Réponse au discours de réception du comte Fleurian de Morville

Le 22 juin 1723

Jean-Roland MALLET

Reponse de M. MALET, alors Chancelier de L’Académie, au Difcours prononcé par M. le Comte DE MORVILLE le jour de fa réception, le22 juin 1723

 

Monsieur,

La mémoire des Hommes de Lettres ne peur être trop honorée dans un Etat ; & lorfque leur modeftie ne peut plus fouffrir des louanges, qui leur font legitimement dûes ; il n’eft pas jufte que leur gloire fouffre dans l’éloge qu’on en doit faire : c’eft cependant ce qui arrive aujourd’hui au fujet de M. l’Abbé de Dangeau.

Cet illuftre Académicien n’auroit rien perdu de fa gloire, fi Monfieur le Directeur avoir préfidé ; votre réception, Monsieur, fe feroit faite auffi avec plus d’éclat, & toute l’Affemblée auroit remporté une plus haute idée de cette Compagnie, quand on auroit vu un Maréchal de France, également né pour l’éloquence & pour les grandes actions, occuper ici la premiere place.

Je vais effayer de m’acquitter en fon abfence de ce que l’Académie doit à la mémoire de Monfieur l’Abbé de Dangeau, & de ce qu’elle vous doit auffi, Monsieur, pour l’engagement que vous venez contracter avec elle. Je connois toute la foibleffe de ma voix dans une pareille occafion ; mais, quand elle feroit plus forte, je fçais qu’elle auroit encore de la peine à fe faire entendre dans le concert de louanges que la République des Lettres a commencé pour M. l’Abbé de Dangeau, dans celui qu’elle vous prépare, & que la poftérité continuera : car l’immortalité eft due à tous ceux qui travaillent à augmenter la gloire des Lettres.

L’Académicien dont nous regrettons la perte, étoit d’une illuftre & ancienne Maifon, où le bel efprit & les fciences font héréditaires depuis plus de fix cens ans ; où elles fe font toujours communiquées avec le fang, cultivées & augmentées par les exemples.

Il fut d’abord connu dans le monde fous le nom de Marquis de Courcillon, & Envoyé par le Roi en Suède & en Pologne, où il eut l’honneur de fuivre le grand Sobiefki à la guerre.

L’Hérefie des siécles étant devenue la Religion de fes Peres, il crut appercevoir dans cette profane nouveauté des précipices que la prévention de l’éducation lui avoit jufgu’alors cachés ; & travaillant à éclaircir fes doutes, il eut des Conférences avec la plupart des Docteurs de l’Europe. M. l’Abbé Boffuet qui fut depuis Evêque de Meaux, arracha le bandeau fatal qui fermoit fes yeux à la vérité ; il lui fit voir dans fon Livre admirable, de l’Expofition de la Doctrine catholique, qu’il compofa à fon fujet, ces fources anciennes & pures que Jefus-Chrift a laiffées à fon Eglife, pour y puifer avec fûreté les eaux d’une doctrine falutaire ; & ayant porté la lumiere dans fon efprit & dans fon coeur, il le conduifit au pied des Autels faire un facrifice de fes erreurs.

Cet illuftre Académicien étoit Doyen de cette Compagnie ; il avoit connu ceux qui préfiderent à fa naiffance ; il avoit, pour ainfi dire, reçû d’eux les prémices de l’efprit Académique ; & il nous répétoit fouvent ce qu’avoient penfé & dit ces grands hommes, qui ont été nos premiers maîtres, & qui nous ont laiffé des regles & des exemples de bien parler & de bien écrire.

Il fçavoit fi parfaitement l’Hiftoire, la Chronologie, la Géographie & les différentes Langues de l’Europe, qu’on eût dit qu’il étoit de tous les fiécles & de tous les pays. Il avoit même inventé des méthodes particulières pour en faciliter les connoiffances. C’étoit un de ces génies, qui trouvent tout en eux-mêmes, qui ne s’inftruifent que par leurs propres réflexions; qui imaginent & qui perfectionnent, qui ne fuivent pas les régles, mais qui les font.

