Le déterminisme du sexe

Le 25 octobre 1967

Étienne WOLFF

LE DÉTERMINISME DU SEXE

PAR

M. ÉTIENNE WOLFF

délégué de l’Académie des Sciences

le 25 octobre 1967

Séance publique annuelle des Cinq Académies

 

 

C’est au moment de la fécondation que se décide le sexe d’un individu dans la plupart des espèces animales. Il naît un mâle ou une femelle au hasard des rencontres entre les cellules sexuelles ou gamètes. Permettez-moi de vous rappeler d’abord quelques faits aujourd’hui classiques. Dans l’espèce humaine, le noyau de chaque cellule du corps contient 46 chromosomes, répartis en 23 paires assorties. Chacun d’eux se retrouve donc deux fois, avec sa silhouette, sa longueur, sa forme caractéristiques. On peut les photographier sur des cellules convenablement préparées, les découper, les réassortir, les numéroter, car ils se présentent spontanément dans un aimable désordre. On arrive ainsi à regrouper les partenaires homologues de chaque paire. Ceci est vrai chez la Femme, mais pas tout à fait chez l’Homme ; car les deux sexes diffèrent l’un de l’autre par un couple de chromosomes, appelés chromosomes sexuels : il y a deux chromosomes X équivalents dans le sexe féminin, mais dans le sexe masculin le chromosome X est apparié à un chromosome différent, appelé chromosome Y. Voici donc une première petite différence, petite en apparence, fondamentale en réalité, car elle décide de toutes les autres, elle se retrouve dans chaque cellule de notre être, dans tous nos organes, même dans ceux qui n’ont rien à voir avec la génération.

Rappelons brièvement comment se détermine le sexe au cours de la fécondation de l’œuf. Au moment où se forment les cellules sexuelles ou gamètes, les chromosomes de chaque paire, au cours d’une division cellulaire aberrante, se séparent l’un de l’autre. Il n’y en a donc plus que 23 dans les gamètes, au lieu de 6 : chez la femme, les ovules contiendront tous i X et seront équivalents. Mais, dans le sexe masculin, où existe une paire hétérogène XY, il se formera 2 sortes de spermatozoïdes, les uns porteurs d’un X, les autres d’un Y.

Quand un ovule est fécondé par un spermatozoïde X, il en résulte un œuf à 2 chromosomes X, donc femelle ; s’il est fécondé par un spermatozoïde Y, l’œuf résultant aura la formule XY, donc mâle. En même temps le nombre normal de 46 chromosomes sera reconstitué dans les deux sexes.

Laissons maintenant cette arithmétique élémentaire ; elle n’avait d’autre but que d’évoquer le coup de dés par lequel se décide le sexe d’un individu, en même temps que sa nature physique et mentale. J’ajouterai en passant que, si l’on pouvait trier et séparer les spermatozoïdes X et Y, on pourrait aussi choisir à l’avance le sexe d’un enfant. Aucun procédé ne l’a encore permis.

Si précis que soit le mécanisme qui règle une fois pour toutes la constitution génétique des cellules, il ne va pas toujours sans à-coups, sans ratés. La formule chromosomique XX ou XY, qui départage les sexes, est sujette à erreurs. On en connaît depuis longtemps chez des Insectes, tels la Drosophile. Mais l’espèce humaine nous en apporté récemment des exemples remarquables. Au moment où les chromosomes assortis se séparent, deux d’entre eux peuvent rester attachés et passer ensemble dans l’un des gamètes. D’autres accidents encore peuvent se produire avant ou après la fécondation, qui conduisent à des erreurs analogues. Il s’ensuit que l’œuf fécondé pourra avoir un chromosome de plus ou un chromosome de moins que le nombre habituel. Notre confrère Raymond Turpin et Jérôme Lejeune découvrirent les premiers que les enfants atteints de Mongolisme ont un chromosome en excès, au niveau de la paire numérotée 21. Bientôt après, on apprit que certaines anomalies sexuelles, bien connues des cliniciens, s’expliquaient par des accidents de répartition des chromosomes sexuels. On connaît des sujets dont la formule est XXY, XO, XXX ou même comporte quatre chromosomes X. À quoi bon évoquer les anomalies qui frappent ces déshérités, sinon pour rappeler qu’ils sont tous atteints de déficiences physiques et parfois psychiques graves, et que leur vie sexuelle ne peut être normale, par suite d’une atrophie constitutionnelle ou d’une déficience hormonale ?

