Réponse au discours de réception de Marivaux

Le 4 février 1743

Jean-Joseph LANGUET de GERGY

Réponse de M. Languet de Gergy
archevesque de Sens
aux discours de M. le duc de Nivernois & de M. de Marivaux

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 4 février 1743

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

 

Messieurs,

Faut-il donc que nos jours de fête, soient en même-temps des jours de deuil ? Faut-il toujours dans la même Séance, & pour ainsi dire, au même instant, pleurer & nous réjouir, semer des fleurs & répandre des larmes, unir les chants de joie que nous devons à nos nouveaux Confrères, aux lugubres regrets qui paroissent dus à ceux que la mort nous a enlevé ? Ce contraste de sentimens, ce mélange, presque bisarre, de pleurs & d’applaudissemens, ne feroit-il pas penser, ou que notre joie est frivole, si nos regrets sont véritables ; ou que nos regrets ne sont que de cérémonies, si notre joie est sincère ?

L’erreur, s’il y en a en ceci, vient, ce me semble, de la fausse idée qu’on se forme de la mort de nos Confrères, qui enlevez à ce monde après une carrière glorieuse, n’ont payé à la nature le tribut nécessaire, qu’après avoir acquis cette portion d’Immortalité qui est due aux Hommes rares. Quoi donc, leur mort nous appauvrit-elle, après que leurs talens nous ont enrichis ? Elle n’a enlevé que la plus vile portion de leur être : leur esprit vous reste tout entier avec leurs ouvrages ; ils forment ce fond de richesses qu’ils ont accru successivement, & dont nous sommes les dépositaires : & en cédant la place à d’autres qui leur survivent, ils leur présentent le moyen de nous enrichir encore.

Qu’avons-nous perdu, en effet, par l’absence de tant de grands Hommes qui nous ont précédés ? Ils ne sont pas morts pour nous. Leur nom, leur gloire, leurs Écrits sont à nous, & les font, pour ainsi dire, revivre parmi nous. Ils nous parlent ; ils nous excitent ; ils nous critiquent même ; ils nous servent de maîtres, de guides, de modèles : Voiture nous entretient encore dans ses Lettres, & Corneille nous instruit dans ses Tragédies : Patru règle l’Éloquence du Barreau, & Bossuet celle de la Théologie. Balzac nous enseigne l’Éloquence sublime, & la Fontaine la Poësie naturelle & coulante. Boileau, Molière, la Bruyère, critiquent encore aujourd’hui les mœurs, & en démasquent le ridicule. Ils sont avec nous, ces Hommes rares ; les uns nous amusent, & les autres nous instruisent, nous animent & nous encouragent. Chacun d’eux peut dire avec Horace, Je ne suis pas mort tout entier, ce qu’il y avoit de meilleur en moi m’a survécu, & est resté avec vous.

Me trompai-je, Messieurs, dans cette idée ? En tout cas, si c’est un Paradoxe, il est flatteur, & pour nous & pour ceux qui ne sont plus : même tout Paradoxe qu’il puisse être, il n’est pas destitué de preuve. Je n’en veux d’autre, que cette multitude d’Hommes de Lettres, qui reçus depuis un siécle à l’Académie, sont venus l’un après l’autre, déposer dans ses trésors, les richesses qu’ils avoient acquises par leur travail. Ce sont des Vaisseaux qui arrivent successivement du Midi & du Nord, de la Perse & des Indes, apportant chaque année de nouvelles richesses à une Compagnie qui subsiste toujours au milieu de la vicissitude des temps. Ce sont des fleurs qui ornent l’une après l’autre un agréable parterre, & qui changeant à chaque saison, laissent par leur germe ou leur racine, de quoi le décorer de nouveau dans un autre printemps, & ressusciter des beautés qui sembloient péries. Réduisez l’Académie Françoise à ce petit nombre dont elle fut formée d’abord : que ces quarante amis des Muses ayent été réellement immortels, comme le sera leur nom, l’Académie ne seroit-elle pas privée de toutes ces richesses que lui ont apporté d’âge en âge, ceux qui les ont remplacez ? Auriez-vous eu un Abbé Renier, un Lamonnoye, si La Chambre ne leur eut cédé la place ? Fenelon a remplacé Pelisson, & Scuderi, Vaugelas : Sans la mort de Balzac, de Beautru, de Voiture, du Marquis de Racan, vous ne compteriez pas au nombre de vos Ancêtres Académiques, les Boileau, les Bainzerade, les Mezeray, les Fléchier, les Racine, les Dacier, & tant d’autres, qui vous ayant cédé la place à leur tour, rendent l’Académie brillante aujourd’hui, & par le génie de ceux qui la composent, & par la mémoire de ceux qui les ont précédés. En un mot, plus de deux cens personnes illustres, qui depuis un siécle nous enrichissent de leurs talens & de leurs productions, nous fournissent une abondance de trésors. Littéraires, qui donne au moins lieu de douter, si la durée immortelle des Quarante premiers Académiciens eut été plus glorieuse à l’Académie & plus, utile aux belles Lettres.

