Discours de réception de l'abbé de Roquette

Le 12 décembre 1720

Henri-Emmanuel de ROQUETTE

D I S C O U R S

Prononcé le Jeudi 12. Décembre 1720.

 

PAR MONSIEUR L’ABBÉ DE ROQUETTE, lorfqu’il fut reçû à la place de feu Monfieur l’Abbé RENAUDOT.

 

MESSIEURS,

Sous quels aufpices favorables viens-je paroître devant vous ! Un Prince né pour animer chacun à la gloire, les Sçavans par fes confeils, les Guerriers par fon exemple ; grand par le titre augufte de fa Naiffance, grand par fon efprit & par fon courage, & plus grand encore par fon zele pour l’intérêt public, & pour l’honneur de la Nation, daigne nous honorer de fa préfence, & s’intéreffer à mon bonheur.

 

Un Confrere, dont le nom fera refpecté dans tous les fiecles, l’héritier des grandeurs du Cardinal de RICHELIEU, prend place parmi vous dans ce Temple augufte, y apporte des graces, des talens, & un mérite qui ne fait pas moins d’honneur à votre choix qu’à la mémoire de fes Ancêtres. Il vient y entretenir cette noble émulation, que votre Illuftre Fondateur y fit naître. Encore une fois fous quels heureux aufpices parois-je ici, MESSIEURS ! Le feul bien où j’afpirois, m’eft accordé par vos fuffrages. J’en connois tout le prix. Non, je ne demande plus rien à la Fortune, la grace que Vous me faites eft dans mon cœur au-deffus de tous fes dons.

 

Ce fentiment que la reconnoiffance m’infpire, eft également jufte & fincere. Que peut-elle nous offrir cette Fortune trompeufe qui égale les pures & innocentes délices de l’efprit ? Par où l’amour propre peut-il être flatté plus vivement, que par le plaifir de fe voir admis à une Societé de perfonnes choifies, qui dans un commerce mutuel de penfées, de réflexions, de décifions, (commerce dont la politeffe eft le lien,) s’appliquent à former le goût, à polir & perfectionner le langage, à démêler le vrai de l’apparent, le folide du frivole, à enrichir le Public d’Ouvrages, tantôt utiles, tantôt agréables, à prefcrire les régles de l’Eloquence, à en donner les plus parfaits modéles.

 

Tel eft l’objet, tel eft le fruit de vos nobles & paifibles occupations ; & c’eft, MESSIEURS, par où vous êtes d’autant plus diftinguez des autres hommes, que vous vous diftinguez par ce qui fait l’excellence de l’homme : la penfée & la parole font les deux prérogatives qui élevent la créature éclairée par la raifon, au-deffus de celles qui n’en connoiffent pas les lumiéres, & par une fuite naturelle, l’art de manier noblement la penfée & la parole, & ce qui doit rendre les hommes fupérieurs aux autres hommes.

 

A mefure que les Royaumes & les Républiques s’établirent, chaque peuple fe fit une langue propre & particuliere, qu’infenfiblement il fixa felon fes goûts, fes inclinations, & fes mœurs. Les peuples qui fondérent cette Monarchie, fe formérent d’abord un langage qui fe fentoit du mélange des nations barbares, qui les aidérent à fecouer le joug des Romains. Ne rougiffons point, MESSIEURS, de la groffiereté du langage de nos Ancêtres ; avouons qu’il ne fut dans fa naiffance qu’un amas confus & mal afforti, de mots demi-Latins, demi-Barbares, qui n’avoient ni douceur, ni délicateffe, ni harmonie ; cet aveu ne fervira qu’à augmenter la gloire de ceux qui l’ont perfectionnée.

 

Les plus beaux génies de chaque fiecle travaillerent fucceffivement à lui donner une forme réguliere & correcte. Peu à peu la diction fe trouva épurée, le ftyle ennobli : on l’enrichit des dépouilles des langues mortes, on y mêla les ornemens & les fleurs.

 

Cependant tous ces progrès n’étoient encore au commencement du dernier fiecle, que comme des effais de lumiére, & ce qu’eft à l’égard du jour cette foible clarté qui le précede & qui l’annonce.

 

Il vous étoit réfervé, MESSIEURS, de conduire la langue Françoife au point de maturité & de perfection où nous la voyons. C’eft de vos jours qu’on a vû paroître ces graces fans affectation, cette jufteffe fans contrainte, cette élégance fans molleffe, cette pureté fans langueur, cette nobleffe fans fafte, cette précifion fans féchereffe, cette énergie fans dureté ; en un mot l’union de ces beautés qui caractérife notre langue, & qui lui donne fur toutes les langues vivantes, le même degré de fupériorité que la Nation s’eft acquife fur les autres, Nations, par l’induftrie, la valeur & la politeffe.