Supposons que tout se soit bien passé au moment de la fécondation, et qu’il en soit résulté une répartition normale des chromosomes.

Voici donc l’œuf fécondé nanti d’une première différence sexuelle à cette loterie internationale : c’est ce qu’on appelle le sexe génétique. De lui dépendent habituellement tous les autres caractères sexuels : ceux qui sont fondamentaux et qui ont trait aux organes de la reproduction, ceux qui sont secondaires et qui apparaissent comme un cérémonial, comme un luxe destiné à rapprocher les sexes. C’est à ceux-ci que l’on pense le plus souvent. Les jeux sont faits, tout est dit, ou le paraît. En réalité rien n’est encore définitif, ni tout à fait irrémédiable. Le sexe génétique, c’est selon une terminologie très en vogue, l’information, le programme. L’ordre est donné, mais les agents d’exécution, les messagers sont lents et parfois capricieux. Ici commence une grande aventure, qui va de la conception à l’âge mur : c’est la différenciation sexuelle, que les recherches entreprises au début de ce siècle et qui se poursuivent actuellement, ont en grande partie élucidée. Les biologistes français ont joué dans ce domaine un rôle prépondérant, et c’est de quoi je voudrais vous entretenir. À un récent congrès international sur la différence sexuelle, cinq rapporteurs sur six étaient français. Affaire bien française, remarquaient avec malice, mais non sans admiration, nos collègues étrangers, qui savent bien que, malgré les apparences, le sujet est fort austère.

Par un paradoxe de la nature, qui nous étonne et nous ravit, l’embryon, quel que soit son sexe génétique, commence par édifier les ébauches des organes des deux sexes : il possède bientôt tout ce qu’il faut pour construire un organisme mâle aussi bien qu’un organisme femelle : ébauches d’ovaires ou de gonades mâles, d’oviductes et de canaux déférents, d’organes d’accouplement des deux sexes. Comme si le choix était laissé à l’organisme de décider entre les deux destinées, comme s’il était indifférent à sa propre constitution génétique ! On peut dire que l’embryon passe par une phase hermaphrodite. Il est morphologiquement, potentiellement bisexué. C’est ce qui rend possible ces aberrations assez fréquentes qui laissent subsister chez un individu, par ailleurs normal, des rudiments de l’autre sexe.

Quel est le sens de cette double appartenance, s’il est permis de chercher un sens à l’ordre naturel des choses ? L’évolution des espèces, le développement embryonnaire, toujours respectueux du passé, se plaisent à des réminiscences ancestrales. Il est permis de penser que ce double jeu d’organes évoque un lointain ancêtre, commun à tous les Vertébrés, qu’il faut sans doute rechercher dans un groupe primitif, où l’adulte était vraiment hermaphrodite. Beaucoup d’invertébrés le sont encore en l’état normal. C’est à eux qu’il faut peut-être remonter pour trouver cet ancêtre commun.

Qui décide alors du choix du sexe ? C’est évidemment la formule chromosomique, le programme génétique, qui, ayant laissé se constituer un embryon bisexué, intervient alors pour détruire ce qui est en trop, pour exalter ce qui est nécessaire. Ainsi les caractères femelles sont effacés chez un mâle, les caractères mâles chez une femelle.