J’avoue cependant, Messieurs, qu’il y a des personnages, dont la mort prématurée mérite des regrets. Telle a été celle de M. l’Abbé Houtteville, dont la vie trop tôt abrégée, nous a enlevé- les espérances que nous avions conçues de ses talens & de sa noble maniére d’écrire & de parler. Qu’il eût bien mieux que moi, rempli aujourd’hui cette Séance ! & que vous eussiez eu de plaisir à l’entendre, comme vous l’entendites il y a quelques années ; lorsqu’à la Réception d’un de vos Confrères, il prononça l’Éloge du Maréchal de Villars, avec une éloquence digne d’une si belle matière ; & en faisant admirer le Héros qu’il célébroit, il se fit admirer lui-même.

Il est triste que de si beaux talens ayent été si-tôt éteints dans la nuit du tombeau ; & que celui qui les possédoit, ait subi dans la force de l’age, le sort qui appartenoit à la vieillesse. Seroit-ce, parce qu’en peu d’années il avoit déja, comme dit l’Écriture, réuni la Science & les lumières d’un âge consommé ? En effet, son Traité de la Religion prouvée par les faits, perfectionné dans une seconde Édition, suffisoit pour immortaliser son nom. Ouvrage trop beau pour n’être pas critiqué ; trop convainquant pour n’être pas en butte aux incrédules ; trop solide & trop éloquent pour n’être pas éternellement prétieux à ceux qui aiment la Religion & ses Défenseurs.

Quant à ceux qui ont prolongé leurs jours jusqu’à cet âge, par de-là lequel il n’y a plus que douleur & langueur, s’ils meurent pour le monde, ils vivent encore pour nous. Tel sera le sort de cet Illustre Cardinal , dont vous avez, Monsieur, célébré si éloquemment la gloire immortelle. C’est à la France entière à pleurer sa mort. L’Académie qu’il a aimée, qu’il a protégée, qu’il a ornée, fera vivre à jamais son Nom & son souvenir.

Il en sera de même de M. l’Évêque de Clermont. Puisqu’il a si bien & si saintement fourni une longue carrière, avons-nous autre chose que des fleurs à répandre sur son tombeau, & des applaudissemens à donner à sa mémoire ? La mort d’un saint Évêque est aux yeux de la Foi, le jour de son bonheur & celui de sa gloire. Cette mort précieuse aux yeux de Dieu, doit l’être aussi aux yeux des hommes : & de même que dans les fastes Ecclésiastiques, le jour du martyr des Saints, est nommé celui de leur naissance, par rapport à la vie triomphante qu’ils trouvent dans le sein de Dieu ; de même le dernier jour de la vie d’un Évêque, victime de ses travaux & de sa charité, peut être honoré du même nom ; puisque ce jour, cet heureux jour, est celui où il est récompensé par cette vie nouvelle qui ne finira plus.

