Conseils aux jeunes orateurs

Le 25 août 1735

Pierre-Joseph THOULIER d’OLIVET

DISCOURS

Prononcé le 25 août 1735, par M. l’abbé d’OLIVET, directeur, avant la distribution des prix [1].

 

CONSEILS AUX JEUNES ORATEURS.

 

 

Messieurs,

TOUTES les fois que nous voyons revenir ce jour solennel où l’orateur et le poète sont couronnés de nos mains, il n’est rien de si flatteur pour nous que de remonter à la naissance de l’Académie ; rien qui prouve mieux le progrès de ces deux Arts, dont nous faisons le principal objet de nos travaux.

Jamais la France ne fut stérile en beaux génies ; et depuis le règne de François 1er., elle avoit disputé avec succès aux nations voisines, la palme de l’érudition. Mais autrefois nos Savans, pauvres en leur langue, ne connoissoient que celle d’Auguste, qui pût donner à leurs ouvrages un mérite d’éclat. Ainsi, les ignorans étoient alors presque les seuls à qui l’on permît d’écrire en François, et par conséquent nul style, nul goût dans la plupart des auteurs, qui sont venus avant l’Académie.

Quelle heureuse révolution ! Car y a-t-il quelque genre de beautés dont aujourd’hui notre langue n’ait pas fourni d’excellens modèles ? Harmonie et majesté dans Balzac ; naïveté et délicatesse dans Voiture ; exactitude et netteté dans Vaugelas ; précision et vivacité dans Ablancourt ; politesse et pureté dans Patru ; abondance et facilité dans Pélisson ; douceur et noblesse dans Bussy ; élévation et force dans Bossuet ; élégance et justesse dans Fléchier ; grâces et variété dans Fénélon.

Je ne parle que de ceux qui ont écrit en prose, et c’est à dessein que je supprime un détail qui ne seroit pas moins glorieux à la poésie ; car, souffrez, Messieurs, que l’Académie vous fasse part de sa juste douleur. Par les pièces qui ont été soumises à notre examen, et dont il convient que je parle avec une candeur digne de la place où j’ai l’honneur d’être assis, il nous paroît que la poésie se soutient, mais que l’éloquence décline insensiblement. On auroit pu depuis quelques années vous faire ce triste aveu ; vous-mêmes, à la lecture des pièces que nous avions jugées les moins mauvaises, vous en avez souhaité de meilleures, et.plus d’une fois nous avons cru lire dans vos yeux que le souvenir de tant d’orateurs célèbres : qui de nos jours ont été si justement admirés, vous faisoit déplorer le présent, vous effrayoit pour l’avenir.

Plus le mal continue, plus il est nécessaire d’en rechercher les causes. À quoi donc l’attribuerons-nous ? au défaut d’émulation ! mais ce qui fait voir que l’émulation n’est point refroidie, c’est que le nombre des pièces qui concourent pour nos prix, a été aussi grand cette année qu’il le fut jamais ! Au défaut de génie ; on auroit tort certainement d’en accuser les auteurs dont nous venons d’examiner les ouvrages : et bien loin qu’ils manquent d’esprit, c’est un reproche que nous avons eu souvent à leur faire, d’en montrer plus qu’il ne faut.

Je ne sais, Messieurs, si je me trompe ; mais il me semble que la chute de l’éloquence, s’il en est vrai que nous en soyons menacés, ne pourra être imputée qu’au goût de nos jeunes orateurs, qui se plaisent à marcher dans une nouvelle route inconnue à leurs pères, dont le bon sens avoit pris pour guide la saine antiquité. Puisque la nature est toujours la même, comment l’art, qui n’est autre chose qu’une imitation de la nature, ne seroit-il pas toujours le même ? Ainsi, ne nous rebutons point d’établir toujours les mêmes principes ,de rappeler sans cesse les mêmes règles. Peut-être nous suffira-t-il pour acquérir des Démosthènes et des Cicérons, de montrer à une jeunesse laborieuse, et qui connoît le prix de la gloire, par quel chemin ils y sont arrivés.

Parler purement, c’est la première loi de l’orateur. Qui ne croiroit, je vous prie, qu’elle est inviolablement gardée dans une nation où l’on a eu tant de bons écrivains depuis un siècle ? J’en reviens toujours à cette époque, qui répond à l’établissement de l’Académie. Vous êtes trop équitables, Messieurs, pour m’en faire un crime. Quand je dis que la pureté, que la perfection de notre langue est l’ouvrage de nos premiers Académiciens, c’est de quoi la critique la plus maligne et la plus jalouse tomberoit d’accord, comme d’une vérité purement historique, si elle ne nous soupçonnoit pas d’en tirer des conséqpences qui flattent notre orgueil. Mais qu’elle nous rende plus de justice ; qu’elle apprenne, car nous le pensons et nous le publions, que c’est une humble reconnoissance qui nous dicte les louanges que nous donnons nous-mêmes à nos aïeux. Plus nous exaltons leur mérite, moins nous piquons-nous de les valoir, et autant d’éloges que nous faisons d’eux, ce sont autant d’instructions pour nous.