Par un étrange détour, la constitution chromosomique n’intervient pas directement dans les cellules de ces organes. On pourrait penser qu’un attribut sexuel, un caractère mâle, par exemple, se développe parce que ses cellules ont une constitution génétique mâle. C’est en effet la règle de certains groupes. Il arrive que, par un accident contemporain de la fécondation, la moitié droite du corps d’un papillon ait des cellules à deux chromosomes X, la moitié gauche ayant dans toutes ses cellules un X et un Y. Cela se voit immédiatement : une moitié du papillon a les vives couleurs et le dessin des ailes d’un mâle, l’autre a les couleurs ternes et l’aspect modeste d’une femelle.

C’est un gynandromorphe. N’eût-il que quelques cellules de type mâle, elles se remarqueraient infailliblement par leur couleur et leur éclat.

Mais les choses sont moins simples dans beaucoup d’autres espèces, en particulier chez les Vertébrés ! Si un homme a une barbe, un cerf des bois, un coq une crête majestueuse, ce n’est pas parce que les cellules de ces organes ont des chromosomes mâles, mais parce que, loin d’elles, dans les testicules, une petite glande travaille pour tout l’organisme. Cette glande, c’est l’interstitielle. En elle s’éveille et se manifeste l’activité des gènes sexuels. Elle répand continuellement dans la circulation sanguine de petites quantités d’un messager chimique, l’hormone mâle. Celle-ci est distribuée à tous les organes, mais elle agit principalement sur ceux qui ont des potentialités sexuelles.

Ces notions aujourd’hui classiques, nous les devons à deux maîtres prestigieux, Ancel et Bouin, qui découvrirent les hormones sexuelles au cours des deux premières décennies de ce siècle. Ils montrèrent d’abord que ces substances sont toutes puissantes à faire développer et s’épanouir les parures sexuelles de l’adulte, à éveiller la fonction des glandes génitales, à régler l’activité cyclique de la physiologie génitale chez la femme en particulier. Leurs disciples Max Aron, Jacques Benoît, Robert Courrier et d’autres auteurs contribuèrent à démontrer définitivement le rôle des hormones sexuelles chez les Amphibiens, chez les Oiseaux, chez les Mammifères. Avec eux Ancel et Bouin gagnèrent la bataille de l’interstitielle, ils montrèrent que ce sont des groupes de cellules somatiques, cachées dans des interstices des glandes génitales, et non les cellules sexuelles elles-mêmes, qui sécrètent les hormones. Grâce à des injections entretenues de préparations hormonales, on peut rétablir l’apparence mâle ou femelle d’un animal castré, on peut même lui imposer l’apparence, la stature et les instincts du sexe opposé.

Notre confrère Robert Courrier, qui participa à la découverte de la folliculine, ou hormone de la féminité, et révéla sa présence dans des cavités organiques, tels les follicules ovariens, le sac amniotique, contribua beaucoup au progrès de la science des hormones. Les préparations impures, mais actives, que l’on peut extraire de ces liquides, des urines ou des glandes génitales, furent confiées à des chimistes de haute valeur. Elles revinrent de leurs laboratoires sous forme de substances cristallisées, du groupe des stérols. Chose remarquable : les hormones mâle et femelle non seulement appartiennent à la même famille chimique, mais elles ne diffèrent l’une de l’autre que par quelques détails de formule. Et cela nous explique qu’une légère erreur de fabrication de l’usine vivante puisse engendrer les troubles de l’intersexualité.