Monfieur l’Abbé de Dangeau avoir examiné avec foin les convenances & les rapports que les lettres, les fyllabes, les mots & les expreffions, de notre Langue ont enfemble ; & il s’étoit fait une étude particuliere de porter à fa derniere perfection la pureté de la Langue que nous parlons.

C’eft auffi, Monsieur, ce que tout Académicien doit faire pour répondre aux vûes de notre illuftre Fondateur, dont le nom feul porte dans tous les efprits l’eftime & l’admiration, & dont l’éloge commencé tant de fois eft toujours demeuré imparfait. ARMAND, ce Miniftre immortel, qui poffédoit le grand art de rendre les Etats heureux floriffans ; qui travailloit avec tant de fageffe pour le bonheur de fa Nation & pour la gloire de fon Roi, travailloit en même tems pour la sienne, en formant l’établiffement de l’Académie, & en donnant des principes & des Loix pour parler, comme il en donnoit pour gouverner : & fi nous commençons à nous perfuader qu’il eft encore quelque ame privilégiée, qui puiffe partager avec le Cardinal de Richelieu la gloire des grandes actions qu’il a opérées dans le miniftere ; du moins, & nous devons l’avouer, perfonne ne pourra partager la gloire qu’il mérite pour ce qu’il a fait en faveur de la Langue Françoife, & pour la rendre capable de la plus haute éloquence.

Les Langues n’ont été inventées que pour exprimer les conceptions de l’efprit ; & chaque Langue eft un art particulier de rendre ces conceptions fenfibles.

La Langue Françoife a eu fes differens âges ; elle a été long-tems dans les foibleffes de l’enfance, avant que d’être dans fa maturité & dans fa force. Ce n’étoit dans fon origine qu’un Latin corrompu, qu’un jargon ruftique, & dont la barbarie fubfifta avec celle des mœurs pendant plufieurs fiécles.

Elle fe purifia & s’embellit dans les fuites : mais telle eft la deftinée des Langues, qu’elles n’arrivent jamais à leur entiere perfection, que fous le regne de certains Princes qui font l’étonnement & l’honneur de leur fiécle ; & qui préparent à la poftérité par le tableau de leurs vertus de grands exemples à imiter.

La Langue Greque ne fut floriffante que du tems de PHILIPPE ; la Langue Latine que fous le regne d’AUGUSTE, & la Langue Françoife n’eft arrivée à fon degré de maturité & de perfection que fous celui de LOUIS LE GRAND.

Comme il avoit fait d’auffi belles chofes que PHILIPPE & qu’Augusfte, il eft vrai, Monsieur, que nos Orateurs, nos Poëtes & nos Hiftoriens s’appliquerent à former des penfées dignes d’un Régne fi fécond en merveilles, & à trouver des termes dignes des penfées.

Les beautés, les richeffes de notre Langue font les fruits de ce zéle & de cette noble émulation. Quelle majefté ? quelle pureté ? quelle abondance ne falloit-il pas pour décrire les vertus pacifiques, morales & militaires de LOUIS ? Son Regne a perfectionné notre Langue, l’a fixée, & la rendu feule capable de tranfmettre à la poftérité les actions des plus grands Princes.

La Langue Françoife dans le dégré d’élégance, de précifion, de force & de délicateffe, où elle eft préfentement, a tout enfemble & la majefté de la Langue Latine, & la douceur de la Langue Grecque.

Elle eft déja la Langue de toute l’Europe vous venez de nous en donner des preuves certaines : elle n’eft pas encore celle de tous les peuples, mais elle mérite de l’être ; elle n’a plus rien à craindre de l’ufage, ce tyran des Langues ; & elle a tout à efperer de la protection d’un JEUNE ROI, qui porte avec lui les préfages d’un regne heureux ; qui eft affifté des confeils d’un Prince protecteur né des belles Lettres & des Sciences ; & qui rempli de grandes maximes & de grands principes pour fa conduite & celle de fon Etat, par des guides également éclairés & fidéles, devient tous les jours par fon goût & par fes lumieres le juge de nos Ouvrages.

