Réponse au discours de réception de Jean-Baptiste-Louis Gresset

Le 4 avril 1748

Claude GROS de BOZE

Réponse de M. Claude Gros de Boze
aux discours de M. de Paulmy et M. Gresset

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 4 avril 1748

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Messieurs,

Il est rare de voir deux Élections aussi paisibles & aussi unanimes que les vôtres l’ont été ; mais elles le seront toujours quand elles se trouveront de même guidées ou prévenues par la voix publique.

Elle nous a dit, Monsieur , soit pour écarter l’idée de votre jeunesse, soit pour vous en faire un mérite, que dès le moment de votre naissance, vous avez appartenu autant aux Lettres qu’à l’État ; que dans le sein d’une famille souverainement amie des Muses, & singulièrement dévouée au bien de la Patrie, l’envie de savoir & le désir d’être utile, furent les premiers sentimens qui se développèrent en vous, & qu’ils hâtèrent tellement vos progrès, qu’à un âge où le commun des hommes finit à peine de légères études, vous exerciez déjà un Ministère public dans le Tribunal où se portent, s’instruisent & se jugent les premières contestations de nos citoyens. Que de là passant en différentes Cours de l’Europe, pour les connoître par vous-même, la réputation qui vous y avoit devancé s’étoit accrue de tout ce que les grâces, la politesse, la douceur & la facilité des mœurs, ajoutent aux qualités du cœur & de l’esprit. Que dans le cours de ces voyages, plusieurs Académies s’empressèrent d’inscrire votre nom dans leurs Fastes ; & que celle de Berlin vous ayant adopté par voie d’acclamation, vous y prononçâtes dans une assemblée publique que la Famille Royale honora de sa présence, un Discours sur l’utilité des adoptions littéraires, qui fut extrêmement applaudi, & loué surtout par ce sage & vaillant Monarque, qui à la fleur de son âge est depuis long-temps le Mars & l’Apollon du Nord.

Présenter à l’Académie Françoise des titres si chers à son espérance, c’est être sûr d’en enlever rapidement les suffrages ; les avoir accumulés de si bonne heure, c’est avoir soumis la Nature aux efforts du génie & de la vertu.

J’oserai pourtant le dire, Monsieur, & vous n’en rougirez point ; vous aviez encore auprès de nous une sollicitation puissante, le souvenir de votre illustre aïeul, qui, devenu Garde des Sceaux & Contrôleur général, souhaita la première place que nous eûmes à donner ; & qui avoit, disoit-il, attendu que la fortune l’eut élevé au faîte des grandeurs, pour leur assurer par cette alliance intime avec nos Muses, une durée supérieure à la faveur des Princes & à la vicissitude des choses humaines.

Comment ses vœux n’auroient-ils pas été satisfaits ? Il combloit les nôtres ; il ressuscitoit dans l’Académie les Séguier & les Colbert qu’il rendoit à l’État. Il fut donc élu avec la même unanimité que vous venez d’éprouver ; mais de fortes raisons attachées aux circonstances du temps qu’il est aisé de se rappeler, engagèrent l’Académie à le dispenser du cérémonial ordinaire des réceptions, & à lui permettre de venir s’asseoir parmi nous tel jour d’assemblée qu’il lui plairoit. Il marqua une extrême sensibilité pour ce ménagement qui étoit en effet une grâce singulière, & l’empressement qu’il eut d’en jouir, nous donna un spectacle plus singulier encore.

Les trente années qui se sont écoulées depuis, & l’absence de nos deux Confrères, m’ont laissé le seul témoin vivant de ce phénomène académique, dont le détail doit être intéressant pour vous, & que personne, je crois ne trouvera étranger au sujet qui nous rassemble.