M. l’Évêque de Clermont jouira cependant sur la terre d’une autre espèce d’immortalité, moins brillante pour lui, mais plus utile pour nous ; puisqu’il ne cessera de nous instruire par ces discours éloquents, qui ont été si long-temps admirez à la Cour & à la Ville. Ne vous semblent-il pas le voir encore dans nos Chaires avec cet air simple, ce maintien modeste, ces yeux humblement baissez, ce geste négligé, ce ton affectueux, cette contenance d’un homme pénétré, portant dans les esprits les plus brillantes lumières, & dans les cœurs, les. mouvemens les plus tendres ? Il ne tonnoit pas dans la Chaire ; il n’épouvantoit pas l’auditeur par la force de ses mouvemens & l’éclat de sa voix. Non : mais par sa douce persuasion, il ver soit en eux, comme naturellement, ces sentimens qui attendrissent & qui se manifestent par les larmes & le silence. Ce n’étoit pas des fleurs étudiées, recherchées, affectées ; non : les fleurs naissoient sous ses pas sans qu’il les cherchât, presque sans qu’il les apperçût : elles étoient si simples, si naturelles, qu’elles sembloient lui échapper contre son gré, & n’entrer pour rien dans son action. L’auditeur ne s’en appercevoit que par cet enchantement qui le ravissoit à lui-même. Tel fut le caractère propre de l’Éloquence du P. Massillon. Aussi-tôt couru, qu’arrivé de sa Province : aussi-tôt admiré qu’entendu : aussi-tôt enlevé pour la Cour, qu’il fut connu à la Ville. Les applaudissemens réïtérez & continuels de l’une & de l’autre ne le firent point sortir de ce caractère de modestie, de douceur, de simplicité, qui étoit le sien propre ; modestie qu’il a conservée au milieu des applaudissemens les plus flatteurs, & qui ne l’a point quitté dans les honneurs de l’Épiscopat ; modestie véritable, plus précieuse que les talens, & peut-être plus rare.

Oubliera-t-on jamais ce dernier Carême qu’il prêcha à la Cour, où dans des Sermons mesurés sur l’âge & la portée d’un Roi enfant, il s’appetissoit, pour ainsi dire, en faveur du Prince, sans cesser d’être grand, d’être instructif, d’être touchant pour le Courtisan. Il versoit alors dans le cœur du jeune Roi, ces précieuses semences de Religion, que l’âge n’a point fait oublier, que l’éclat du Trône n’a point effacées ; tandis qu’un autre Maître formoit ce même cœur aux nobles sentimens de bonté, d’humanité, d’amitié, dont il a recueilli lui-même à sa mort, les marques les plus tendres.

Ce n’est pas un simple souvenir qui nous reste de l’Éloquent Prélat ; ce seront ses Sermons mêmes, qui augmenteront nos trésors, & qui serviront à jamais de modèle aux Orateurs Chrétiens. Déja le Public avide lui en avoit dérobé une partie : J’apprens qu’il en a préparé une Édition plus fidèle. Quelle richesse pour l’avenir ! Quel modele, propre à fixer dans de justes bornes l’Éloquence Chrétienne, & à la garantir de ce fatras savant, de ce patétique ampoulé ; disons le hardiment, de ces dévotes puérilitez, qui avant la naissance de L’Académie corrornpoient nos Chaires, & séduisoient la plupart de nos Prédicateurs.

’est à ce grand homme que vous, succédez, Monsieur ; & vous apportez à la Société qui vous adopte en son lieu, d’autres talens qui nous sont précieux. Vous venez nous enrichir de ce que la Noblesse du Sang inspire de politesse, de ce que l’Art Militaire donne de gloire, de ce que l’Étude des belles Lettres procure de goût & d’agrément. Car tout livré que vous êtes aux travaux de Mars, vous avez trouvé le loisir de faire votre cour aux Muses, & vous êtes devenu un de leurs favoris. A un âge où ordinairement dégoûté des Études par les Études mêmes, on n’en sort que pour les oublier, & peut-être les mépriser ; vous vous êtes appliqué à les perfectionner en vous, par une lecture assidue des meilleurs Auteurs : & bientôt après avoir été leur disciple, vous vous êtes trouvé en état de devenir en quelque façon leur juge. Je parle de ce beau Parallèle que vous avez tracé entre Horace & les plus célèbres de nos Poëtes François. Vous les avez caractérisez tous, & leur avez donné à chacun, avec la justesse d’un discernement mûr, la mesure de louange & de critique qui leur appartenoit. Il seroit à souhaiter, au jugement des connoisseurs, que ce morceau parût au grand jour. Votre modestie le cache, & ne le produit à vos amis qu’à titre de consultation. Mais songez que devenu Membre de cette Société, où les richesses de l’esprit & le fruit des talens deviennent entre nous un bien commun, vous en êtes redevable à vos Confrères, aussi disposez à recevoir de vous de nouvelles lumières, que capables de vous en procurer.

Au reste, cette application aux belles Lettres, est d’autant plus estimable en vous, Monsieur, que d’une part vous savez l’allier parfaitement avec les devoirs de votre état, & que vous suivez Apollon, sans manquer à ce que Mars attend de vous : & de l’autre, que ce goût n’est pas commun parmi notre jeune Noblesse. Combien y en a-t-il, dont la vie oisive n’a d’occupation que des amusemens ? n’a de sérieux que pour de folles passions ? n’y en a-t-il pas même dont le mérite est borné au courage ? Courage beaucoup vanté, rarement exercé, & quelquefois démenti.