Qui ne croiroit, dis-je, que dans l’état où les veilles de nos pères ont mis la langue Françoise, il n’y a plus personne qui ne parle, qui n’écrive purement ? Et cependant nos jeunes orateurs ne font point scrupule de s’en dispenser. Je ne dis pas qu’il leur échappe communément des fautes grossières ; aussi n’est-ce pas dans l’observation seule des règles grammaticales que nous renfermons la pureté du style ; mais elle rejette absolument tout ce qui n’est pas François, c’est-à-dire, toute manière de parler qui n’est pas constamment autorisée par l’usage, ce maître souverain, ou, si l’on veut, ce tyran de toutes les langues vivantes. Or, n’est-ce pas aujourd’hui le caprice des particuliers qui s’érige en législateur, qui attache de nouvelles idées aux mots anciens, qui chaque jour nous fait des phrases nouvelles ; et jamais à cet égard la licence fut-elle plus outrée ?

Hors le cas de nécessité, qui est lorsqu’il s’agit d’une chose tout-à-fait inconnue, et dont on parle pour la première fois, jamais nouveauté ne sera introduite que par la paresse ou la vanité de l’écrivain. Quant à la vanité, inutilement lui donnerions-nous des conseils, le neuf a pour elle trop d’attraits ; laissons-lui donc un ridicule de plus ; mais traitons plus humainement ceux qui croyent faire des mots par besoin ; car, qui de nous n’a pas éprouvé que la bonne expression n’est pas toujours la plus prompte à s’offrir ? On ne veut pas cependant recevoir à sa place un terme impropre ni une périphrase. C’est donc pour sortir d’embarras que la paresse nous inspire de faire un mot, ou d’en lier ensemble plusieurs que l’usage n’avoit pas faits l’un pour l’autre. Mais n’en accusons point l’indigence de notre langue ; c’est qu’alors l’imagination n’est pas secondée par la mémoire ; il ne falloit qu’attendre un moment, et bientôt cette expression, qui, quoique peut-être des plus communes, avoit paru nous fuir, seroit venue d’elle-même nous chercher.

À la pureté du style joignons la clarté. Qu’est-ce qu’un discours qui ne s’entend point ? Ce n’est pas même assez qu’on nous puisse entendre aisément, il faut, quand on le voudroit, qu’on ne puisse pas ne nous pas entendre. Rien par conséquent ne seroit plus capable de porter un coup mortel à l’éloquence, que l’imitation de ce verbiage imposteur, qui a dans Paris et ses maîtres et ses partisans. Avec un tissu d’expressions, la plupart Françoises, mais qui cessent de l’être par la manière dont elles sont rapprochées, ces gens-là trouvent le secret de parler à un lecteur oisif, sans lui rien dire, et c’est en effet parce qu’ils n’ont rien à dire qu’ils ont recours à ce jargon, et à ces phrases décousues, qui suffiroient pour gâteries plus solides ouvrages, mais qui font au contraire le mérite des leurs.

Un langage pur et clair n’est pas à beaucoup près tout ce que nous attendons d’un orateur, dont la noble ambition veut franchir les bornes de la médiocrité. À qui donc nos suffrages, nos applaudissemens sont-ils réservés, à qui sont destinées nos couronnes ? À celui qui donne à ses pensées, et de la grace et de la force,par un choix heureux d’expressions vives et coulantes ; qui, par des figures également hardies et sages, met de la variété, de la noblesse et de l’énergie dans son discours ; qui, dans l’arrangement de ses paroles, nous fait sentir une cadence, une harmonie dont l’oreille est agréablement flattée ; qui, toujours maître de son style, mais esclave des bienséances, sait le diversifier à propos, et qui enfin, par un art encore plus merveilleux et non moins nécessaire, réussit à effacer jusqu’aux moindres vestiges de l’art, pour ne laisser paroître que la simple nature.

Quelque solidité, quelque beauté même qu’il y ait dans nos pensées, n’espérons pas qu’elles charment, qu’elles transportent l’auditeur, si elles n’empruntent des mots un nouveau mérite ; car il est certain, et l’étymologie le dit assez, que l’éloquence, qui est l’art en général, dépend fort de l’élocution, qui n’est qu’une de ses parties Aussi, voit-on que c’est par où, de deux orateurs, l’un l’emporte sur l’autre ; que c’est principalement ce qui décide du bon ou du mauvais goût. Mais n’outrons rien, et souvenons nous toujours qu’il ne faut rien faire pour l’amour des mots ; les mots eux-mêmes ayant été inventés en faveur des choses. Voilà cependant l’écueil ordinaire de ceux qui entrent aujourd’hui dans la carrière de l’éloquence. Pour embellir une pensée, ils la fardent, et au lieu de l’éclaircir, ils l’offusquent. Une chose qui en seroit plus intelligible si elle n’étoit dite qu’une seule fois, ils la redisent de cent façons ; ils enveloppent dans un grand circuit de paroles étudiées, ce qui pouvoit se dire tout uniment ; ils nous dérobent la naïveté du mot propre par les épithètes dont ils le chargent. Rien de naturel ne leur paroît assez élégant ; rien de simple, assez délicat ; ce qu’un autre eût pu dire comme eux, c’est pour eux du trivial ; il leur faut du léger, du poétique, du guindé, mais sur-tout rien de trop clair, car ils aiment qu’on les devine, et ils se croient enfin parvenus à être spirituels, quand on a besoin d’esprit pour les entendre.

