Discours de réception de Henri de Nesmond

Le 30 juin 1710

Henri de NESMOND

DISCOURS prononcé le 30. Juin 1710. PAR MONSIEUR DE NESMOND d’Albi, lorfqu’il fut receu à la place de Monfieur Fléchier, Evefque de Nifmes.

 

MESSIEURS,

A quel honneur m’appeliez-vous aujourd’huy, & qui fuis-je pour eftre affis entre les parfaits ? Humble difciple de fi grands Maiftres, foible imitateur de voftre Eloquence, pouvois-je prétendre une place fi defirable ? La grace que vous me faites, comble mes fouhaits & furpaffe mes efperances : mais j’advoüe en mefme temps qu’elle m’humilie, & je fens, malgré l’amour propre, tout ce qui me manque pour la mériter. Voftre gloire me touche mefme plus que la mienne. Je crains que voftre choix n’intereffe voftre difcernement, & vous eft-il permis de vous tromper une feule fois, Vous qui fuftes tousjours infaillibles dans vos fuffrages ?

 

Je connois, MESSIEURS, tout le prix de la grace dont vous m’honorez. Je fçay que jamais Compagnie n’eut une naiffance fi heureufe, ny un progrès fi glorieux ; que ces Lieux auguftes & confacrez à l’Immortalité, raffemblent tout ce que l’Empire François a de plus illuftre ; que les hommes les plus diftinguez s’empreffient à partager voftre gloire, & à mefler leurs noms avec les voftres ; qu’on ignore icy ces prééminences flateufes qui font ailleurs les privileges des dignitez, & quelquefois la fource de la vanité & de l’orguëil ; que vos decifions font le prix & la réputation des Auteurs ; que vos ouvrages font leurs modelles ; & que l’on trouve enfin parmi Vous les biens les plus précieux de la vie humaine, l’efprit, la vertu, le fçavoir & la politeffe.

 

Mais quelle doit eftre ma crainte, lorfque je penfe au grand Prélat dont j’occupe aujourd’huy la place, & la diftance infinie que le merite mit entre nous.

 

L’hommage que je viens rendre à fa memoire, me rappelle le fouvenir de la conftante amitié qu’il eut pour moy ; je ramaffe à regret les fleurs que l’ufage m’oblige à jetter fur fon tombeau, & la gloire de luy fucceder ne me confole point de la douleur de l’avoir perdu.

 

Quel Evefque la mort vient de ravir à l’Eftat, à fon Diocefe, à toute l’Eglife ! L’Académie commença fa réputation, & il fe regarda tousjours comme fon Eléve. Il apprît d’Elle l’art de bien parler pour apprendre enfuite à fes Auditeurs l’art de bien vivre. Nos Chaires ont retenti long-temps de fes fublimes Difcours, & nos Temples des acclamations que luy attiroient fes rares talents. On lit avec plaifir ce qu’on entendit autrefois avec admiration. Il annonça dans la Cour des Rois, & dans tous les lieux où l’appelloit la moiffon Evangelique, les veritez du falut avec magnificence ; & tous-jours égal à luy-mefme jufques dans le declin d’un âge avancé, qui efteint d’ordinaire les plus grands genies, il ne ceffa d’eftre eloquent que lorfqu’il ceffa de vivre.

 

Il fut l’homme de tous les talents. Miniftre de la parole par eftat & par vocation, Hiftorien judicieux & fincere, Traducteur fidelle & exact, Poëte mefme par amufement, & à l’exemple de faint Gregoire de Nazianze, & de faint Profper, il meftoit quelquefois aux occupations ferieufes de fon miniftere les jeux innocents de la Poëfie. Les ornements & la pureté du ftyle n’affoiblirent point dans fes Difcours la majefté & la fainteté de l’Évangile, & fon Eloquence, quoyque parée des graces que l’art & le genie peuvent donner, fut tousjours chreftienne & folide. Sçavant dans toutes les efpeces d’érudition, il les employa à l’edification de l’Eglife, & faifant fervir à la decoration du Temple de Dieu les dépouilles mefme profanes, il confacra les Lettres humaines par le faint ufage qu’il en fceut faire.