Peu de jours après la délibération, M. d’Argenson, Garde des Sceaux, qui ne nous avoit point avertis, qui ne s’étoit seulement pas fait annoncer, entra ici au commencement de notre travail, qu’il parut ne venir interrompre qu’un instant pour embrasser ses amis & ses maîtres, ce furent ses termes ; mais la conversation qui se faisoit debout, s’étant insensiblement animée : Il y a, dit-il, avec des yeux pleins de feu, il y a des tentations auxquelles il est beau de succomber ; les affaires dont je suis surchargé n’en souffriront point, & nous sacrifierons un peu aux Muses, si vous voulez bien reprendre vos places. Il se mit à la dernière, celle que vous occupez présentement, Monsieur ; & de-là, comme d’une source abondante & trop long-temps retenue, se répandit tout ce qu’une ingénieuse reconnoissance peut inspirer de plus affectueux & de plus éloquent. l joncha de fleurs le tombeau de M. l’Abbé d’Estrées à qui il succédoit. Il envia le bonheur du Chancelier Séguier, qui, pour avoir dignement rempli les devoirs d’un confrère zélé, avoit mérité d’être regardé comme le second Protecteur de l’Académie. Ce qu’il dit du Cardinal de Richelieu, étoit moins le tableau de son ministère, que le portrait même de son génie, s’il m’est permis de rendre ainsi l’impression qui m’en reste. Il parla en homme inspiré de la félicité que nous promettoit & qu’étendroit au-delà du siècle, le nouvel Astre qui s’élévoit sur nos têtes. Il prédit que l’amour des Peuples seroit la base de tous les trophées que lui consacreroient l’Histoire, l’Éloquence & la Poésie ; & nous ramenant ainsi à nos occupations courantes, il nous fit mille remarques curieuses sur l’étendue & la beauté de la Langue Françoise. Il observa, entr’autres que les Grecs s’étoient reposés du sort de la leur sur sa douceur naturelle, & sur l’imagination vive, tendre & féconde de ceux qui la parloient ; que celle des Romains n’ayant pas le même avantage, ils avoient tâché d’y suppléer par la plénitude & la majesté des sons, par le tour & la symétrie de leurs périodes, & même par leurs conquêtes, puisqu’ils imposoient aux vaincus la nécessité de s’en servir dans tous les actes publics & particuliers. Que les soins de l’Académie Françoise avoient été plus heureux ; que sentant ce qui avoit manqué à l’un & à l’autre Peuple pour l’accomplissement de ses vues, elle s’étoit attachée à joindre aux agrémens du langage, une élégance, une précision & une clarté qui ne se trouvant dans aucune autre langue vivante, avoient enfin dompté la jalousie des Nations, & dévoilé aux yeux de l’Europe devenue moins barbare, le système innocent d’une espèce de Monarchie universelle.

Me serois-je trompé ? Une anecdote qui touchoit de si près à l’oubli, un fait aussi honorable pour l’aïeul que pour l’Académie, en est-il déplacé dans la réception du petit-fils ? Et ce récit tout simple, tout faible qu’il est, ne peut-il pas encore porter dans les cœurs les moins sensibles, quelque étincelle de la passion dont vous brûlez déjà, Monsieur, pour une gloire solide & durable ; de ce goût dominant pour les Lettres que vous avez toujours su allier aux devoirs les plus sérieux ; de cette éloquence enfin, que vous venez encore de signaler avec tant d’éclat ?

Si je me proposois uniquement d’exciter votre émulation par la force des exemples domestiques, vous jugez bien que je m’arrêterois à ceux que le Ciel vous a heureusement conservés, à ces hommes rares, aux pieds de qui vous irez dans un moment déposer les lauriers qu’ils vous ont appris à cueilli. Ils nous admettront désormais au partage de cette moisson brillante ; & soit que vous continuiez à vous distinguer sous leurs yeux, soit que pour l’honneur & l’avantage de la Patrie, vous alliez au loin soutenir ses droits par la solidité des raisonnemens jointe aux charmes de l’expression, vos succès seront les nôtres ; vous vous souviendrez que vous êtes venu remplacer ici un Académicien qui, renfermé en lui-même, s’étoit occupé toute sa vie à connoître & à exposer les véritables principes de l’art de la parole, à en démêler les nuances les plus fines & les plus délicates, & à rappeler à des règles certaines ce que le vulgaire ignorant ne traite que d’usage bizarre. Le peu de temps que nous avons possédé M l’Abbé Girard, nous l’a toujours montré aussi estimable pour la douceur & la sûreté de son commerce, que pour l’importance de ses Ouvrages, dont vous avez fait une si judicieuse analyse.