 

Quelle gloire pour cette Académie ! mais en même tems quelle joie pour moi, de fonger qu’en participant à vos travaux, je ferai rejaillir fur moi quelque étincelle de cette gloire, que je puis partager avec tant de rares génies, l’infigne & flatteufe prérogative de difpenfer aux Héros cette efpece d’immortalité qui les confole, qui les dédommage en quelque forte de la néceffité de mourir !

 

La gloire eft le prix de la vertu, mais la vertu a befoin de fecours pour porter dans les fiecles à venir la gloire qu’elle s’eft acquife. La voix même de la Renommée, toute forte, toute éclatante qu’elle eft, ne fuffit pas. Qu’eft-ce que cette Divinité fabuleufe qui remplit l’Univers du nom de ceux qu’elle veut immortalifer ? Un bruit douteux, vain, paffager, qui n’a de folidité, de confiftance, qu’autant qu’il eft appuyé d’un témoignage certain, autentique & durable, qui dépofe à la poftérité, en faveur des Mortels qui fe diftinguent par le mérite.

 

Que ferviroient maintenant aux Héros de l’Antiquité ces vœux, ces acclamations des peuples, qui fuivoient le char des Vainqueurs, ces chants d’allégreffe & de victoire qui relevoient la pompe de leur triomphe, & qui fe perdoient dans les airs ; ces lauriers qui couronnoient leurs têtes, & qui fe flétriffoient en les couronnant ?

 

Que leur ferviroient même ces Maufolées, ces Arcs de Triomphe ou déja détruits, ou prêts à tomber, fi les Poëtes, les Orateurs, les Hiftoriens, témoins de leurs actions mémorables, n’avoient pas pris la précaution & le foin de les recueillir dans leurs écrits, de les graver au Temple de Mémoire, avec ces traits que le tems refpecte ; de leur imprimer ce caractére d’Immortalité, qui n’appartient qu’aux productions de l’efprit, parce qu’elles tiennent en quelque façon de l’immortalité de leur principe ?

 

C’eft donc de Vous, MESSIEURS, ou de ceux qui auront fçù profiter de vos lumiéres : (car d’ici comme du centre de la littérature, elles fe communiquent à toute la circonférence,) c’eft de Vous que les Héros de nos jours attendent cette feconde vie, qui les fera reparoître, pour ainfi parler fur la fcene du Monde. Vous ferez les Homeres de nos Achilles, les Cicerons, les Virgiles, les Horaces de nos Céfars, de nos Auguftes, de nos Mecènes : à la faveur de vos Ouvrages, qui difputeront encore du prix, de la beauté avec ceux des Cicerons, des Virgiles, des Horaces. & des Homeres : leurs noms mêlez avec les vôtres, perceront l’étendue des fiecles & les ténébres de l’oubli.

 

Rempli de ces hautes idées, Armand Cardinal de RICHELIEU crut qu’il travailloit utilement pour la gloire de fon Maître, pour celle de fa Patrie, & pour la fienne, s’il en rendoit dépofitaires des génies du premier ordre, puiffans en paroles & maîtres dans l’art d’écrire pour la tranfmettre à la pofterité.

 

Lors donc que dans fon Teftament politique, (chef-d’œuvre de l’efprit humain) il traçoit d’avance le plan des prodiges qui devoient éclater à nos yeux, lorfqu’il executoit lui-même fi heureufement fes magnifiques projets, de rétablir la navigation & le commerce, d’humilier, d’abattre les Puiffances jaloufes ou ennemies de cet Etat, d’en étendre & d’en affurer les frontiéres, de dompter l’héréfie par la force & par la raifon, il donna une attention particuliére à protéger cette focieté naiffante.

 

Sa profonde fageffe la fit paroître à fes yeux comme une reffource infaillible que fon bonheur lui offroit, & pour relever fa propre grandeur, & pour maintenir la France dans la poffeffion où il l’avoit mife de triompher par l’efprit, autant que par le courage.

 

De la même main dont il réparoit les ruines de la Sorbonne, monument éternel de fa pieté, il pofa les fondemens de l’Académie Françoise, monument immortel de fon amour pour les Lettres ; & comme fi l’une de ces deux Sociétés feule n’avoit pû fuffire aux éloges d’un fi vafte mérite, il femble qu’elles en ayent fait un partage entre elles. L’une mêle à l’étude des Lettres faintes, le récit des vertus chrétiennes qui confacrerent une fi belle vie ; l’autre fait éclater fa reconnoiffance, en faifant retentir ce Palais du bruit continuel des merveilles qui fignalérent un fi beau miniftére.

