Réponse au discours de réception de l’abbé de Rothelin

Le 28 juin 1728

Nicolas GÉDOYN

RÉPONSE

De M. l’Abbé GEDOYN, Directeur de l’Académie françoife, au Difcours prononcé par M. l’Abbé DE ROTHELIN.

 

MONSIEUR,

Plus vous méritez la place que vous venez prendre parmi nous, plus vous devez fentir qu’il y a des pertes irréparables, & que telle eft celle de M. l’Abbé Fraguier. Il femble que la nature, après avoir formé quelques hommes extraordinaires, laffée & comme épuifée ait befoin de fe repofer, Ainfi les Corneilles, les Racines, les la Fontaine, les Boileaus, les Huets, les Boffuets, & les Fenelons ont eu des fucceffeurs, même de dignes fucceffeurs, fans avoir eu leurs femblables. Il en fera de même, & j’ai affez bonne opinion de vous, MONSIEUR, pour croire que vous me permettez de le penfer & de le dire, il en fera de même du fçavant Académicien que nous avons perdu. Égal pour le moins aux Politiens, aux Buchanans & aux Murets, il laiffe un grand vuide qui ne fera pas fitôt rempli.

Dès fa première jeuneffe (j’en parle comme témoin) il donna de la jaloufie à fes Maîtres, qui lui envioient la gloire d’avoir fait des vers latins, qu’ils ne pouvoient fe laffer d’admirer. Et quels hommes que fes Maîtres ! Un Père Commire, un père Jouvenci, un Père de la Rue ; puiffe la célèbre Societé, dont ils ont été l’ornement en avoir beaucoup de pareils.

Avec les plus heureufes difpofitions que l’on puiffe tenir de la nature, un beau génie, une mémoire fûre & facile, une imagination vive & féconde, M. l’Abbé Fraguier marcha à pas de géant dans la vafte carriere des Lettres. Il n’avoit pas vingt-quatre ans, que à par fon fçavoir il caufa de l’étonnement à l’illuftre Évêque d’Avranches M. Huet, qui étoit lui-même un prodige de Sciences, & qui prit dès-lors pour le jeune homme une eftime & une amitié qu’il a conferver jufqu’à la mort. Tous les Sçavans de fon tems, Étrangers & François lui ont fait le même honneur.

Auffi, MESSIEURS, n’étoit-ce, ni un Grammairien toujours efclave de la lettre, toujours occupé de minuties ; ni un demi-fçavant, profond dans une matière, & nullement verfé dans les autres ; ni un homme de Collège, qui par quelque peu de Grec & de Latin qu’il a appris, croit avoir acquis le droit d’ignorer, & l’hiftoire de fon pays & fa propre Langue. C’étoit un efprit fupérieur, un homme né pour aller de pair avec tout ce qu’il y a eu de plus célébre dans les Lettres. L’Hiftoire, la Chronologie, la Critique, le Sacré, le Profane, l’Antiquité Grecque & la Latine, la Poëtique, le Stile Lapidaire, les Médailles, il poffédoit toutes ces connoiffances dans un degré éminent. Aucun bon Écrivain, Grec, Latin, François, Italien, Efpagnol, Anglois n’avoit échappé à fes Lectures, ni à fa memoire. Je laiffe à un Panegyrifte[1] plus éloquent que moi, à mettre dans tout fon jour le merveilleux & fingulier talent que M. l’Abbé Fraguier avoit fur-tout pour la Poëfie Latine. Quand vous lifez fes vers, vous croyez que c’eft ou Virgile, ou Horace, ou Phedre, ou Catulle, ou Tibulle, ou Properce que vous lifez.