Comme vous partagez avec nous, Monsieur, l’honneur de fa protection, vous devez auffi partager la reconnoiffance que nous lui devons. Venez nous communiquer vos lumieres & profiter des nôtres ; venez nous montrer ces qualités que nous admirons en vous depuis fi long-tems ; un amour, un goût pour les belles Lettres ; une éloquence naturelle, qui plaît d’autant plus qu’il y a moins d’art ; une conception vive pour les matieres les plus élevées ; une facilité merveilleufe pour les exprimer, une heureufe abondance de raifons & de paroles pour perfuader ; une affiduité au travail, & fi je l’ofe dire, une avidité à remplir les devoirs d’Homme de Lettres & de Magiftrat.

Tous ces talens étoient déja connus du public, lorfque vous entrâtes au Grand Confeil ; & ils vous acquirent cette première fleur de réputation, dont l’odeur eft fi douce & fi flatteufe. Votre amour pour la vérité, votre protection décidée pour les malheureux, & votre zèle reconnu pour la juftice nous parurent de fûrs préfages d’une élévation prochaine.

La connoiffance la plus importante & la plus néceffaire aux Princes & à ces grands Hommes à qui la Providence a confié le gouvernement des Etats, c’eft de bien choifir les perfonnes qu’ils appellent aux premieres places ; car ceux qui diftribuent les honneurs & la fortune, doivent connoître la vertu : & comme vous aviez fait remarquer en vous des qualités qui ne fe trouvent gueres enfemble ; un génie éclairé, judicieux, actif & également propre pour les fciences & pour les affaires il étoit jufte que l’on vous vît dans une de ces places, qui ne fe doivent donner qu’à la réputation & au mérite, & qui n’offrent fouvent d’autre récompenfe que la gloire de bien faire.

Vous fûtes nommé Ambaffadeur en Hollande, & enfuite Plénipotentiaire au Congrès de Cambrai. Quel emploi plus noble & plus glorieux pour un fujet que d’être chargé des interêts de fon Roi ! que d’entrer dans fes deffeins les plus fecrets & les plus utiles à fa patrie !

Vous avez rempli avec capacité & avec applaudiffement ces places honorables ; une facilité de      mœurs qui s’accommode à tout, un air doux & infinuant vous ont attiré la confidération & la confiance de tous ceux avec qui vous avez eu à traiter. Je ne fcai quoi d’affable & de naturel répandu dans vos actions & fur votre perfonne leur annonçoit un caractere de vérité. La nobleffe de votre ame leur paroiffoit peinte en quelque façon dans la noble fimplicité de vos difcours, & vous ne les perfuadiez pas moins par l’opinion qu’ils avoient de votre probité, que par l’eftime qu’ils faifoient de votre fçavoir.

Ce font toutes ces qualités extraordinaires qui ont déterminé le Roi à vous rappeller auprès de lui, & à vous donner une des Charges du Royaume, qui demande le plus de capacité & de prudence : quelque fatisfaction que Sa Majefté ait des fervices de Monfieur le Garde des Sceaux, elle n’a confidéré que votre mérite perfonnel, en vous nommant Secrétaire d’Etat de la Marine ; dans les autres occasions elle a répandu fes graces fur ce fage Magiftrat ; mais aujourd’hui elle a jugé par les fervices que vous lui aviez rendus, de ceux que vous pouviez lui rendre.

La dignité de Garde des Sceaux, la Charge de Sécrétaire d’Etat font des preuves du mérite & des marques d’honneur, dont l’Académie connoît tout le prix ; mais comme elle n’envifage dans les fujets qu’elle choifit que la gloire des Lettres, & qu’elle trouve en vous, Monsieur, tous les talens acquis & naturels, qui forment une éloquence veritable & folide ; nous vous exhortons, nous vous prions d’interrompre quelquefois les fonctions les plus éclatantes de votre Charge, pour venir ici paffer avec nous quelques momens tranquilles dans un doux & mutuel commerce de l’efprit & de la raifon.