Discours de réception de Nicolas-Hubert de Mongault

Le 31 décembre 1718

Nicolas-Hubert de MONGAULT

Discours prononcé le 31. Decembre 1718 par MONSIEUR L’ABBÉ M0NTGAULT, lorfqu’il fut reçu à la place de M. l’Abbé Abeille.

 

MESSIEURS,

Si les expreffions répondoient toujours aux fentimens, je ferois plus content de celles qui fe préfentent à moi pour vous remercier de l’honneur que je reçois aujourd’hui. Quand les idées font claires, elles font fuivies naturellement des termes juftes qui leur répondent. Il n’en eft pas de même des fentimens ; leur vivacité femble quelquefois occuper toute la capacité de l’ame, & amortir l’imagination, qui fourniroit plus aifément des images à des fentimens foibles & effleurez. Je vous prie donc, MESSIEURS, de ne pas mefurer ma reconnoiffance fur la manière dont elle s’exprime. J’efpére au contraire que vous qui avez une connoiffance fi fine des refforts de l’ame, vous interpéterez en ma faveur l’embarras où je me trouve. Il fiéroit bien, même à un Orateur, en parlant devant cette Affemblée, qui réunit ce qu’il y a de plus illuftre en toutes fortes de genres :devant ce Tribunal de l’efprit, dont les jugemens font d’autant plus à craindre pour moi, qu’ils font plus juftes ; devant une Compagnie, dont on ne peut avoir qu’une grande idée, lorfque l’on penfe qu’elle a été formée par un homme qui ne conçut jamais rien de médiocre.

 

Ce Cardinal, dont le vafte génie embraffoit tout & qui auroit été le plus grand homme de Lettres de fon fiécle, s’il n’eût été deftiné à en être le plus grand homme d’Etat, penfant à donner à notre Nation toutes fortes de fupérioritez, n’oublia pas celle qui vient des grandes productions de l’efprit. Il conçut que ce feroit dominer en quelque maniére fur nos voifins, que de leur rendre notre Langue néceffaire par les excellens Ouvrages qui lui feroient propres : & que la perfection de cette Langue étoit un objet digne de l’attention d’un grand Miniftre, & rentroit dans les vûes de la Politique. Ces mêmes vûes furent fuivies par un Chancelier, dont la rare vertu, & le profond fçavoir confervérent à fa place, dans le cours d’une longue vie, une dignité & une confidération indépendante des variétez de la Fortune, & dont la mémoire fera à jamais chére aux gens de Lettres. Né pour l’avancement des Sciences, il ne fe contenta pas de proteger ceux qui les cultivoient ; il fournit à leurs recherches un fond prefque inépuifable par ce précieux amas de Manufcrits en tant de Langues différentes, raffemblez des pays les plus éloignez ; tréfor qui femble au-deffus de la fortune d’un particulier, & dont cet amour du bien public qui ne fe trouve que dans les grandes ames, a pu feul fournir les fonds.[1] Quelle perte ne fut-ce pas pour l’Académie que celle d’un Protecteur, qui étoit lui-même un excellent Académicien ?

 

Mais dans ce tems de douleur vos grandes deftinées approchoient. Elles ont été fixées par un Roi qui laiffera après lui une idée à laquelle mon foible Difcours ne peut atteindre, & qui ne peut être égalée que par celle que donnoit fa perfonne ; dont le Régne feul renferme tout ce que contient l’hiftoire des Peuples les plus fameux : ce que la Guerre a de plus brillant, ce que le Paix a de plus utile, ce que les Sciences & les Arts ont produit de plus parfait : les victoires les plus complettes, les conquêtes les plus , la fortune prefque toujours conftante & toujours ramenée par des reffources que la prudence fe ménageoit : l’art de fortifier les places & d’affurer nos frontieres, porté à un point de perfection, qui pendant les plus longues & les plus cruelles Guerres nous a confervé la tranquillité de la paix, & mis la campagne à couvert de ces ravages, fléaux autrefois fi ordinaires, & qui laiffoient après eux de fi terribles images & des traces fi funeftes : le fang de la nobleffe épargné par une févérité jufte & conftante : l’induftrie des François encouragée, & délivré de la fervitude de celle de nos voifins : la foibleffe & l’innocence mifes à l’abri des vexations ; & la fûreté qu’on ne pouvoit fe procurer auparavant que par une jufte détente, ou par une prévoyance génante, plus affurée par une exacte Police : la Religion protégée, les femences de rebellion étouffées, & les cœurs des Sujets réunis par l’uniformité du culte : enfin des établiffements qui feront des monumens éternels, & de la magnificence Royale, & de l’affection pour les peuples. Cette même Hiftoire peindra à la poftérité un Prince dont les vertus auroient été refpectables, quand elles n’auroient pas été revêtues de l’éclat de la Royauté ; qui paroiffoit en tout né pour commander aux autres hommes ; dans les actions les plus ordinaires, comme dans les cérémonies les plus auguftes ; au milieu de fa Famille & de fes plus familiers Courtifans, comme fur le Trône, & à la tête de fes Armées. En un mot cette Hiftoire fera la vie d’un grand Roi, terminée par la mort d’un Héros.