Quel honneur & quel accueil n’eût-on pas fait à un fi beau talent, dans ces tems où d’Auguftes Princeffes, & les plus grands Magiftrats cultivoient en France les Mufes Latines avec tant de gloire & de fuccès, une Marguerite de Valois, un Chancelier de l’Hôpital, un Prefident de Thou, un Hotteman, un Briffon, tant d’autres Perfornnages ? Dans ces tems encore où nos plus beaux efprits, nos meilleurs Écrivains, Montagne, Charon, Balzac, Voiture, Coftar, Sarrazin, Ménage, enrichis des dépouilles de l’Antiquité, fçavoient en parer leurs écrits, leurs lettres, leurs entretiens, & donnoient aux chofes les plus légeres, les plus badines, je ne fçai quelle teinture d’érudition qui en rehauffoit le prix ? Ce tems n’eft plus. Telles font les bornes de l’efprit humain, & telle peut-être aujourd’hui la diffipation des gens-mêmes les plus épris de l’amour des Sciences, qu’une partie de ces Sciences ne s’acquiert plus gueres qu’aux dépens de l’autre. D’un côté les connoiffances abftraites & fpéculatives, de l’autre les Lettres Françoifes ont fait prefque entierement tomber la Littérature Grecque & la Latine. A peine les trouve-t-on dans ces lieux mêmes, qui en étoient autrefois, ou le théatre, ou l’azile ; mais nous n’en devons que plus regretter le fçavant Homme avec qui elles femblent s’être enfevelies dans le même tombeau.

Après tout, MESSIEURS, il ne faut confiderer ici M. l’Abbé Fraguier que comme membre de l’Académie Françoife, & en cette qualité il mérite encore nos regrets ; comme il a mérité notre eftime. Lié d’une étroite amitié dès fa jeuneffe avec le Pere Bouhours, avec M. Defpreaux, avec M. l’Abbé Régnier Defmarais, il fe propofa ces grands Écrivains pour modeles, & il les égala. Son ftyle étoit mâle, ferme, infiniment correct ; on en peut juger par un grand nombre de fçavantes Differtations qu’il’ a compofées en notre Langue, & qui feront toûjours une des parties les plus précieufes des Mémoires de l’Académie des Belles Lettres.

Dans la fameufe querelle, qui n’agueres, partagea les efprits fur la fuperiorité des Anciens ou des Modernes, il fe fit chef de parti, & ce fut un préjugé en faveur de fa caufe. S’il ne convertit pas les opiniâtres, il eut du moins la fatisfaction de fe voir applaudir par un des plus fçavans hommes de l’Europe, M. de Leibnits, qui lui écrivit une Epître en vers Latins, dignes de fon auteur. M. l’Abbé Fraguier fans rabattre du merite des Modernes, fans leur refufer le degré d’eftime qui leur eft fi legitimement dû, foûtint toûjours qu’en Poëfie nous n’avions rien de comparable à Homere & à Virgile, ni rien qui approche de Démofthene & de Ciceron pour l’éloquence. Avoit-il tort, MESSIEURS, & depuis quand l’Académie Franqoife s’éloigneroit-elle d’un fentiment, dont à mon avis dépendra toujours fa gloire & fa réputation ? Non, MESSIEURS, jamais l’Académie n’a varié fur ce point.

Que ne devoit-on pas attendre d’une auffi profonde érudition que celle de M. l’Abbé Fraguier, s’il avoit eu plus de fanté ? Des fouffrances continuelles quinze ans durant le privérent de nos exercices, & le condamnérent à la retraite. Renfermé chez lui il éprouva de quelle reffource eft dans les adverfités la Philofophie, & plein de celle de Platon, il la mit en vers Latins, les plus beaux fans contredit qui fe foient faits depuis le fiécle d’Augufte. Ses mœurs encore plus que fes Ecrits fe reffentoient des grandes leçons de morale qu’il avoit puifées dans les meilleures fources. Jamais homme ne fut plus fimple dans fa conduite, plus vrai dans fes paroles, plus ferme, & plus égal dans la douleur, ni plus détaché de ce que nous appelions biens de fortune ; jufques-là qu’avec un nom honoré dans le monde, & un mérite perfonnel fi généralement reconnu, à portée d’obtenir des graces, jamais il n’en demanda aucune. Vous euffiez dit que fon ame toute occupée de plus nobles objets dédaignoit de fe prêter à ces diligences ferviles, à ces foins domeftiques qui ont toujours quelque chofe de terreftre, de bas, & qui font ordinairement le partage des ames vulgaires.