Votre zéle pour le service Militaire, sort d’une épreuve bien glorieuse, & à vous, & à toute la Nation. Vous avez eu part à cette marche célèbre, où l’on a vû une armée entière voler, pour ainsi dire, des Frontières de ce Royaume jusques vers les rives de l’Elbe & du Danube ; & par la seule terreur de sa marche, purger la Bavière des Brigands qui la désoloient ; & délivrer des troupes, qui avec un courage & une patience Héroïque, soutenoient tout l’effort de la puissance Autrichienne. Ce n’étoit pas des hommes que cette Armée rapide a eu à combattre ; c’étoit mille obstacles plus difficiles à vaincre que des bataillons. La disette, la fatigue, la faim, la stérilité, les rigueurs des saisons, tout conspiroit à traverser la gloire de nos Illustres guerriers, & tout a servi à rétablir. Il ne sera plus question déformais de reprocher à notre Nation sa légèreté prétendue, & son inconstance. On lui accordoit bien la gloire de la hardiesse & du courage dans les attaques ; mais on lui disputait celle de la constance pour soutenir, pour attendre, pour supporter une longue contrainte. Deux Armées entières ont concouru à prouver par une patience plus Héroïque que les Victoires, de quoi le François étoit capable en tout genre de courage : elles l’ont montré à cent Nations, dont les noms lui étoient presque inconnus ; & les flots du Moldau & de l’Elbe en ont porté la nouvelle jusques dans les Mers du Nord.

Outre ces ennemis communs, vous en avez eu d’autres à combattre vous seul ; la fièvre, la langueur, l’épuisement d’une santé délicate. Votre ame trop grande pour un corps si foible, sembloit impatiente de s’y trouver resserrée, & elle paroissoit sur le point de s’en séparer avec dépit. Qui l’auroit crû, que dans l’extrémité où vous étiez réduit, il couloit alors de votre plume, comme naturellement, des vers délicats & sublimes ?

Le talent de la Poësie n’est pas nouveau dans votre Maison. Dans ma jeunesse, j’entendois parler avec éloge de M. le Duc de Nevers votre Ayeul, dont les vers coulans & naturels faisoient les délices de la Cour. Quoi donc, l’Esprit Poëtique entre-t-il dans les successions ? & les enfans héritent-ils de cet art gracieux comme ils héritent des terres & des titres d’honneur de leurs Ancêtres ? C’est une de ces merveilles que la nature fait rarement, mais qu’elle a fait en votre faveur. C’est encore ici, Monsieur, une trahison que je vais faire à votre modestie ; mais je ne puis la refuser au plaisir que j’ai eu de vous entendre réciter cette aimable Poësie, dans laquelle vous décrivez si naturellement le triste état où la langueur vous avoit réduit, & où vous assortissez si bien la variété des images, la naïveté des sentimens, la noblesse des expressions, à la modeste simplicité de la vertu.

Voilà ce qui regarde vos talens, Monsieur, & les graces de votre esprit. C’est beaucoup ; mais c’est peu en comparaison du cœur & des vertus qui en forment le caractère. L’Académie en fait encore plus de cas que des talens ; & vous avez plus mérité son choix par cet endroit que par aucun autre. Quand je parle du cœur, je ne parle pas seulement de ce courage qui vous anime. Pour un François, pour un Homme de Qualité, ce n’est presque pas une vertu ; c’est son état, c’est sa nature, c’est pour ainsi dire, son essence. Je parle d’un cœur qui sent l’amitié, & qui en connoît le mérite ; qui possède les dignitez sans dédain, les richesses sans attachement, les talens sans orgueil ; sur-tout qui fait compatir aux besoins de ses amis, les prévenir, les secourir à propos. Je trace en trois mots votre portrait, & je sais des faits de votre générosité qui le peignent encore mieux. Votre modestie voudroit les cacher ; mais vos amis qui les ont éprouvez, ne les laissent pas ignorer.