Laissons la parole à notre confrère Jean Rostand qui, dans les « Pensées d’un Biologiste » écrit : « La science des hormones nous a doté de précisions indiscrètes. Nous connaissons aujourd’hui l’exacte constitution moléculaire de certaines des substances qui conditionnent la différenciation des sexes. Ces substances, nous sommes à même de les figurer par quelques lettres et quelques chiffres, nous les préparons par voie de synthèse, nous les obtenons à l’état de beaux polyèdres blancs. Ce serait user d’un langage peu scientifique, mais, somme toute, point erroné, que de dire que la féminité et la masculinité sont cristallisables. M. Taine, assurément, se fût réjoui d’y voir de franches espèces chimiques, tout ainsi que ce sucre et ce vitriol qui lui représentaient le vice et la vertu. »

« La plus vaporeuse des femmes doit le plus clair de sa féminité à un certain alcool complexe ou stérol, qui possède, entre autres propriétés, celles de modifier le plumage d’un chapon et de gonfler la matrice d’une souris. Quant à l’homme, force lui est d’admettre qu’il tient son orgueilleuse virilité d’un autre stérol, d’ailleurs à peine différent du premier, et qui, celui-là, fait brunir le bec d’un moineau et les pouces d’une grenouille. »

Voici donc les biologistes munis de ces poudres magiques qui renforcent ou changent l’apparence des sexes, ce que nous appelons les caractères sexuels secondaires. Nous savons l’usage généralement salutaire qu’elles ont trouvé en médecine. On n’allait pas jusqu’à penser qu’elles pussent modifier la nature même des glandes génitales et des gamètes. On avait même de bons arguments pour affirmer qu’une telle supposition était illogique. Mais il faut souvent se méfier des apparences logiques. Mais le biologiste ne résiste pas à certaines envies, à ce que j’appellerai la tentation de l’apprenti-sorcier. Permettez-moi d’évoquer un souvenir personnel, puisqu’aussi bien j’ai été mêlé à cette affaire. A regarder de près certaines transformations du développement embryonnaire, à voir les glandes et les conduits génitaux, d’abord identiques, virer progressivement les uns vers le type mâle, les autres vers le type femelle, on se demande s’il ne peut exister un moyen d’intervenir dans cet enchaînement en apparence inexorable, pour modifier le cours naturel des choses, pour inverser la différenciation première des sexes. Au laboratoire de mon maître Ancel, nous disposions de quelques milligrammes de cette précieuse substance qui venait d’être préparée dans les laboratoires des chimistes : la folliculine ou oestrone. Nous disposions d’autre part de ce merveilleux animal d’expérience qu’est l’embryon de poulet. Avec mon collaborateur Gingingler, nous injectâmes l’une à l’autre, sans grande illusion, car plusieurs expériences de même tendance nous avaient déçus, mis avec un petit espoir, sans lequel on n’entreprendrait jamais rien. Quinze jours plus tard, peu avant l’éclosion des poussins, mon collaborateur, qui avait commencé les autopsies, s’écria : « C’est curieux, je n’arrive plus à reconnaître les mâles des femelles ! » Or rien n’est plus facile à distinguer qu’un mâle d’une femelle de poulet à ce stade.

Un mâle a deux glandes génitales et deux canaux déférents, formant une garniture symétrique. La femelle au contraire, a un seul ovaire et un seul oviducte du côté gauche ; du côté droit ne subsistent que quelques rudiments. Cette asymétrie caractérise la femelle. D’autres caractères très tranchés distinguent encore les deux sexes. Il fallait se rendre à l’évidence : il n’y avait aucun mâle. Tous les embryons mâles avaient été transformés en femelles ou en intersexués : ils avaient des conduits génitaux femelles plus ou moins complets, des ovaires ou des glandes hermaphrodites, à demi-mâles et à demi-femelles, qui trahissaient mieux encore leur provenance.

Ainsi tous les mâles génétiques avaient été transformés : ils présentaient différents degrés d’intersexualité, suivant la dose d’hormone qui leur avait été appliquée. Ce résultat montrait que les hormones sexuelles sont capables de modifier les caractères sexuels primaires, fondamentaux, des embryons, en dépit de leur constitution génétique.

