Discours de réception de Victor-Marie d’Estrées

Le 23 mars 1715

Victor-Marie d’ESTRÉES

DISCOURS prononcé le 23. Mars 1715, par M. LE MARECHAL d’Eftrées, lorfqu’il fut reçû à la place de M. le cardinal d’Eftrées.

 

MESSIEURS,

L’honneur que vous me faites en me receviant parmi Vous, eft une grace finguliére que vous m’accordez ; mais c’eft en même tems une efpéce de juftice que vous rendez à la mémoire de Monfieur le Cardinal d’Eftrées pour l’eftime & l’attachement qu’il avoit pour cette illuffre Compagnie. Je ne parle ainfi, que fuivant vos propres fentiments ; vous me les avez marqué vous-même ; j’ai été témoin de vos regrets fur une perte qui nous étoit commune, & dont vous avez gémi comme moi.

 

Vous avez crû en quelque façon la réparer en perpétuant fon nom dans l’Académie ; & fans trop examiner, fi j’étois en état de le foûtenir, par les qualités propres à un Académicien, vous avez donné à l’amitié, ce qu’un difcernement auffi jufte que le vôtre auroit refufé aux talents. Vous m’avez fait un mérite de quelque inclination pour les Sciences ; & prévenus en ma faveur, vous avez voulu qu’elle me tînt lieu auprès de Vous de cette vafte érudition, & de cette variété de connoiffances, que vous eftimiez dans celui dont vous m’avez donné la place.

 

Peut-être avez-vous jugé ne devoir pas borner votre choix à ceux qui font une profeffion particuliére de cultiver les Lettres. Ne me trompai-je point, MESSIEURS, en croyant entrevoir la raifon de votre conduite ? Comme l’objet de l’Académie a toujours été de faire régner le bon goût & la politeffe dans tout le Royaume, fon effort eft, pour ainfi dire, fans limites : Elle a droit fur tous les Etas ; elle choifit de tems en tems des Sujets dans les rangs diftingués de l’Eglife, de la Guerre, de la Magiftrature ; & ce font autant de Difciples qu’elle prend plaifir à former, pour répandre le goût de la raifon, l’habitude de penfer jufte, & l’art de s’exprimer avec élégance & avec dignité.

 

Je m’entretiens avec plaifir de ces idées & de ces raifons qui vous ont engagé à m’affocier à votre illuftre Corps : j’y joins le fouvenir de ces empreffemens tendres & obligeants, par lefquels vous m’avez excité à prétendre à cette gloire. Je connois tout le prix de ces obligations ; j’y réponds par les fentiments de la plus vive reconnoiffance ; & je m’eftime heureux que cette ceremonoie me donne lieu de les rendre publics.

 

Après avoir en cela fuivi l’ufage ; & encore plus mon inclination, difpenfez-moi, MESSIEURS, de la coûtume établie parmi vous, qui m’obligeroit à faire l’Éloge de mon Prédéceffeur. Il m’en coûteroit trop ; Je ne le pourrois faire fans émotion : la bienféance même me le défend. Vous fuppléerez à ce tribut que je ne puis lui rendre : à ce tribut qu’exigent fes grandes qualités, fes emplois, fon dévoüement, & fi je l’ofe dire, fa tendreffe pour le grand Prince qui nous gouverne. Mais n’y avez-vous pas déja fatisfait ? Vous avez vivement reffenti fa perte ; votre douleur eft fon Eloge.

 

Je n’aurois pas même raifon pour m’exempter de célébrer ces grands Hommes aufquels l’Académie doit fa naiffance, fa confervation & fa fplendeur. Leur Éloge eft une dette que je contracte à leur égard, dès que je reçois la qualité d’Académicien. Chacun de nous doit contribuer à leur immortalité ; & ces jours folemnels font principalement deftinez à éternifer leur mémoire. Trouvez-bon, MESSIEURS, que je ne m’acquitte de cette obligation, que par le feul aveu de l’impuiffance où je fuis de la remplir. Convient-il à un homme qui a paffé la meilleure partie de fa vie dans les armées, de manier de tels fujets, de faire fon coup d’effai de l’art de l’Eloquence qu’il n’a jamais pratiqué, & de le faire en préfence des Maîtres & des Juges nez de cet Art.

 

Mais le devoir dont j’aimerois le mieux à m’acquitter, me fait encore plus fentir ma foibleffe. Et comment m’y prendrois-je pour publier la gloire de Voftre Augufte Protecteur, pour parler dignement des prodiges d’un fi grand Régne ? Quelle feroit ma témérité d’ofer tracer un portrait, où les plus habiles ne portent la main qu’en tremblant. Je ne me permettrai qu’un feul trait de fon caractere, dont ma propre expérience m’a inftruit. Dans les occafions où j’ai eu quelquefois l’honneur de travailler fous les yeux d’un fi grand Maître, j’ai fenti avec admiration que fon efprit en toutes matieres faifit toujours naturellement le Grand, le Jufte & le Vrai. C’eft tout ce que j’en fçais dire. Il n’appartient qu’à vous, MESSIEURS, de proportionner les expreffions à la grandeur des idées. Pour moi, je ne puis fur ce fujet, que ce qui fe peut faire fans art. J’admire ce grand Prince ; je cherche à lui plaire ; j’ambitionne de lui marquer mon dévoüement & ma reconnoiffance par mes fervices ; & je ne puis mieux le loüer, qu’en m’impofant un filence que je ne garde, que par la haute idée que j’ai de fa Perfonne.