Oublierois-je de leur parler des figures, la principale richesse du style oratoire, mais dont l’abus est le plus dangereux ? Plus elles sont éclatantes, plus elles doivent être placées de loin en loin. J’aime, disoit Cicéron, que souvent l’auditeur s’écrie : cela est bien, mais je n’aime pas à entendre dire trop souvent, cela est beau. Pourquoi ? Parce que les grandes figures excitent dans l’ame de l’auditeur un plaisir trop vif, et qui deviendroit insupportable, si ces sortes de traits étoient, ou trop étendus, ou trop fréquens, au lieu que l’élégance, la politesse, la justesse, l’énergie, l’harmonie, sources inépuisables d’un agrément qui ne sauroit se tourner en dégoût, doivent être indistinctement et continûment répandues dans tout le discours.

Mais cette harmonie tant recommandée, nos critiques modernes disputent si c’est quelque chose de réel, sous prétexte qu’on auroit peine à en donner une idée précise. Rien de ce qui est goût et sentiment, ne devrait être défini, On demandoit à un ancien philosophe, qu’est-ce que la beauté ? Une définition ne lui eût pas coûté beaucoup ; je parle d’Aristote ; mais pour toute réponse, laissons, dit-il, laissons faire cette question à des aveugles. De même, lorsqu’on nous demande ce que c’est que l’harmonie, laissons faire cette question à des sourds : et trop généreux pour insulter à leur disgrâce, plaignons-les de ce qu’ils sont mal organisés.

Oui sans doute, la nature, dont le dessein a été de nous rendre agréable tout ce qui nous est nécessaire, nous fait sentir dans l’arrangement des mots un plaisir délicat, qui cesseroit par le changement ou le dérangement seul de ces mêmes mots. Pourquoi, si cela n’étoit point, la poésie auroit-elle tant de charmes ? Quel est le barbare dont l’ame n’ait pas été délicieusement remuée par certains endroits de Malherbe, de Despréaux, de Racine ? Or, ce n’est point la rime seule qui opère ces miracles. Jamais on n’accusa Chapelain d’avoir mal rimé ses vers, ou manqué au nombre prescrit des syllabes. Il y a donc indépendamment ,et de la rime et de la mesure, une harmonie réelle, tantôt grave et majestueuse, tantôt légère et rapide, tantôt rude et âpre, tantôt douce et coulante, suivant la différence des idées que l’oreille doit peindre à l’esprit.

Mais, dira-t-on, n’est-ce pas éteindre tout le feu d’un écrivain que de l’obliger en quelque manière à compter et à peser des syllabes ? Quoi ! les Dénmstbènes et les Cicérons manquèrent-ils de chaleur, parce que leur oreille s’étoit faite à un style plein et nombreux ? Tout ce que la nature nous dicte, elle prend soin de le rendre facile, et plus l’art consulte la nature, plus il en est aidé.

Ajoutons, et ceci embrasse toutes les parties de l’éloquence, ajoutons que plus l’art sera parfait, moins il se laissera voir. Un ouvrage qui paroît travaillé ne l’est point assez ; il y manque un dernier effort, qui eût fait disparoître l’empreinte du travail. Quelquefois même, c’est à des négligences, mais habilement dispensées, que l’on reconnoît la plume des plus grands maîtres. Tout le mystère de l’art, en un mot, consiste en ce qu’il ne fasse qu’un avec la nature. Voilà en effet ce qui caractérise tous ceux des anciens que la constante admiration de tous les siècles, que les suffrages unanimes de toutes les nations savantes ont placés sur le trône de l’éloquence, ou sur celui de la poésie ; rien de si travaillé, ni de si correct que leurs écrits, mais en même temps rien de si naturel.

Pour finir donc par où j’ai commencé, prions, conjurons notre jeunesse d’avoir toujours les yeux sur les chef-d’œuvres de l’antiquité. Aucun de ces hommes éloquens, dont les talens ont été cultivés dans le sein de cette fameuse compagnie, au nom de laquelle je lui parle, ne s’est proposé d’autres modèles que ceux-là. Aucun n’a prétendu se frayer un nouveau chemin. Aujourd’hui que nous voyons expirer le siècle qui a produit ces hommes illustres, verrions-nous aussi expirer leur goût ? Ah ! du moins, au défaut de leurs talens, s’il arrivoit que la nature en devînt plus avare, leur goût se perpétuera dans leurs successeurs. Oui, Messieurs, le même esprit régnera toujours dans l’Académie ; puisse-t-elle dans tous les siècles, que sa glorieuse destinée lui réserve, puisse-t-elle par ses leçons, mais sur-tout par ses exemples, maintenir l’éloquence et la poésie dans ce haut point de perfection, où son premier siècle lésa portées !

 

[1] C’étoit l'année séculaire de l'Académie.