Réponse au discours de M. de La Visclède

Le 19 septembre 1726

Bernard LE BOUYER de FONTENELLE

RÉPONSE

De M. de FONTENELLE, doyen de l’Académie françoise, et alors directeur,
au discours de M. DE LA VISCLEDE.

le jeudi 19 septembre 1726

à la réception de Messieurs les Députés de l’Académie de Marseille,
au sujet de son adoption par l’Académie françoise.

 

 

Messieurs,

Si l’Académie Françoise avoit, par son choix, adopté l’Académie de Marseille pour sa fille, nous ne nous défendrions pas de la gloire qui nous reviendroit de cette adoption, nous recevrions avec plaisir les louanges que ce choix nous attireroit. Mais nous savons trop nous-mêmes que c’est votre Académie qui a choisi la nôtre pour sa mère, nous n’avons sur vous que les droits que vous nous donnez volontairement, et à cet égard nous vous devons des remercîmens de notre supériorité.

Ce n’est pas que nous ne puissions nous flatter d’avoir quelque part à la naissance de votre compagnie. Un de ceux qui en ont eu la première idée, celui qui s’en est donné les premiers mouvmens, qui y a mis toute cette ardeur nécessaire pour commencer un ouvrage, est un homme que nos jugemens solennels avoient enflammé d’un amour pour les lettres encore plus grand, que celui qu’il tenoit de son heureux naturel. Nous l’avions couronné deux fois de suite, et d’une double couronne à chaque fois, honneur unique jusqu’à présent ; et combien un pareil honneur, aussi singulier en son espèce, eût-il eu d’éclat dans les jeux de l’Elide ! Combien Pindare l’eût-il célébré ! Nos lois ne donnoient pas à ce vainqueur, comme celles des Grecs, des priviléges dans sa patrie, mais lui, il a voulu multiplier dans sa patrie, il a voulu y éterniser les talens qui l’avoient rendu vainqueur. D’un autre côté le crédit, qui vous a obtenu, de l’autorité royale les graces nécessaires pour votre établissement, ça été celui d’un des membres de l’Académie Françoise. Sous une qualité si peu fastueuse et si simple, vous ne laissez pas de reconnoître le Gouverneur de votre Province, le général d’armée qui rendit à la France la supériorité des armes qu’elle avoit perdue, et qui ensuite par une glorieuse paix, dont il fut le négociateur, termina cette même guerre qu’il nous eût encore fait soutenir avec avantage. Et ne pourrions-nous pas nous glorifier aussi de ce que pour ces graces qu’il vous a obtenues, il a eu besoin lui-même d’un autre Académicien ? Nous ne lui donnerons que ce titre, puisqu’il néglige celui des fonctions les plus brillantes, content du pouvoir d’être utile, peu touché de ce qui n’y ajoute rien.

Mais à quoi serviroit-il de rechercher des raisons qui vous liassent à l’Académie Françoise, tandis que votre inclination même vous fait prendre avec elle les liaisons les plus étroites ? Attendez de nous, Messieurs, tout ce que demande une conduite si flatteuse à notre égard, tout ce que votre mérite personnel exige encore plus fortement. Votre Académie sera plutôt une sœur de la nôtre qu’une fille : cet ouvrage que vous êtes engagés à nous envoyer tous les ans, nous le recevrons comme un présent que vous nous ferez, comme un gage de notre union, semblable à ces marques employées chez les anciens, pour se faire reconnoître à des amis éloignés.

Nous avons déjà vu naître des Académies dans quelques villes du royaume, et l’Académie de Marseille, qui naît aujourd’hui, nous donne le plaisir de voir que cette espèce de production ne s’arrête point. Si, lorsque le grand Cardinal de Richelieu eut formé notre Compagnie dans la Capitale, il s’en fût formé aussi-tôt d’autres pareilles dans la province, on eût pu croire que l’esprit d’imitation et de mode, si reproché à notre Nation, agissoit, et s’il eût agi, il est certain qu’il ne se fût pas soutenu. Mais les Académies nées après l’Académie Françoise, sont nées en des temps assez différens ; ce n’est donc plus une mode qui entraîne la Nation, une utilité réelle et solide se fait sentir, mais lentement parce qu’elle ne regarde que l’esprit, et en récompense elle se fait toujours sentir. La pure raison ne fait pas rapidement ses conquêtes, il faut qu’elle se contente de les avancer toujours de quelques pas.

