Discours de réception de l'abbé d’Olivet

Le 25 novembre 1723

Pierre-Joseph THOULIER d’OLIVET

Monsieur l’Abbé d’Olivet ayant efté élu par Messieurs de l’Académie Françoise, a la place de feu Monsieur de La Chapelle, y vint prendre séance le Jeudi vingt-cinquième de Novembre 1723, & prononça le Discours qui suit.

   

Messieurs,

Tout ce qu’inspire la plus juste reconnoissance, je voudrois pouvoir l’exprimer dans ce mornen, & je le pourrois en effet, si l’on succédoit ici aux talens, comme aux places de ses prédécesseurs.

Vous me déférez celle d’un Académicien, qui excelloit dans l’art de la parole. Avec quel éclat se montroit-il dans ces occasions brillantes, où le sort, en le mettant à la teste de cette illustre Compagnie, le chargeoit de parler en vostre nom ? Aux graces de son discours on reconnoissoit le rival de Catulle & de Tibulle. On y admiroit cette élégance, cette magnificence de style, par laquelle il fut bientost décelé, lorsqu’écrivant sur des matières de Politique, il essaya de cacher son nom & sa patrie. On y admiroit ce génie noble, aisé & fertile, que l’une & l’autre Scène se disputèrent à l’envi, & qui, susceptible de toutes les formes diverses, que la Poësie & l’Éloquence ont inventées pour nous plaire & pour nous instruire, les prit toutes avec la mesme facilité, & avec un succès toujours égal.

Académicien d’autant plus digne de vos regrets, qu’il estoit mieux entré dans les vues de vostre Fondateur, dont l’éloge, tant de fois recommencé, ne sera jamais fini.

Mais que fais-je ? Pourquoi réveiller si vivement la douleur, que vous cause la perte de Monsieur de la Chapelle ? Par là, puisqu’il faut l’avouer, mon dessein a esté de vous disposer insensiblement, Messieurs, à souffrir que je renouvelle bien d’autres playes : que je vous remette devant les yeux l’image de tant de grands hommes, autrefois vos confrères, dont les vertus ont esté l’ornement de leur siécle, & dont les ouvrages feront l’admiration & l’instruction de la postérité.

Oui, j’ai fouillé dans les monumens de vostre Histoire, & j’ai osé reprendre les traces du célèbre Pellisson. Vous estiez, il est vrai, seuls capables d’égaler un si parfait original. Mais la plus fidelle Histoire de 1’Académie, je dis la plus fidelle & la plus simple, ne pouvant estre qu’un tissu de louanges, qui vous deviennent personnelles à. tous, une pudeur outrée ne vous permit jamais de l’écrire. Je vous estois inutile, si vous aviez esté moins modestes.

Vostre premier Historien, pour avoir trop bien réussi, ne vous en a fait que trop long-temps attendre un second. Pour moi, sans, aspirer aux beautez qu’il emprunte de l’art, j’ai cru pouvoir me soustenir par la beauté mesme de mon sujet.

Quel spectacle j’ai à présenter ! Qu’il vous est glorieux ! Qu’il est consolant pour tous ceux qui ont le goust des lettres ! Un Roi, le meilleur, le plus puissant de nos Rois, se déclare vostre Protecteur. Mais ce nouveau titre, qu’il ne dédaigna pas d’hériter d’un sage Chancelier, dont vos Fastes éterniseront la mémoire, le compta-t-il pour un titre frivole, qui ne lui imposoit point de nouveaux: devoirs ? Vous le savez, il commença par vous ouvrir les portes de son Palais, & dès-lors ne cessant d’avoir les yeux attachez sur vous, il animoit vos travaux, il se faisoit instruire de vos elections, il les examinoit avec scrupule, il prenoit à cœur les intérests de vostre Compagnie, il s’appliquoit à y maintenir l’ordre & la discipline. Tout cela, non seulement au milieu d’une paix oisive, mais lors mesme qu’il concertoit, qu’il exécutoit ses plus grands desseins.

Par combien de monumens le bronze & le .marbre conserveront-ils à ce Héros la gloire que lui ont acquise les remparts foudroyez, les provinces subjuguées, les ligues dissipées, cette foule d’événemens merveilleux, qui ont fait éclater, parmi les variations de sa fortune, la constance de sa vertu ? Mais ce qu’il a fait pour vous, Messieurs, ne vous lassez point de le célébrer par des ouvrages plus durables, & que le marbre, & que le bronze.

Après les bontez de Louis Le grand, si quelque autre chose vous doit encore toucher, n’est-ce pas de voir les mesmes sentimens renaistre dans Philippe VI ?

Peu de jours avant son départ pour Madrid, vous allastes solennellement lui rendre vos hommages, & ce fut par l’organe de mon illustre prédécesseur. Je vous charge, lui répondit sa Majesté Catholique, d’assurer vostre Compagnie, que par tout où je serai, je lui donnerai des marques d’estime. Pouvoit-elle, Messieurs, vous en donner de plus flateuses, que de regarder cette Académie comme un modèle digne d’estre suivi dans la Capitale de ses Estats, pour achever de former le goust d’un peuple, qui paroit avoir, plus que tout autre, toutes les dispositions nécessaires à l’Éloquence, beaucoup de feu dans l’imagination , une grande élévation dans les sentimens, & je ne sais quelle dignité naturelle, jusque dans le caractère de sa langue ?

Vostre Fondateur ne prévoyoit pas qu’en vous establissant, il travailloit aussi pour l’Espagne, pour une fiére rivale, dont l’abaissement estoit alors, & devoit estre le principal objet de sa politique. Encore moins auroit-il prévu, qu’un jour elle demanderoit des Rois à la France, que ses Rois & les nostres seroient un mesme sang, un mesme cœur ; & que les doux liens qui les unissent, seroient enfin serrez par des nœuds indissolubles, sous la Régence d’un Prince, dont la fortune couronne tous les projets, parce que la sagesse les forme, l’habileté les dirige, le secret les accompagne, la fermeté les soustient.

