Réponse au discours de réception de l’abbé du Resnel

Le 30 juin 1742

Louis-François-Armand du PLESSIS de RICHELIEU

RÉPONSE

De M. LE DUC DE RICHELIEU, Directeur de l’Académie Françoife, au Difcours de M. l’Abbé du Refnel.

 

MONSIEUR,

VOUS venez de nous faire fentir ce que nous devons à la fois à la mémoire de votre Prédéceffeur, & à celui qui paroît fi digne de lui fuccéder.

 

Il poffédoit comme vous les Langues favantes, & celles qui méritent aujourd’hui de l’être. Concitoyen des Nations qu’il avoit fréquentées, & des Anciens qu’il avoit lus, il puifa dans l’étude des hommes & des livres, ces connoiffances approfondies qu’il appartient à l’Académie d’apprécier, & que je ne dois louer qu’avec la reconnoiffance qu’on a pour ceux qui nous inftruifent.

 

Ce qu’il a fait pour éclairer Fon fiècle; vous eft plus connu qu’à moi. Vous êtes admis, MONSIEUR depuis long-temps dans une Compagnie favante, confacrée à l’occupation délicate & laborieufe de réparer la vérité du menfonge ; elle fait que les faits hiftoriques, ainfi que les objets de la vue, fe perdent dans l’éloignement, & qu’aux yeux des Hiftoriens comme à ceux des Voyageurs, l’antiquité n’offre guère que des ruines.

 

Retrouver des monumens au milieu de ces débris, c’eft fervir la curiofité humaine; mais c’eft quelquefois ne fervir qu’elle, & fe borner à être Favant.

 

Remonter aux fources de nos ufages ; démêler les anciennes loix qui ont produit les nôtres ; raffembler les principes épars du droit public, ces fondemens fi refpectés & fi cachés de la fociété des Nations, c’eft être à la fois favant & citoyen. Tel eft celui que nous regrettons. Il rejoint à l’Hiftoire les fiècles de notre Monarchie, qui n’appartenoient qu’aux fables ; il eft pour la Nation, ce qu’eft pour des particuliers un Généalogifte vrai & habile, qui retrouve les titres d’une Maifon féconde en grands Hommes, mais plus occupée de faire de belles actions, que d’en perpétuer la mémoire ; il lui apprend à fe connoître elle-même.

 

S’il fe trompa fur les événemens qu’il annonça dans les Intérêts de l’Angleterre mal-entendus, c’eft que les événemens trompent prefque toujours les politiques.

 

Heureux parmi tant d’occupations d’avoir eu ce goût, cette fenfibilité pour les beaux arts, qui s’accorde fi rarement avec l’efprit de difcuffion & de recherche. Rien ne prouveroit mieux la fupériorité de ces arts aimables (fi elle avoit befoin d’être prouvée) que les peines laborieufes de tant d’hommes favans pour développer leurs charmes ; c’eft un hommage que 1a Philofophie rend aux graces, c’eft beaucoup pour elle de les connoître, & le comble de fa gloire eft de les conduire.

 

Il eft fur-tout une étude qui doit toujours être l’objet invariable de cette Académie ; il faut pardonner à la place que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui, & au Sang qui m’unit à notre Fondateur de rappeler ici ce fondement de notre inftitution ; je veux dire la connoiffancce auffi épineufe, peut être qu’elle paroît facile, d’une Langue devenue celle de l’Europe. Cette Compagnie, je le fais par expérience, eft un fecours pour ceux qui ne font pas affez inftruits des principes & des fineffes de la Langue Françoife ; elle fera auffi un rempart contre ceux qui voudront la changer.

 

Il me femble, & c’eft le fentiment de Juges éclairés que j’ai fouvent écoutés qu’une Langue doit être fixée quand on a un affez grand nombre d’Écrivains, reconnus pour autant de modelles. Altérer le langage qu’ils ont parlé, c’eft défigurer les monumens de notre gloire ; fe fervir de mots nouveaux quand ils ne font pas néceffaires, ce n’eft qu’une affectation : on fait combien elle déplaît en tout genre.

 

Cette recherche d’expreffions fingulières eft un aveu de la ftérilité des penfées ; c’eft une efpèce de fauffe monnaie à laquelle on n’a recours que dans l’indigence.