ous, Monsieur , à qui l’Académie vient aussi de déférer tout d’une voix, une succession que le Public réclamoit pour vous, si le droit que vous y aviez, n’eût pas été suffisamment établi par tant de productions honorées du suffrage de la Cour & de la Ville, l’élégance & la dignité de votre remerciment justifieroient seules notre choix. Mais entre les beautés dont ce Discours brille, s’il en est qui nous touchent, qui nous affectent par préférence, ce sont certainement celles dont vous avez orné l’éloge de M. Danchet, Académicien assidu, zélé, vertueux, pour qui notre estime & notre amitié ne différoient de ce qu’on appelle communément vénération, qu’en ce que nos égards pour lui étoient plus naturels, plus continus, & par-là peut-être moins sensibles ; Homme dont les Ouvrages avoués par les Grâces, tantôt naïves & riantes tantôt graves & austères, étoient toujours aussi sensés que faciles & aimables ; qui dans le cours d’une longue vie, & le plus long exercice de la Poésie, ne l’avoit jamais armée des traits de la satire, moins encore souillée par l’indécence & l’obscénité, ou profanée par l’irréligion ; à qui enfin, ce que des Muses perfides avoient jamais cru pouvoir reprocher de plus fort, étoit que son extérieur annonçoit trop l’innocence & la candeur de son ame.

Il falloit pour apprécier ses talents, & les mettre dans leur vrai jour, quelqu’un qui, comme vous, Monsieur, se les fût véritablement rendus propres ; & il n’y avoit aussi que des sentimens semblables aux siens qui puisent les rendre comme vous les avez rendus.

Sans ce concours si désirable, sa place, il est vrai, ne seroit plus vacante, mais notre perte ne seroit qu’imparfaitement réparée : car ce n’est pas l’esprit qui manque à ce siècle ; tout le monde se pique d’en avoir, & presque tout le monde en a ; suite naturelle des excellens modèles en tout genre que nos Prédécesseurs nous ont laissés. Heureux, si avec cette finesse de goût & cette élévation de génie qui en font le principal caractère, ils avoient pu nous transmettre les qualités personnelles qui les rendoient eux-mêmes encore plus dignes d’admiration que les chef-d’œuvres qui sortoient de leurs mains.

Pleins de l’objet qui avoit rassemblé leurs premiers Confrères, ils avoient l’art de désarmer l’envie, même en excitant la plus vive émulation ; & fidèles aux vues du grand Armand qui avoit donné des loix à leur Société naissante, leur principale attention étoit de resserrer de plus en plus des nœuds formés par la vertu.

Oui, Messieurs, n’en doutez point, ce fut la vertu qui conduisit nos Muses aux pieds du Trône, qui les fixa dans ce Palais, qui leur valut la protection immédiate de Louis LE GRAND, & les rendit dépositaires d’une partie de la gloire qu’il répandoit sur toute la Nation. Que n’y a point ajouté son auguste Successeur, le meilleur des maîtres, & le plus grand des Rois ! En vain pour le séduire, la Victoire elle- même est venue plus d’une fois lui ceindre le front d’un laurier échappé à tous les désirs de son immortel Bisaïeul ; ses ennemis vaincus n’ont éprouvé que sa clémence & ses bienfaits ; ils ont reçu dans son propre Camp des secours & des soins qui leur auroient manqué partout ailleurs ; que n’y recevoient-ils aussi la paix qu’il ne cessoit de leur offrir ! Mais elle l’accompagne toujours ; & quand il se dispose à leur faire entendre sa voix de plus près, espérons tout des entreprises d’un Héros qui n’en mesure la grandeur & le péril qu’à son amour pour la justice & à sa tendresse pour des Peuples dont il est adoré.

M. Le marquis de Paulmy.

M. Gresset.