De ce résultat naquit une grande fièvre de recherches dans de nombreux pays. Permettez-moi de me limiter à ce qui fut fait en France. Pourrait-on changer le sexe des embryons humains, réaliser ainsi le rêve de nombreux parents, obtenir le sexe à volonté chez l’enfant à venir ? La réalité est plus modeste, ainsi que nous l’allons voir. L’on tenta des expériences variées sur de nombreux animaux : Amphibiens, Poissons, Reptiles, Mammifères ; et, bien entendu, nous poursuivîmes notre recherche sur les Oiseaux. Parlons de ceux-ci d’abord. Malgré les grands espoirs qu’ils avaient donnés, les mâles féminisés ne continuèrent pas leur évolution femelle après la naissance, l’ovaire régressa, et, bien que l’oviducte se fût maintenu, on n’obtint jamais qu’un coq présomptif pondît des œufs de poule. Les cailles vont un peu plus loin dans cette voie, mais brusquement elles se débarrassent de leur charge en œufs, lorsque ceux-ci sont à peine plus gros qu’une tête d’épingle.

Notre confrère Louis Gallien eut plus de succès avec les Amphibiens qui se sont montrés plus malléables que les Oiseaux. Les changements de sexe qu’il suscita à l’aide d’hormones mâles ou femelles sont plus stables, ils sont parfois définitifs. Lorsqu’il jette malicieusement dans l’eau de ses aquariums une pincée d’hormone mâle, la testostérone, les petits têtards de grenouille qui devraient donner des femelles sont transformés en mâles par la substance qui les imprègne insidieusement et ils le demeurent. Les jeunes larves mâles d’une grosse salamandre méditerranéenne, le Pleurodèle, traitées de la même manière par une hormone femelle, l’œstradiol, deviennent toutes femelles. Non seulement elles le restent, mais les adultes se reproduisent, et l’on peut féconder ces fausse femelles par de vrais mâles : ainsi fut réalisé le croisement d’un mâle génétique par un autre mâle génétique. La progéniture en est viable, et composée uniquement de mâles. Le succès était grand, l’inversion aussi complète qu’on pouvait l’espérer.

Que répondent les embryons de Mammifères aux sollicitations hormonales ? Albert Raynaud a injecté des hormones sexuelles à des souris gestantes. Les embryons subissent d’importantes modifications, mais les glandes génitales ne sont pas touchées. Les ovaires restent ovaires, les testicules sont inchangés. Seuls les conduits génitaux internes et externes dépendent des hormones. Ils montrent un aspect équivoque, intersexué, si on les soumet à l’hormone du sexe opposé au leur. D’élégantes expériences de castration de fœtus de lapin ont conduit Alfred Jost à montrer que les gonades embryonnaires sécrètent des hormones. En leur absence, les embryons des deux sexes acquièrent le même aspect. L’hormone mâle maintient chez la femelle le tractus génital mâle et fait régresser les conduits femelles, l’absence d’hormone mâle laisse subsister chez le mâle le tractus génital femelle.

On trouve parfois de telles aberrations chez l’embryon humain, soit à la suite d’un trouble hormonal précoce, soit après l’administration à la mère de doses inconsidérées de certains stéroïdes. C’est tout ce qu’on pourrait obtenir en administrant délibérément des hormones mâles aux femmes gestantes.

Ainsi s’éteignait l’espoir des parents d’obtenir à leur gré des enfants de sexe prévisible. C’est là probablement un grand bienfait, car, dans beaucoup de contrées l’humanité risquerait de ne plus compter que des garçons, dans les autres des filles. Dans toutes, l’équilibre des naissances mâles et femelles risquerait d’être fort compromis.

