Or le François ne peut être ici jugé que par lui-même, quoique dans sa propre cause. Tout raisonnement tombe, lorsqu’il est réfuté par le sentiment. Et d’ailleurs, quand même il seroit vrai que notre Langue n’eût pas encore montré qu’elle fût propre à certain genre de composition, seroit-ce une raison suffisante pour croire qu’en effet elle n’y est pas propre ? Avant Malherbe, l’auroit-on soupçonnée de pouvoir être aussi sonore & aussi majestueuse qu’elle l’est dans les beaux endroits de ses Odes ?

Vous savez, Messieurs, que ce fut l’immortel Cicéron, qui,    le premier des Romains, fit voir que leur Langue étoit capable de rendre, & la force de Démosthène, & l’abondance de Platon, & la douceur d’Isocrate. Voilà pour la Prose ; mais la Poësie languis soit encore. Rome n’avoit eu jusqu’alors, du moins pour l’Épopée, que son Ennius, qui étoit à peu près notre Ronsard. Sans doute les Sophistes de ce temps-là ne manquoient point de s’en prendre à la Langue Latine, qui, comparée à la Grecque, leur paroissoit mériter les reproches qu’on fait à la nôtre. Pendant qu’ils raisonnoient, il vint à sortir d’une famille obscure, & dans un coin de l’Italie, un de ces hommes que la nature se plaît à montrer de loin à loin, & dont la production semble lui coûter l’espace de plusieurs siècles. À l’esprit le plus sublime, au sens le plus droit, Virgile joignant un travail opiniâtre, & ayant bien étudié, bien approfondi le génie de ce même idiome, qui avoit jusqu’alors si mal servi les Poëtes de sa nation, il réussit à en tirer des chants mélodieux, dont la Grèce fut jalouse. Par son premier ouvrage, il égala Théocrite : par le second, il surpassa Hésiode : par le troisième, il se mit à côté d’Homère.

Que nos écrivains soient donc embrasés d’un feu céleste, sans quoi nul commerce avec les Muses ; & bientôt ils auront trouvé le moyen de braver avec une heureuse audace les défauts qu’on impute à notre Langue, pourvu cependant qu’ils la possèdent bien. Car, semblable aux Langues les plus parfaites, elle a ses difficultés, & de toute espèce : les unes qu’il est beau de vaincre ; les autres qu’il est sage d’éviter. Ainsi c’est une science qui ne s’acquiert point sans travail. Et combien de gens ne se doutent pas même que ce puisse être une science ? Quoiqu’il en soit, craignons de manquer, ou de talent, ou d’étude, ou de courage : mais pour notre Langue, Messieurs, rendons-lui justice ; & quelque dessein qu’un Orateur, qu’un Poëte ose former, soyons bien sûrs que s’ils la connoissent à fond, elle répondra toujours, & à leurs besoins, & à leurs désirs.

Aujourd’hui le rang & le goût d’Auguste étant réunis avec la générosité de Mécène dans un Roi, que l’Univers nomme le Roi bien-aimé, le Héros de Fontenoi, le Pacificateur des Nations, & qu’ici l’amour le plus respectueux, mais en même temps le plus vif, nomme le Protecteur de l’Académie, quel autre temps la France attendra-t-elle pour déployer toutes ses forces ?