Tous ces divers mérites justifient notre choix, Monsieur, aux yeux de ceux qui à cause de votre âge voudroient peut-être le critiquer. Quand avant trente ans on réunit tant de talens, tant de sagesse & tant de lumières, on est avant trente ans digne d’être admis parmi les Maîtres. Si la sagesse, si les vertus sont prématurées, il est juste que la couronne le soit aussi. L’Académie en vous adoptant si jeune, non seulement s’assure une plus longue jouissance de vos talens mais elle donne en votre personne un exemple propre à réveiller dans notre jeune Noblesse le goût des belles Lettres, qui semble s’y éteindre peu à peu ; c’est ce qui nous fait craindre pour l’avenir, un temps où la Noblesse ne se distinguera plus du commun des hommes, que par une férocité Martiale, qui en soutenant la gloire des armes, perdra celle de la politesse : & qui ramènera ces siècles barbares où la Nation fournissoit des Achilles, mais elle manquoit d’Homeres ; & où les faits les plus dignes de mémoire, n’avoient que des Vers grossiers ou un Latin misérable, pour être transmis à la Postérité.

our vous, Monsieur , quoique vous ayez acquis la place que vous venez occuper parmi nous par une multitude d’Ouvrages que le Public a lu avec avidité ; ce n’est point tant à eux que vous devez notre choix, qu’à l’estime que nous avons fait de vos mœurs, de votre bon cœur, de la douceur de votre société, & si j’ose le dire, de l’amabilité de votre caractère. Voila ce que vos amis ont connu de vous, & ce qu’ils ont peint à ceux qui ne vous connoissoient pas encore. C’est là, ce qui concilie nos suffrages plus efficacement, que les Écrits brillants & les Dissertations savantes. Combien de personnages dont le Public a vanté la Poësie, & dont l’Académie a craint ou la langue, ou l’humeur, ou l’irréligion, & qu’elle a exclut de l’espérance d’y être associez !

Par une raison contraire, elle s’est empressée de vous choisir, & elle aime en vous d’avance ce caractère liant, affable, sociable, obligeant, d’un cœur sans vanité, sans humeur, sans ces petitesses dont l’amour propre se pare & se nourrit, tandis qu’il offense & qu’il révolte celui des autres. On diroit que cet amour propre, si commun parmi les hommes, & qui est en eux comme une seconde nature, ne vous ait pas été connu.

Que dis-je ? il ne vous est pas connu. Vous le connoissez si bien, que dans vos feuilles Philosophiques vous en avez dépeint tous les traits, creusé toutes les subtilitez, démasqué toutes les adresses : vous l’avez poursuivi jusques dans ses retranchemens les plus cachez, la fausse humilité, la modestie hypocrite, & la fastueuse sincérité.

Ce n’est pas là le seul vice de l’homme que vous avez poursuivi. Theophraste moderne, rien n’a échappé à vos portraits critiques. L’orgueil du courtisan, l’impertinence des petits maîtres, la coquetterie des femmes, la pétulance de la jeunesse, la sotte gravité des importants, la fourberie des faux dévots : tout a trouvé en vous un Peintre fidèle & un Censeur éclairé. Tantôt sous l’écorce d’une parabole, tantôt sous les avantures d’un Roman, vous avez dévoilé les passions malignes & intéressées qui dévorent le cœur de la plupart des hommes, & qui rendent leur Société toute polie qu’elle est, plus dangereuse que les forêts où les tigres habitent, & où les voleurs exercent leurs brigandages. Ceux qui ont lû vos Ouvrages, racontent que vous avez peint sous diverses images la licence immodeste des mœurs, l’infidélité des amis, les ruses des ambitieux, la misère des avares, l’ingratitude des enfans, la bisarre austérité des pères, la trahison des Grands, l’inhumanité des riches, le libertinage des pauvres, le faste frivole des gens de fortune : Que tous les états, tous les sexes, tous les âges, toutes les conditions, ont trouvé dans vos peintures le tableau fidèle de leurs défauts, & la critique de leurs vices : Que creusant plus avant dans le cœur humain, vous en avez tiré au grand jour les vertus hypocrites, & ce fond d’orgueil & de vanité qui enveloppe & cache les vices de ceux que le monde trompé appelle de grands Hommes, & qui souvent sont au fond de vrais monstres. Le célèbre La Bruyère paroît, dit-on, ressusciter en vous, & retracer sous votre pinceau ces portraits trop ressemblans, qui ont autrefois démasqué tant de personnages & déconcerté leur vanité.