 

L’illuftre SEGUIER qui fut animé du même efprit fuivit auffi la même route, pour parvenir à l’immortalité. Sûr du fuffrage de Thémis, dont il difpenfoit les Loix avec tant de fageffe & de droiture, il voulut encore s’affûrer de celui des Mufes, qu’il eut pour fidelles compagnes dans fes profpérités & dans fes difgraces, & leur éleve ambitionna d’être déclaré leur Protecteur.

 

LOUIS plus éclairé que tous les Miniftres, & plus puiffant que tous les Rois, comprit mieux que perfonne, combien il importoit à fa gloire de foûtenir, d’illuftrer, d’agrandir une Compagnie, maîtreffe en quelque maniere, de la deftinée des Héros dans les âges fuivans. Peu content d’entretenir par fes dons le feu célefte de l’efprit, qui brûle fur cet Autel, comme brûloit autrefois dans Rome ce feu facré des Veftales, dont la durée fembloit affûrer celle de l’Empire Romain ; il mit tout d’un coup le comble, & à toutes fes faveurs, & à toutes vos efperances. Il adopta, fi j’ofe le dire, l’Académie Françoife. Il la plaça près du Trône, & fous fes yeux. Difons encore plus, il veilla fur le choix des perfonnes, qui doivent conferver dans ce fanctuaire, le précieux dépôt de l’efprit & perpétuer cette fucceffion immortelle de capacité, d’érudition, de génie, qui répond en quelque forte de la ftabilité de cet Empire.

 

Quel tribut de gloire rendrons-nous à ce grand Prince, qui puiffe être proportionné à fes bienfaits, & à notre reconnoiffance ? La matiére de fes louanges paroît comme épuifée. Vous-mêmes, MESSIEURS, qui devriez ici fuppléer à ma foibleffe, vous m’avez mis dans l’impuiffance d’ajouter quelque nouveau rayon à fa gloire, par les efforts affidus & furprenans que vous avez faits, dans vos difcours & dans vos chants divins, pour atteindre par la magnificence de vos éloges jufqu’à la fublimité du fujet.

 

On loue, on flatte volontiers les Rois pendant qu’ils régnent ; on les cenfure, on les oublie encore plus volontiers dès qu’ils ont ceffé de régner. LOUIS n’éprouvera pas un pareil fort, fon nom ne mourra jamais parmi nous ; la principale étude des Rois fes Succeffeurs doit être de l’imiter, & leur plus grande gloire fera d’être parvenus à lui reffembler. Plus la rapidité des tems l’éloigne, & plus il paroît dans fon jour. Cette crainte, ce refpect, qu’imprimoit la majefté de fon front, & la fierté de fes regards fe tourne dans le cœur de fes fidéles Sujets, en regrets, en vénération, en amour.

 

L’envie même, cette ennemie implacable du vrai mérite, qui fe plaît à offufquer & à noircir la vertu la plus pure, eft forcée de rendre hommage à celle de ce Héros. Elle fe tait au fouvenir de cette piété fincere & perféverante, qui régla fa conduite fur le déclin de fes jours, & qui redoublant fon ardeur dans fes derniers momens, le fit paroître entre les bras de la mort, réduit à lui feul, & prefque anéanti fous le poids de la Majefté fuprême, plus grand, plus admirable, plus refpectable, qu’il ne l’avoit paru fur le Trône, & dans le plus vif éclat de fon régne.

 

Croiffez, Royal Enfant, digne rejetton de ce Grand Monarque, refte précieux de tant de Princes, qui n’ont paru fur la terre, que pour mériter nos regrets. Si le Ciel vous a fait pour commander, la nature vous a formé pour plaire. Nous voyons avec joie l’honneur, la probité, la Religion, travailler de concert & employer tous leurs foins à votre éducation. Déja votre heureux naturel fe déclare, il prévient les inftructions & les exemples, il produit des fruits de raifon & de fageffe dans un âge où les ames vulgaires ne donnent encore que des efperances. La jeuneffe qui fe hâte de vous dérober à l’enfance, vous apporte chaque jour de nouveaux charmes, & chaque jour nous montre d’affûrez préfages que le fang ayant imprimé dans toute votre perfonne des traits marquez de LOUIS LE GRAND, fon port, fes maniéres, & même fa Majefté, vous ferez revivre à nos yeux fes vertus, fes profpérités, fa puiffance.

 

Un jour viendra que vous mettrez une partie de votre gloire à exercer les fonctions de notre Protecteur ; Que vous ferez de cette grace un des devoirs de la Royauté ; Qu’aimant les Lettres, vous favoriferez ceux qui les aiment ; Que vous fournirez à nous & à nos fucceffeurs, par une fuite confiante d’actions héroïques, de bonté, de valeur, de juftice, de clemence & de pieté, de quoi déployer en votre honneur, toutes les richeffes de l’efprit.