Si les villes, si les provinces du royaume, s’étaient disputé le droit d’avoir une Académie, quelle ville l’eût emporté sur Marseille par l’ancienneté des titres ? Quelle province en eût produit de pareils aux vôtres, Messieurs ? Marseille étoit savante et polie dans le temps que le reste des Gaules étoit barbare , car il n’est pas à présumer que le savoir des Druides y répandît beaucoup de lumières. Marseille a eu des hommes, fameux encore aujourd’hui, que les Grecs reconnoissoient pour leur appartenir, non-seulement par le sang, mais par le génie. Il est sorti de la Provence soumise à l’Empire Romain, des Orateurs et des Philosophes que Rome admiroit. Et dans des temps beaucoup moins reculés, lorsque cette épaisse nuit d’ignorance et de barbarie qui avoit couvert toute l’Europe , commença un peu à se dissiper, ne fut-ce pas en Provence que brillèrent les premiers rayons de la poésie françoise, comme si une heureuse fatalité eût voulu que cette partie des Gaules fût toujours éclairée la première ? Alors la Nature y enfanta tout-à-coup un grand nombre de Poètes, dont elle avoit seule tout l’honneur ; l’art, les règles, l’étude des Grecs et des Romains ne lui pouvoient rien disputer. Ces Auteurs, qui n’avoient que de l’esprit sans culture, dont les noms sont à peine connus aujourd’hui de quelques-uns d’entre les Savans les plus curieux, sont ceux cependant dont les Italiens ont pris le premier goût de la poésie ; ce sont ceux que les anciens poètes de cette Nation si spirituelle, et le grand Pétrarque lui-même ont regardés comme leurs maîtres, ou du moins comme des prédécesseurs respectables. La gloire de Pétrarque peut encore appartenir plus particulièrement à la Provence par un autre endroit, il fut inspiré par une Provençale. Vous aviez aussi dans ces mêmes siècles une Académie d’une constitution singulière ; le savoir, à la vérité, n’y dominoit pas, mais en sa place, l’esprit et la galanterie. L’élite de la Noblesse du pays, tant en hommes qu’en femmes, composoit la fameuse Cour d’Amour, où se traitoient avec méthode et avec une espèce de régularité académique, toutes les questions que peuvent fournir ou les sentimens, ou les aventures des amans ; questions si ingénieuses pour la plupart, et si fines, que celles de nos Romans modernes, ne sont souvent que les mêmes, ou ne les surpassent pas ; mais il est vrai que sur ces sortes de sujets l’étude des anciens, et les livres ne sont pas si nécessaires.

Vous n’avez pas voulu, Messieurs, vous parer beaucoup de tout cet éclat qui ne vient que de vos ancêtres, mais avec ceux qui ne font pas valoir leur noblesse, on est d’autant plus obligé à s’en souvenir, et à faire sentir qu’on s’en souvient. Une ancienne possession d’esprit est certainement un avantage ; ou c’est un don du climat, s’il y en a de privilégiés ; et quel climat le devroit être plus que le vôtre ? ou c’est un motif qui anime et qui encourage, c’est une gloire déjà acquise qui devient la semence d’une nouvelle.

Combien de talens semés assez indifféremment en tous lieux, périssent faute d’être cultivés ! Les Académies préviennent ces pertes dans les différens départemens dont on leur a en quelque sorte confié le soin, elles mettent en valeur des bienfaits de la Nature, dont on n’eût presque retiré aucun fruit. Rome envoyoit des Colonies dans les provinces de son Empire, parce qu’elle n’y eût pas trouvé des Romains tous formés ; mais chez nous il se formera des Romains, pour ainsi dire, loin de Rome, et qui sait s’il n’y en aura pas quelques-uns que la Capitale enviera, et qu’elle enlevera même aux provinces.