Funérailles de M. Joseph Bertrand

Le 6 avril 1900

Gaston PARIS

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. JOSEPH BERTRAND

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADEMIE DES SCIENCES

Le Vendredi 6 avril 1900

DISCOURS

DE

M. GASTON PARIS

MEMBRE DE L’INSTITUT
ADMINISTRATEUR DU COLLÈGE DE FRANCE

 

MESSIEURS,

Le mérite rare et vraiment singulier de M. Joseph Bertrand présente à l’observation, à l’admiration, les aspects les plus divers et presque les plus opposés. Il n’était pas seulement doué d’un génie mathématique qui, comme celui du grand Pascal, se révéla dès l’enfance, d’une curiosité qu’on peut dire universelle, d’une mémoire prodigieuse qui faisait de lui un érudit presque autant qu’un savant : c’était en outre un écrivain d’un style original, et personnel, très travaillé sous une apparence de négligence et avec des dis­parates et des ellipses voulues, un penseur qu’intéressaient tous les problèmes du macrocosme et du microcosme, un amateur passionné d’art et de poésie, un causeur inépuisable en anecdotes finement contées et en piqûres sans venin ; c’était par-dessus tout un esprit ouvert et libre, un cœur d’une bonté simple, d’une délicatesse exquise, d’une sûreté absolue, d’une générosité pleine de grâce. Devant un tel ensemble de qualités solides et brillantes, celui qui voudrait tracer une image fidèle du collègue que nous pleurons, devra joindre à une compétence infiniment variée les souvenirs d’une longue intimité personnelle. Cette tâche sera certainement remplie, je ne songe pas à l’entreprendre. D’autres, en ce jour même, vous ont déjà parlé ou vous parleront du Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, du membre de l’Académie française, du professeur à l’École normale et à l’École polytechnique, du président de la Société des Amis des Sciences, de l’homme, de l’ami. Je ne veux ici qu’exprimer les regrets profonds que la mort de Joseph Bertrand laisse à ses collègues du Collège de France.

Il nous appartenait depuis plus de cinquante ans : dès l’année 1847, âgé de 25 ans seulement, il suppléait son maître, l’illustre Biot, dans la chaire de physique générale et mathématique ; il le suppléa pendant quinze ans, et fut nommé titulaire, après la mort de Biot, par décret du 29 avril 1862. Depuis lors jusqu’en 1890, il a fait régulièrement son cours, sauf qu’il fut remplacé en 1867, par M. Darboux, de 1874 à 1876 par M. Maurice Lévy, et suppléé par M. Maurice Levy, de 1878 à 1885 : par M. La guerre en 1885-86 ; depuis 1890, il était suppléé par M. Marcel Deprez.

Qu’il me soit permis de rappeler ici un détail presque intime, mais qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire du Collège et pour la connaissance du caractère de M. Bertrand. Nous avons très sagement établi, dans le règlement actuellement en vigueur, une proportion fixe entre la part du traitement que touche le professeur qui se fait suppléer ou, remplacer et celle que touche le suppléant ou remplaçant. Jadis la répartition était laissée à la discrétion du titulaire. Je crois bien que le traitement de M. Bertrand, quand, il fut suppléant, resta fort au-dessous de la part fixée aujourd’hui par notre règlement ; mais quand il se fit, remplacer, sa part fut également inférieure à celle que notre règlement laisse au titulaire. C’est que dans le premier cas ce n’était pas lui qui fixait les proportions du partage, et que c’était lui dans le second.