 

L’augufte Prince qui tient pour vous les rênes de cet Empire, fait voir par fon exemple qu’il n’eft pas indigne des Héros de joindre aux lauriers qu’on cueille dans le champ de Mars, les lauriers qu’Apollon diftribue. Dans les premiers effais de fa valeur, fon intrepide courage lui fit affronter les plus affreux périls de la guerre : l’attrait qu’il a trouvé dans les beaux Arts, lui a fait cultiver dans la paix les plus rares talens que puiffe donner la nature, ou que l’induftrie fecondée par le travail puiffe acquerir. Il en pofféde lui feul plus qu’on en voit de difperfés dans plufieurs hommes. Tout eft approfondi par ce génie vif, pénétrant, lumineux, fublime, auffi étendu que les fciences qu’il embraffe toutes fans les confondre.

 

Mais où m’entraîne un fujet, qui peut être traité dignement, demanderoit tout l’art de votre éloquence. Je cherche en vain des détours, & tâche d’occuper vos efprits d’images agréables, pour tromper votre douleur & la mienne, pour éloigner le trifte fouvenir de la perte que vous avez faite. Suivons, MESSIEURS, (il en eft tems,) fuivons la louable coûtume qui s’obferve parmi vous d’honorer la mémoire de ceux qui ont fait honneur à cet illuftre Corps.

 

Si l’on ne devoit confiderer ici, MESSIEURS, que la gloire mondaine, je trouverois une ample matière d’éloges pour Monfieur l’Abbé Renaudot, dans les diftinctions que lui attira fon mérite. La célébre Académie de Florence le jugea digne d’elle, dès que vous l’eutes jugé digne de vous. Le grand Duc de Tofcane les Princes du Sang de France, l’honorèrent de leur confiance & de leur familiarité. Rome goûta fon auftére vertu, qui rappelloit l’idée de la vertu des premiers Romains.  Le Souverain Pontife unit fa voix aux applaudiffemens du facré College : quel écueil pour l’humilité ! quel appas l’amour propre ! mais ce n’étoit point l’approbation des hommes que cherchoit Monfieur l’Abbé Renaudot. Il porta fes vûes plus haut, Dieu feul lui parut digne & capable de remplir fon efprit & fon cœur.

 

Le goût de la parole divine qui faifoit fes chaftes délices, l’engagea dans la pénible étude des Langues Orientales. Il les apprit avec avidité, pour puifer dans les fources primitives, ces eaux vives & pures qui rejailliffent jufques à l’Eternité. Quel étonnant fpectacle frappe ici mes yeux ! fommes-nous tranfportez au bienheureux fiécle de l’EgIife naiffante, où les hommes remplis du don de Dieu, parloient à chacun felon fa langue, & fe faifoient entendre aux Nations raffemblées des diverfes parties du monde ? Monsieur l’Abbé Renaudot parle & répond aux Hébreux, aux Grecs, aux Arabes, aux Caldéens, aux Arméniens, aux Perfans, aux Coptes. On diroit qu’il eft habitant de l’Univers, & comme naturalifé dans tous les pays. La France a vû de nos jours ce que la Paleftine vit autrefois du tems de faint Jerôme. Un homme laborieux & appliqué fe rend familier le langage de feize peuples, (je n’exagére point,) il eft confulté de toutes parts fur les différens textes de l’Ecriture, & devient, pour ainfi dire, l’interpréte & l’organe de la vérité.

 

Ce même homme animé par le zele d’un des plus puiffans adverfaires qu’ait eu la fecte Calvinifte, entreprend le férieux & profond examen des Liturgies, par des routes nouvelles & inconnues, il démêle le fil, & la fuite de cette tradition conftante, qui perpétue la Foi du plus augufte de nos Mysteres, & pour confondre l’erreur par l’erreur même, recueillant les témoignages unanimes de ces focietés Chrétiennes, mais fchifmatiques, répandues dans l’Orient ; il démontre l’accord, l’union, la conformité de leur créance fur le point de l’Euchariftie, avec la créance de tous les fiecles & de l’Eglife Univerfelle.

 

La pureté de fes mœurs répondoit à la clarté de fes lumieres, fa modeftie relevoit le prix de fon fçavoir. Qui pourroit dépeindre ce temperament admirable de douceur & de feverité, de candeur & de fineffe, de difcernement & de fimplicité, qui fut fon veritable caractére ? Il aimoit la folitude, & fe prêtoit au monde que par la neceffité du commerce ; attentif à garder les bienféances ; ami fidèle & genereux, libéral & même prodigue envers les pauvres, il remplit tous les devoirs de l’honnête homme, & du parfait Chrétien.