 

Tant de vertus eftoient encore rehaufffées par fa modeftie. Nous l’avons veu exempt des foibleffes & des tentations de l’amour propre, joüir fans orguëil de la reputation qu’il s’eftoit acquife ; fuir les louanges avec le mefme foin que les autres les recherchent ; s’attirer les refpects & l’amour des ennemis mefme de l’Eglife ; ramener les brebis efgarées de fon troupeau, autant par fa douceur & par fa bonté que par l’attrait de fon Éloquence ; conferver avec fes amis une égalité d’humeur & de fentiments qu’on ne voit gueres parmi les hommes ; & confommer fa courfe comme les bons Evefques la doivent finir, dans les fonctions de l’Epifcopat & dans les devoirs de la refidence.

 

Au milieu des foins d’un Diocefe pénible & agité, il conferva tousjours le fouvenir & l’amour de vos exercices. A l’ombre de fa protection, & fous fes yeux, s’efleva dans Nifmes une Societé d’hommes choifis, que vous favorifaftes de voftre adoption, & il leur procura la gloire & l’honneur de voftre alliance. Il voulut que fes citoyens fuffent tout enfemble fçavants & vertueux ; que les Lettres fuffent cultivées fous un Ciel fi ferein & fi lumineux ; que l’efprit d’une Nation vive & ingenieufe fuft dirigé par les préceptes & par les exemples ; que l’art perfectionnaft en elle tous les dons de la nature ; & qu’une Ville fi celebre par tant de monuments de l’antiquité, la devinft auffi par le Sçavoir & par l’Eloquence.

 

Tel fut le grand Evefque[1] que nous regrettons. Il fucceda dans cette Compagnie à un Prelat que la doctrine & la pieté ont rendu fameux dans les faftes de l’Eglife, qui recuëillit autrefois l’efprit de l’enfance de l’Académie, & qui le premier occupa la place où j’ay l’honneur d’eftre, & que voftre choix femble avoir comme confacrée à l’Epifcopat.

 

Je connois, MESSIEURS, tout le poids d’une fi noble filiation. Qu’il eft difficile de remplir l’attente publique après ces hommes illuftres ! On ne dement que trop fouvent la reputation de fes Anceftres & leur vertu ne fe tranfmet pas avec leurs titres. On ne trouve pas tousjours les mefmes talents dans les mefmes places ; & la gloire des predeceffeurs eft quelquefois la honte d’un fucceffeur qui degenere.

 

Mais fi la mort vous a enlevé ces grands Evefques qui ont fait tant d’honneur à l’Académie & à leur Siecle, vous aurez au moins le merite de me former comme voftre Eleve.

 

J’apprendray de vous, MESSIEURS, à connoiftre le bon & le vray dans tous les genres de Littérature & à preferer l’Eloquence des chofes à celle des expreffions ; à aimer la politeffe & la pureté du langage mais fur tout la folidité du difcours ; à offortir les ornemens avec leurs fujets ; à juger des compofitions de l’efprit par leur propre beauté, & non pas par les vaines acclamations de la multitude qui louë fouvent fans difcernement, comme elle condamne fans connoiffance ; à foufmettre l’art de bien penfer & de bien dire aux régles immuables du bon fens & de la raifon, & à chercher enfin dans les productions du genie de cette noble & elegante fimpilicité que Dieu mefme a imprimée fur la face de l’Univers & dans les ouvrages de la nature.

 

Quelle eftoit la Littérature dans les âges qui ont precdé celuy de l’Académie. Des metaphores trop hardies, des expreffions forgées au hazard, une fauffe imitation des plus excellens originaux de l’antiquité eftoient le gouft & le genie de nos Peres ; quelques traits d’une imagination vive, fans regle & fans ornemens, faifoient le fublime de ces premiers temps. La Poëfie eftoit non feulement irreguliere, mais fouvent licencieufe : loin d’infpirer la vertu, elle enfeignoit la depravation des mœurs ; & les Mufes, dont l’employ eft d’inftruire & de plaire, furent les victimes innocentes du dereglement & de la corruption des Poëtes.

 

C’eft à vous, MESSIEURS, qu’eftoit refervée cette fcience de bien parler & de bien efcrire qui fait l’ornement des Empires & la recompenfe la plus glorieufe des grands Hommes qui les gouvernent par leur fageffe, ou qui les defendent par leur valeur.

 

Ouy, MESSIEURS, c’eft par les Ouvrages que l’Éloquence donne à la pofterité, que les Heros font feurs de l’immortalité qu’ils achetent tousjours fi cher ; qu’aprés avoir fait de grandes actions, ils laiffent de grands exemples ; qu’ils excitent dans les routes glorieufes de l’honneur & de la vertu l’emulation de leurs fucceffeurs ; que la mort augmente d’ordinaire le prix de leur reputation ; que leurs noms fameux paffent jufques dans l’avenir le plus reculé ; & qu’ils furvivent en quelque façon à eux-mefmes, affranchis de la fatalité des temps & de l’oubli de la renommée.