Je ne vous parlerai pas ici de ces leçons, dont nos archives conservent le relevé. Il y traitait des sujets dont l’énoncé seul dépasse la moyenne de l’intelligence des profanes. Son premier cours a pour titre : Étude comparative des théories auxquelles les géomètres ont tenté d’assujettir les phénomènes de la capillarité ; les dernières leçons qu’il ait professées ont roulé sur la Théorie mathématique de l’électricité, sur la Thermodynamique et sur la Théorie des erreurs d’observation. Il attirait à ses leçons non une foule qu’il aurait vite trouvé le moyen d’écarter, mais une élite où aux savants déjà célèbres se mêlaient les jeunes gens qui sentaient naître en eux la vocation mathématique et qui la voyaient se préciser et se développer sous son impulsion. Il s’intéressait vivement à ces éveils d’une faculté qu’il avait lui-même possédée, tout jeune, à un degré si éminent. Il aimait que ses auditeurs, après la leçon, vinssent lui poser des questions, lui soumettre des doutes, lui demander de pousser plus avant ce qu’il s’était borné à indiquer dans une exposition concise, qui se piquait d’être élégante en même temps que transcendante. Il devenait pour les jeunes gens un guide et souvent un ami ; il leur inspirait autant d’affection que d’admiration. C’est ainsi qu’il vit s’attacher à lui ce jeune Claude Peccot, qui, presque enfant encore, annonçait des dons supérieurs, et qui, à la fleur de l’âge, fut enlevé à la science et à la famille qui le chérissait uniquement. Cette famille a voulu perpétuer sa reconnaissance envers le Collège de France en nous laissant un fonds destiné à permettre à de jeunes savants, surtout mathématiciens, soit de travailler librement, soit de produire en public, dans une de nos chaires, leurs idées ou leurs découvertes. C’est à M. Bertrand que le Collège a dû cette libéralité si bien employée. L’inauguration de l’enseignement créé par la fondation Peccot a eu lieu cette année même et fut une grande joie pour notre collègue, qui avait désigné à notre choix le premier titulaire et qui voyait avec raison dans cet enseignement d’un caractère si original, à la fois libre et patronné, une innovation capable de rendre les plus grands services à la science, à la jeunesse, au pays, au Collège de France, toutes choses qu’il aimait de tout son Cœur.

Qu’il aimât la science et la France, il l’a prouvé par toute sa vie. Il aima la jeunesse jusqu’à la fin de sa longue carrière ; il n’eut jamais contre elle la méfiance ou l’inconsciente jalousie de plus d’un illustre vieillard. Lorsqu’on discutait des candidatures dans nos assemblées, il penchait toujours, — à titres égaux, bien entendu ; —pour le candidat le plus jeune, et aussi pour celui qui avait fait corps attribue la présidence de l’assemblée et l’administration du Collège à un représentant des lettres (je ne veux pas dire ici des sciences historiques, car M. Bertrand n’admettait pas que l’histoire. l’archéologie, la philologie fussent des sciences) ; autrement il y a longtemps que les professeurs du Collège de France eussent été heureux de le mettre à leur tête. Du moins, lui ont-ils à peu près constamment rendu hommage en inscrivant son nom sur la liste de présentation et ont-ils toujours prêté à ses avis une attention déférente. C’est que ses avis étaient dictés, j’en ai donné plus haut des exemples, — par les considérations les plus élevées, par un vif et juste sentiment des conditions d’existence et de progrès de notre institution, et qu’il les exprimait sous une forme heureuse et frappante. Son esprit, jusqu’en ces derniers temps, n’avait rien perdu de sa vigueur et, de sa souplesse, ni de cette malice qui, toujours exprimée avec tact, donnait tant de piquant à sa bonhomie. Il savait résumer en quelques mots, de tournure volontiers lapidaire ou même épigrammatique, une sagesse mûrie et féconde en leçons. Aussi plusieurs de ses apophtegmes sont-ils devenus chez nous des proverbes, des « brocards » de notre droit coutumier intime. Nous invoquerons encore bien souvent son autorité enjouée, en regrettant de ne plus voir sa physionomie expressive, de ne plus entendre sa parole prime-sautière et pittoresque, de ne plus serrer sa main cordiale. Il restera une des plus sûres gloires, et à tous ceux qui l’ont connu de près, il laissera un impérissable et cher souvenir.