 

Autant les termes nouveaux, quand ils font inutiles, doivent être rejettés des écrits, autant faut-il en bannir cet abus fingulier des termes ufités ; ces vaines furprifes par lefquelles on fait entendre en un fens, ce qui fut toujours deftiné à être conçu fous un autre ; ce jeu de la parole, où l’entendement n’a de part que pour être trompé : défauts toujours combattus & toujours renaiffans, infectes brillans qui porteroient à la fin la corruption dans la Littérature.

 

Venez nous aider, MONSIEUR, à préferver le goût de cette contagion ; contribuez à fixer une Langue, qui ne peut déformais que perdre dans fes changemens. C’eft un travail d’autant plus important, qu’il ne le paroît pas affez. Il eft plus pénible que glorieux, mais il y a toujours affez de gloire, à être utile.

 

Vous nous l’avez été déjà dans un genre plus difficile, malgré les obftacles fous lefquels ont fuccombé prefque tous ceux qui ont effayé la véritable manière de traduire les Poëtes, c’eft-à-dire, d’être Poëtes comme  eux.

 

J’entre ici bien témérairement dans les myftères de l’art, moi qui dois me borner au fimple fentiment ; mais enfin il femble que les travaux de celui qui contraint fon génie à fuivre le génie d’un autre, font rarement affez reconnus ; femblables à ces terrains que l’art a changés, & dont le public jouit fans favoir ce qu’il en a coûté pour dompter la nature.

 

L’Académie, MONSIEUR, a fenti vos efforts par les beautés de l’Auteur Anglois que vous avez traduit ; nous avons reçu avec plaifir ces plantes étrangères pour prix de tant de fleurs nées parmi nous, & tranfplantées chez les autres peuples ; ils s’en étoient parés, ils en firent long-temps honneur à la terre qui les avoit produites.

 

Burnet, Evêque de Salifbury, avoue avec fincérité dans fes Mémoires, que le Roi Charles II & fes Courtifans fe formèrent le goût en France, où l’on commençoit, dit-il, à perfectionner la Langue. La Nation Angloife fi jaloufe de fa gloire, a rendu juftice au travail d’un François, qui feul a compofé une bonne Hiftoire d’Angleterre ; elle n’a pas refufé fes éloges au feul Poëme épique que la France puiffe avouer ; elle lui a fait le même honneur que vous avez fait, MONSIEUR, au plus illuftre Poëte d’Angleterre. Ainfi les hommes que l’efprit de partialité ne domine point, fe rendent propre le mérite de leurs voifins. Ainfi l’amour des arts réunit ceux que l’intérêt divife, & l’empire des Lettres ne compofe qu’une feule nation.

 

La politique qui devroit protéger ce commerce de l’efprit, adoucir les mœurs des hommes par cette union de penfées, & préparer les Nations à s’aimer, femble bien éloignée d’une telle concorde. L’Europe eft en proie aux divifions.

 

Notre Nation aura le bonheur de les terminer peut-être ; elle infpirera l’amour de la paix aux autres peuples, comme elle a répandu chez eux le goût des beaux arts. La fageffe qui tient l’épée dans une main, & la balance du monde dans l’autre, femble vouloir affurer la tranquillité de la terre, par les fecouffes même qui ébranlent tant d’Etats.

 

C’eft cette fageffe qui conduifit dès fes premières années le Roi fous lequel nous vivons heureux ; c’eft elle qui après le règne éclatant de LOUIS XIV, infpire à fon Petit-Fils une modération faite pour être fentie d’abord par d’autres que par le vulgaire, & pour être enfuite chérie de tous les cœurs.

 

C’eft à elle que nous devons une Cour fans orages, le bonheur d’approcher le Maître fans intrigues ; il tient d’elle cette retenue jointe à la candeur, ce défir fincère de rendre fon Royaume floriffant, défir qui naît de l’amour de fon peuple, plus encore que celui de fa gloire.

 

Il lui doit ces qualités folides que l’oftentation ne farde point, qui gagnent à être vues de près, qu’on voit parce que la vérité ne peut fe cacher ; enfin cette fimplicité qui eft le fublime de la vertu.

 

Il eft encore dans fon cœur un fentiment plus précieux que cette fimplicité même, plus rare dans les Rois, plus chère au genre humain ; l’amitié. Après ce mot, que refteroit-il à dire, & quel défir pourrois-on former ? Il en eft un fans doute, c’eft de fe rendre digne d’être l’objet de ce fentiment qu’on ambitionneroit de lui infpirer, s’il n’étoit qu’un fimple citoyen.

 

C’eft à vous, MESSIEURS, à donner à ces vertus d’autant plus d’éclat qu’elles en cherchent moins, & qu’elles nous répondent de la félicité publique.