Tel a été votre Prédéceffeur, MONSIEUR. Pour le remplacer nous avions befoin d’un homme dont la réputation pût juftifier notre choix dans l’efprit du Public. Un mérite réel, mais obfcur ne fuffifoit pas ; il nous falloit un mérite réel, mais éclatant ; & c’eft par ce motif que nous avons jetté les yeux fur vous. Je ne prétends pas, MONSIEUR, faire ici l’éloge de toutes les qualités qui vous rendent fi eftimable ; votre modeftie en fouffriroit, je l’épargne. Mais la Renommée à qui l’on n’impofe pas filence, que ne publie-t-elle point à votre gloire ? Que dans un âge où les autres n’emploient leur bien qu’à vivre avec plus de fafte ou plus de luxe, vous, MONSIEUR, vous n’avez fongé qu’à former une excellente Bibliothéque, & un précieux Cabinet de Médailles, qui marquent votre difcernement, & votre paffion dominante pour les Lettres. Que deftiné par votre naiffance à remplir une place confidérable dans l’Eglife, vous vous êtes fait une érudition conforme à votre état, en étudiant à fond l’Hiftoire Eccléfiaftique, qui tient fi naturellement à l’Hiftoire Profane : & à la connoiffance des Langues fçavantes. Que non content des fecours qu’on trouve en France, vous avez fait le voyage d’Italie à deffein de perfectionner votre goût pour les beaux Arts, d’étudier l’Antique, & de prendre une jufte idée du beau fur ces parfaits modéles, fur ces grands originaux qui méritent l’admiration de tous les fiecles. Qu’à Rome Conclavifte d’un Cardinal[2], dont le caractere & la perfonne femblent être l’ouvrage des Graces & des Mufes tout enfemble, vous avez gagné avec fa confiance, l’eftime de tout le Sacré Collége. Enfin, qu’à cette politeffe, à cette douceur de mœurs fi ordinaire aux perfonnes de votre condition & de votre nom, vous joignez tout ce que la lecture & l’ufage du monde peuvent fournir d’agrémens.

Après des témoignages fi publics de ce que vous valez, & de ce que l’on doit attendre de vous, MONSIEUR, vous ne pouviez pas nous échapper. Dans l’impatience de vous acquerir, nous avons comme volé au-devant de vous, fans craindre qu’une telle démarche pût tirer à conféquence. C’eft en effet une efpéce de juftice que nous vous rendons, je le fçai ; mais nous vous la rendons avec tant d’inclination, que vous feriez un ingrat, j’ofe le dire, MONSIEUR, fi honoré comme vous l’êtes de toutes les Perfonnes qui compofent cette Compagnie, vous vous refufiez dans la fuite à fes exercices. Vous ne pourrez peut-être pas toujours y être affidu, nous entrevoyons un tems où vous nous ferez enlevé. Venez donc, MONSIEUR, pendant que vous le pouvez, venez nous aider à maintenir notre Langue dans fa beauté, cette Langue qui devient tous les jours de plus en plus la Langue de toutes les Nations polies ; cette Langue dont le progrès, quoi qu’on en puiffe dire, fait tant d’honneur à l’Académie Françoife, & qui l’emporte fur les Langues fçavantes, du moins par un privilége bien glorieux, qui eft celui de peindre à la poftérité le grand fpectacle dont nous jouiffons, un Roi jeune & orné de toutes les graces, qui dans l’âge des plaisirs & des paffions, maître de lui-même, n’a de goût que pour la vertu, & pour ce qui peut faire le bonheur du monde.

 

[1] M. de Boze, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Belles Lettres, doit faire l’éloge de M. l’Abbé Fraguier.

[2] M. le Cardinal de Polignac.