 

Nous le voyons en quelque façon renaître & fe reproduire en la perfonne de ce Prince, qui fous les traits de la Premiére jeuneffe nous en montre la majefté ; qui fent déjà tout ce qu’il doit être, & nous laiffe voir ce qu’il fera. Mais pour nous borner à ce qui eft particulier aux gens de Lettres, que ne doivent pas attendre de lui les Mufes, dans le fein defquelles il eft élevé : plus heureux que quelques autres Rois, dont par une baffe politique on cherchoit à prolonger l’enfance, en éloignant d’eux les connoiffances qui donnent de l’étendue à l’efprit, & en avancent la maturité ? Que ne doivent pas efpérer l’Académie d’un Protecteur qui connoîtra par lui-même le mérite des excellens Ouvrages, & qui aura fenti toutes les beautez de l’Eloquence & de la Poëfie, formé par des perfonnes du goût le plus fûr & le plus délicat ?

 

Vous m’affociez aujourd’hui, MESSIEURS, à ces efpérances, & à tous les avantages d’un commerce auffi utile qu’honorable. Mais au milieu de la joie que je reffens, je regrette de n’avoir pas eu entrée plûtôt dans ce Sanctuaire des Lettres. Je fens combien il auroit été utile pour moi de puifer à cette fource, dans le tems où j’eus l’honneur d’être chargé d’une inftruction fi importante ; & pour laquelle il me manquoit tant de chofes, aufquelles vous feuls auriez fuppléé. Les goûts différens, les talens & les connoiffances qui font partagez entre les hommes, fe trouvent ici réunis : le fublime de l’Eloquence, l’enthoufiafme de la Poëfie, la majefté de l’hiftoire, la plus vafte érudition accompagnée des agremens du ftyle, les méditations les plus profondes jointes avec toute la fleur de l’efprit : une Critique fûre, un difcernement fin, & cette efpéce d’inftinct plus fûr que la raifon même, ou pour mieux dire, juftifié toujours par la raifon, qui fait fentir d’abord le vrai & l’excellent ; qui fait rejetter le faux & le médiocre, qui s’acquiert moins par l’étude que par le commerce avec les gens habiles, & par l’ufage du grand monde, où il faut prendre le ton de l’efprit, comme on y prend celui du langage. Voilà, MESSIEURS, les lumieres & les reffources qui m’ont manqué dans le tems où j’en aurois eu le plus de befoin.

 

Au défaut d’un tel fecours, trouvé les difpofitions les plus heureufes, la nature a fuppléé à l’art, & par un jufte retour, elle lui a rendu ce qu’elle en emprunte fi fouvent. Ces heureufes difpofitions ont été foutenues par l’exemple le plus puiffant, par celui d’un Pere. En attendant que le Prince fon Fils étudiât en lui l’homme de Guerre & le Héros ; qu’il le vît faifant fes premiéres armes avec une valeur qui auroit diftingué même le foldat : portant à la tête des Armées, cette valeur qui a confondu la Fortune, qui a ramené la Victoire, & fixé les fuccès dès qu’il a pu fans contrainte montrer fon génie, & mettre en œuvre fes talens : cette prévoyance qui s’étend à tout, ce courage d’efprit & cette efpéce d’opiniâtreté devant laquelle toutes les difficultez difparoiffent, & qui a été fatale à une Place, dont les plus grands Capitaines avoient pû fans honte lever le fiége, & qui pafferoit encore pour imprenable, fi Philippe ne l’avoit attaquée en attendant que la vûe du Fils encore tendre pût fe fixer fur fes objets éclatans, fur lefquefs, elle eft à préfent arrêtée, on lui a fait voir de bonne heure ce même Pere, dans un âge pareil à celui où il étoit, dans cette enfance brillante que vous vous rappellez, & qui faifoit la joie & l’honneur des Lettres ; où l’on voyoit ce Prince, alors l’efpérance d’une augufte Famille & à préfent la reffource de l’Etat, marchant à grands pas dans la route des Sciences, étendant fa curiofité à tout ce qui en pouvoit être un digne objet, & annonçant déjà cette pénétration profonde, qui a fait depuis l’admiration des plus fçavans Hommes, qui ont eu l’honneur de l’approcher, qui étoient furpris de le trouver inftruit de ce qui avoit été pendant toute leur vie l’objet de leurs recherches,prlant de tout avec un jugement exquis, propofant des difficultez avec une modeftie fçavante, ne fourtenant fes fentimens que par fa raifon, & ne faifant fentir de fupériorité que celle de fon efprit. C’eft cette application fuivie, cette habitude à penfer & à réfléchir, qui l’a mis en état de foutenir le poids du Gouvernement dès que fa naiffance l’y a appelé. Voilà ce qui a fait comprendre au Prince fon Fils quelle différence il doit y avoir entre ceux que le Sang Royal diftingue, & les particuliers. Ceux-ci, fuivant le cours d’une Fortune qui marche pas à pas, fe forment à mefure qu’ils avance ; un Emploi médiocre leur fert comme de fecours pour fe rendre capables d’un autre plus important, & leurs progrés peut fe régler fur la lenteur de leur élévation. Les Princes, au contraire, qu’une Politique & laquelle des interêts déguifez donnent de fauffes couleurs, a laiffez quelquefois dans une forte d’obfcurité, fi l’éclat de leur naiffance en peut fouffrir, fe trouvent enfuite placez tout d’un coup au plus grand jour, portez fur le plus grand théâtre ; il faut qu’ils foient prêts à foutenir les plus hautes deftinées, & qu’ils fe trouvent fçavants dans un Art plus difficile, encore, s’il le peut, que celui de régner. Ces réflexions fi naturelles, & cet exemple préfent, ont été pour le jeune Prince la plus utile inftruction.