Mais l’Espagne, Messieurs, n’a pas seule profité de vos exemples. A peine ouvre-t-elle son Académie de Madrid, que le Portugal en veut avoir une à Lisbone. Ainsi vous multipliez-vous par des Sociétez polies & savantes, qui, pour n’avoir pas toutes précisément le mesme objet, ne laissent pas de concourir toutes au mesme but. Ainsi sont chassées de proche en proche l’ignorance & la barbarie ; car il ne faut qu’une de ces Sociétez dans un Royaume, lorsqu’un grand Prince la protége, pour exciter dans tous les esprits cette noble émulation, qui fut toujours l’aliment, ou plustost le germe des beaux arts.

Jugeons-en par nous-mesmes. Questionons-nous avant vostre establissement ? Mais tel en a esté le succès, que d’abord l’envie de vous plaire devint la régle de quiconque estoit né avec des talens, que cette ambition s’empara, & de la Ville, & de la Cour, que dans un temps qui touche à la fin de vostre premier siécle, elle n’a rien perdu encore de sa vivacité ; que les plus hautes dignitez, & de l’Église, & de l’Estat, croyent devoir au titre d’Académicien un nouveau lustre ; que les Savans ne comptent pour rien les suffrages du Public, s’ils n’ont les vostres ; que le Philosophe, l’homme que la fortune n’a point vû à ses pieds, ne rougit pas des démarches qu’il fait pour arriver jusqu’à vous ; & qu’enfin, des Grands aux petits, de la Capitale aux provinces, il s’est fait, si j’ose ainsi parler, une circulation de goust, de literature, & de politesse, dont vous estes le centre.

Aujourd’hui donc, si nous avons découvert que nostre langue possedoìt des trésors inconnus à nos ayeux : si les écrivains que vous avez produits, ont fait voir qu’elle pouvoit estre noble & abondante dans les discours Oratoires, précise & claire dans le Dogmatique, grave & simple dans l’Histoire, énergique dans la Satire, vive dans l’Epigramme, hardie dans l’Ode, majestueuse & pathétique dans la Tragédie, naïve dans la Comédie, dans la Fable, & dans l’Eglogue : si la délicatesse, si la justesse de nos écrits a influé mesme sur nos sentimens, & sur nos mœurs : si par nos livres nous avons rendu nostre langue chère aux étrangers, à ceux-mesme qui nous aimoient le moins : si, avec nostre langue & nos livres, nous avons introduit chez eux nos modes & nos gousts : admirons dans une révolution si prompte, admirons l’ouvrage du fameux Armand, & bien plus encore de vostre troisième Protecteur, sous le régne de qui d’heureux génies ayant esté suscitez du Ciel, & cultivez par vos exercices, les beaux arts ont fait parmi nous plus de progrès en moins de soixante ans, qu’ils n’en avoient fait jusque-là depuis l’origine de la Monarchie.

Que vous reste-t-il, Messieurs, qu’à défendre l’héritage de vos pères ? Qu’à préserver, dis-je, une langue qu’ils ont portée à sa perfection, du triste sort qu’éprouva celle de Cicéron & de Virgile, lorsqu’elle fut maniée par des Sénéques, & par des Lucains ?

Tels que d’habiles Conspirateurs, qui pour sapper les fondemens d’un Estat, se concilient la multitude par des vertus apparentes, ou par des vices aimables. Tels, dans l’empire de l’Éloquence, parurent ces dangereux écrivains, qui amenèrent leur siécle à recevoir le faux pour le vrai, le brillant pour le solide, l’ombre pour le corps. Ils n’abusoient, ce semble, de l’esprit, qu’en faveur de l’esprit mesme. Ils n’étouffoient la nature, que sous prétexte de vouloir l’embellir. Avec moins de génie qu’eux, leurs élèves furent moins heureux à les imiter dans le bon, & plus hardis à les surpasser dans le mauvais. On ne vit que métaphores énigmatiques, antithèses forcées, tours sauvages, mots rabriquez, ou alliez témérairement. Plus de ces graces, dont la simplicité charme la raison. Plus de ces sentimens, que le cœur produit, & qui vont au cœur. On jetta dans la Prose le feu de la Poësie. On assujétit la Poësie au flegme de la Prose. Qu’arriva-t-il enfin ? Qu’une langue si belle & si régulière sous Auguste, mais altérée depuis, mais corrompue par un excès d’afféterie, se perdit, & dégénéra en jargon.

Augurons mieux de la nostre, puisque vous estes, Messieurs, les arbitres de sa destinée. Toutes ses richesses, ou acquises, ou si considérablement accrues par les travaux immortels de vos ancestres, sont entre vos mains. Précieux dépost, que la France vous confie, &; qui sera inviolable au moins dans cet azyle, sous les yeux d’un Monarque jeune encore, mais l’espoir des Muses, aussi-bien que de ses peuples. Déjà, & dans un âge pour qui elles ont peu d’attrait, il sait à quel rang elles vous élèvent. Déjà, pour marquer combien vous lui estes chers, il est venu honorer de sa présence une de vos assemblées : guidé par un Prélat, dont le glorieux ministère, dont le mérite nous rappelle ici le souvenir des Péréfixes, des Bossuets, des Fénelons ; & qui, parmi les vertus de Louis Le Gand, qu’il a retracées dans le cœur de son auguste disciple, n’a pas oublié le zèle, disons mieux, la tendresse pour l’Académie.

Lettres d'un Suisse à un François, &c.

Registres de l’Acad. 23 Nov. 1700.