Il est très remarquable de constater que, dans les groupes inférieurs de Vertébrés, les Amphibiens, les Poissons, la différenciation des gonades peut être définitivement inversée, alors qu’elle n’est que temporairement modifiée chez les Oiseaux, et qu’elle résiste à toutes les tentatives chez les Mammifères placentaires. Mais il est fort instructif de voir que des Mammifères primitifs, les Marsupiaux, sont tout aussi malléables que les Oiseaux ou les Reptiles, et que leurs gonades peuvent être inversées, au moins temporairement. C’est que les cellules germinales sont plus ou moins résistantes, suivant les groupes, à l’intrusion d’une hormone étrangère. Cela fut démontré récemment par ma collaboratrice Katy Haffen. Si les hormones sont bien les messagères par lesquelles la constitution génétique façonne tout ce qui est sexué dans un individu, elles n’agissent à coup sûr que sur des cellules germinales qui ont cette constitution génétique. Ainsi un messager chimique qu’on veut imposer du dehors à l’embryon rencontre, tôt chez les Mammifères, tard chez les Oiseaux, le veto du messager génétique formé dans la cellule même que l’on voudrait transformer.

Il y aurait beaucoup à dire sur les animaux invertébrés qui, pendant longtemps, ont été considérés comme une forteresse inaccessible aux hormones sexuelles, du moins à celles des Vertébrés. Mais certains groupes ont leurs hormones propres. Une élève de notre confrère Georges Teissier, Mme Charniaux-Cotton, nous a donné un des plus beaux exemples que l’on connaisse de « conditionnement » hormonal du sexe. Un petit Crustacé Amphipode, qui hante les rives des estuaires, a des caractères sexuels très accusés : d’énormes pinces renflées chez le mâle, des appendices grêles chez la femelle. Il s’avéra que les glandes génitales étaient pour peu de chose dans cet important dimorphisme. Un mâle castré continuait de développer ses appendices sexuels ; mais, chose étrange et inattendue, il était capable de masculiniser un ovaire greffé dans son abdomen. C’est alors que Mme Charniaux-Cotton découvrit qu’une petite glande, très différente et très éloignée des glandes génitales, était responsable de cette transformation. Cet organe, qu’elle appela glande androgène, prend en charge toute la différenciation sexuelle des mâles, y compris celle des testicules. C’était démontrer que, chez certains Crustacés, la sexualisation passe par l’intermédiaire d’une glande endocrine spécialisée, véritable glande de la masculinité, analogue à la glande interstitielle des Vertébrés. Mais la situation est encore plus nette : chez ceux-ci la glande interstitielle est intimement mêlée aux tissus du testicule ; chez les Crustacés Amphipodes la glande androgène en est complètement indépendante.

La différenciation sexuelle femelle s’explique plus simplement encore : un mâle privé de sa glande androgène devient femelle, acquiert des ovaires ; une jeune femelle à qui l’on greffe une glande androgène devient mâle ; ses ovaires se transforment en testicules. Cela veut dire que la différenciation femelle est spontanée, et que tous les individus seraient femelles, s’il n’y avait une glande androgène dans la moitié d’entre eux. Il n’y a pas de plus bel exemple pour illustrer que toute la morphologie sexuelle d’une espèce peut être commandée par une seule hormone, celle de la masculinité.

Telle est la solution détournée qu’a adoptée la nature pour assurer la reproduction d’un grand nombre d’espèces : solution complexe certes, mais qui ne manque ni de logique, ni de continuité. La route est longue de la première détermination chromosomique à la pleine maturité génitale. Elle est semée d’embûches, pleine de risques : risque d’un malencontreux partage des chromosomes sexuels, qui entraîne infailliblement un déséquilibre endocrinien ; menace permanente de troubles hormonaux au cours de la vie embryonnaire, puis de la vie postnatale, jusqu’au jour de la puberté, où l’organisme est définitivement formé. Mais il n’est pas encore à l’abri de tout accident : même s’il a une constitution normale, il peut encore manquer à son rôle physiologique. La différenciation sexuelle est une création continue — et l’on doit admirer que, malgré tous les dangers qu’ils côtoient, il y ait quand même tant d’individus sexuellement normaux.