 

Il en a une vivante en la perfonne d’une mere, auprès de laquelle il refpire l’air pur de la vertu & de la piété ; de qui il apprend l’obfervation de ces exactes bienféances, qu’on peut appeller les graces de la vertu ; cette noble convenance des actions & des paroles, qui donne également de la dignité & à la redonne & au difcours. Que n’apprend-t-il point d’une autre Princeffe, à qui il n’eft pas moins cher & qui eft elle-même fi chere à tous les François ! C’eft d’elle qu’il a commencé à prendre ce goût pour l’excellent, qui n’eft borné ni par le tems ni par les lieux, qui donne accès auprès de cette augufte Princeffe, à tous les talens diftinguez & qui a mis fous les yeux du Prince fon petit-Fils les reftes de l’antiquité les plus précieux & les plus propres à lui infpirer une noble & fçavante curiofité. Quelle riche moiffon de faits intéreffans échappez à l’Hiftoire, ne fait-il pas dans les converfations agréables & remplies de celui qui préfide à fon éducation, & qui dans les plus grandes Cours de l’Europe s’eft diftingué par fon efprit, par fa politeffe & par fa vertu, autant qu’il eft diftingué par fa naiffance ? C’eft l’intérêt que vous prenez, MESSIEURS, à l’inftruction d’un Prince, la féconde efpérance de l’Etat ; qui a réuni en ma faveur tous vos fuffrages ; mais vous voyez que vous m’avez fait un mérite du bonheur.

 

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Je n’aurois rien à fouhaiter aujourd’hui, fi je ne regrettois avec vous un Académicien qui m’honoroit de fon amitié, & dont je connoiffois depuis long-tems le mérite. Monfieur l’Abbé Abeille avoit un efprit vif & naturel, une imagination féconde & réglée, qui rendoit fa converfation animée, agréable & foutenue. Tranfporté de l’extrémité du Royaume, au milieu du grand monde, & dans le commerce des perfonnes les plus polies, il fembla que cet air lui étoit naturel ; & l’on ne vit dans fes difcours & dans fes maniéres rien d’embarraffé ni de contraint. A ces talens heureux pour la Société, il joignit celui d’une Poëfie noble & fenfée, propre à exprimer les grands fentimens de la Tragédie, & à donner de l’agrément aux réflexions les plus folides ; comme il a fait dans ces Epîtres, où l’on reconnoît un Philofophe qui avoit étudié les hommes, moins dans les Livres que dans les hommes mêmes. Son mérite lui donna la confiance de celui à qui votre Augufte Protecteur confioit alors l’exécution de fes plus importants deffeins ; de ce grand Capitaine, dont l’idée vous rappelle tant de Triomphes, & dont les campagnes fe comptent encore par les victoires ; qui a rendu à fes illuftres Ayeuls tout ce qu’il en avoit reçu, & donné un nouvel éclat à une Maifon qui fembloit n’avoir plus rien à acquérir.[2] Aprés la mort de ce grand Homme, fon digne fils confola Monfieur l’Abbé Abeille d’une perte qui leur étoit devenue commune, par des marques conftantes d’eftime & d’amitié, & en lui affûrant un repos auffi honnête pour celui qui en jouiffoit, qu’honorable à celui qui le procuroit avec une générofité digne des grands noms qu’il réunit en fa perfonne. Je ne puis, MESSIEURS, vous dédommager de la perte que vous avez faite : & remplacer celui à qui je fuccéde, que par mon zèle pour l’honneur de l’Académie, en profitant avec foin de celui que vous me faites, je pourrai m’en rendre digne, & acquérir parmi vous le mérite que vous y avez apporté.

 

[1] Monfieur l’Evêque de Metz, Duc de Coiflin, l’un des quarante de l’Académie Françoife, arriere-petit-fils de M. le Chancelier Seguier, & héritier de fon amour pour le bien public, a fait imprimer un Catalogue fçavant & raifonné de ces Manufcrits fous ce titre, Bibliotheca Coifliniana, olim Segueriana.

[2] M. le Maréchal de Luxembourg.