Voilà (m’a-ton dit) ce qui se trouve répandu dans cette foule d’Écrits, de Romans, de Pièces de Théâtre, de brochures amusantes que vous avez donnez au Public avec une prodigieuse fécondité. C’est dans ces pièces diverses que vous avez semé à pleine main cette vivacité, ce brillant qui vous est propre ; chaque phrase, chaque mot quelquefois, est une pensée, Les expressions figurées, les métaphores hardies, coulent naturellement de votre plume. Elles sont employées souvent avec succès, quelquefois hasardées aussi avec un peu trop de confiance. Car vos nouveaux Confrères en approuvant ce qu’il y a de beau dans votre style, veulent que j’y ajoute cette legere Critique, dans la crainte que ceux qui sous nos auspices aspirent à la perfection, ne s’autorisent de votre exemple & de son suffrage, pour copier d’après vous quelques expressions & quelques métaphores, que votre génie fertile vous a fait risquer. Ce brillant même de votre esprit & le feu de votre imagination qu’on trouve, dit-on, prodigué dans vos portraits, vous attire encore une critique ; mais le beau défaut de montrer trop d esprit ! Ceux dont la morale est ennuyeuse à force d’être raisonnable, en vous dérobant une partie des graces de votre style pour s’en orner, vous en laisseroient encore assez pour plaire à vos Lecteurs.

Mais vous avez avec les gens de bien une querelle bien plus importante. Je n’ai pas assez lû vos Ouvrages, pour y voir tout ce qu’on y trouve d’amusant & d’intéressant ; mais dans le peu que j’en ai parcouru, j’y ai reconnu bien-tôt que la lecture de ces agréables Romans ne convenoit pas à l’austere Dignité dont je suis revêtu, & à la pureté des idées que la Religion me prescrit. Réduit à m’en rapporter aux lectures d’autrui, j’ai appris qu’on y voyoit, par-tout la fécondité de votre imagination, son feu., son agrément, sa vivacité ; j’ai appris même que vous paroissiez vous proposer pour terme, une morale sage & ennemie du vice ; mais qu’en chemin vous vous arrêtiez souvent à des avantures tendres & passionnées ; Que tandis que vous voulez combattre l’amour licentieux, vous le peignez avec des couleurs si naïves & si tendres, qu’elles doivent faire sur le Lecteur une impression, toute autre que celle que vous vous proposez & qu’à force d’être naturelles, elles deviennent séduisantes. La peinture trop naïve des foiblesses humaines, est plus propre à réveiller la passion qu’à l’éteindre : de quelque précepte qu’on l’assaisonne, un jeune homme y prendra plus de goût pour le vice, que vos morales ne lui en inspireront pour la vertu ; & votre Paysan parvenu à la fortune par des intrigues galantes, aura beau prêcher la modestie & la retenue qu’il n’a pas pratiquée ; il aura beau exagérer les périls de l’amour & ses suites funestes ; il trouvera plus de gens disposez à copier ses intrigues, que de ceux qui voudront bien profiter de ses leçons.

Voilà ce qu’on dit de vos brillants Ouvrages parmi les gens sagement scrupuleux, & sur leur récit j’ai fait cette réflexion. Vous qui connoissez si bien le cœur de l’homme, qui en avez développé cent fois tous les replis, comment avez-vous pû ignorer sa foiblesse ? Les peintures vives de l’amour profane qu’on employe pour en garantir le cœur humain, suffisent souvent pour l’y faire germer & y porter des impressions funestes, que la plus sage morale n’efface point. Eh mon Dieu ! n’approchons pas tant d’un précipice où sont tombez tant de gens qui croyoient avoir le pied ferme. Quand on mesure de si près les profondeurs de cet abime, dont les bords sont glissans, on est en danger de s’y perdre. Vous avez beau avertir les hommes du péril auquel vous les exposez vous-même ; le penchant naturel de leur cœur les y entraînera malgré vous, malgré vos morales, & pour ainsi dire, malgré eux-mêmes.

J’ai rendu justice, Monsieur, à la beauté de votre génie, à sa fécondité, à ses agrémens : rendez- là, je vous prie, de votre part au Ministère saint dont je suis chargé ; & en sa faveur, pardonnez-moi une critique qui ne déroge point, ni à ce qui est dû d’estime à votre aimable caractère, ni à ce qui est dû d’éloge à la multitude, à la variété, à la gentillesse de vos Ouvrages.

M. le cardinal de Fleury.
M. le duc de Nivernois.
M. de Marivaux.