 

Cette Éloquence & ce haut degré de perfection que vous avez donné à noftre Langue, eftoient, MESSIEURS, l’objet le plus cher de ce grand Cardinal, à qui vous devez la nobleffe & la fplendeur de voftre origine. Ce génie vafte & fublime, qui conceut des deffeins dignes du Regne de LOUIS LE JUSTE, qui raffembla en luy feul tous les talents que Dieu difperfe d’ordinaire dans les autres hommes, qui embraffa le monde entier dans les veuës immenfes de fa politique, qui traça aux Miniftres futurs les maximes du plus folide gouvernement, qui rendit fa Nation la terreur de tous fes voifins, Armand, le grand Armand donna à la France l’Académie, & luy confia le depoft de fa gloire de fon Maiftre & de celle de fa Patrie.

 

Il crut que les Alpes forcées malgré la rigueur des faifons & des elements, l’Italie vengée de l’invafion de  fes Ennemis, des Ligues formées ou diffipées felon les befoins de la Monarchie, une fiere & fuperbe Maifon efbranflée jufques aux fondements des Guerres inteftines eteintes par le courage ou par la clemence, la Mer mefme foufmife aux efforts inoüis de l’art & de l’induftrie pouvoient faire à fon Roy une grande reputation ; mais que vous feuls par vos Efcrits pouviez la rendre immortelle.

 

Quelle eftoit la felicité de ce premier temps, & quels font encore aujourd’huy les charmes & les avantages de vos exercices Académiques !

 

Nous fçavons que c’eft icy où l’on s’inftruit, où l’on s’anime mutuellement, où l’on fe communique les talents que chacun à receus du Ciel & de la nature, & où l’on porte comme dans le threfor public des belles Lettres le tribut de fes veilles & de fes eftudes ; où l’on s’enrichit des dons de l’efprit, & où l’on donne fes lumieres & fes connoiffances pour profiter de celles des autres, où l’on goufte en paix fans oifiveté les plaifirs d’une vie pure & tranquille, & où, renfermé dans des occupations honneftes & utiles au Public, on trouve tout à la fois les exemples de la vertu & les regles du Difcours & de l’Éloquence.

 

C’eft à ces travaux & à ces fecours mutuels que font deus tant d’Ouvrages qui font la gloire de noftre Siecle, & qui feront un jour des modelles pour la pofterité ces Hiftoires compofées avec fidelité, & efcrites avec elegance ; ces Traductions fublimes, qui font fouvent douter fi la beauté des originaux furpaffe celle des copies ; ces Traitez Théologiques, où les veritez de la Religion font expliquées avec tant d’évidence & de pureté, & qui ont tant de fois triomphé du menfonge & de l’erreur ; ces Panegyriques embellis de tous les ornements de l’Art, & qui égalent ceux que la plus polie antiquité nous a laiffez ; ces Tragédies inimitables, qui rappellent fur la fcene la nobleffe des fentiments de l’ancienne Rome, & à qui il ne manque, pour eftre parfaites, que de traiter des fujets moins profanes, & de peindre avec des images moins dangereufes les paffions qu’elles reprefentent.

 

L’Académie eftoit encore dans le berceau lorfqu’elle perdit le grand homme qui l’avoit formée, & les premiers devoirs qu’elle luy rendit furent les larmes que fa mort luy fit verfer. SEGUIER recuëillit les Lettres eplorées, & en devenant leur Protecteur, il fut leur confolation & leur azile. La memoire de ce fameux Chancelier ne mourra jamais parmi vous, & fes defcendants vous rappellent tous les jours un fouvenir fi cher. Un Prélat, plus eftimable encore par fes talents & par fon genie, que par les dignitez qui l’environnent, va bien-toft remplir icy le vuide que fon illuftre frere y a laiffé. Vous[2] couronnez moins le nom qu’il porte, que le merite qui le diftingue, & par un choix fi digne de vous & de luy, vous fignalez en mefme temps voftre juftice & voftre reconnoiffance.

 

Enfin le temps de voftre gloire arriva, & vos hautes deftinées s’accomplirent. LOUIS voulut eftre voftre Protecteur, il vous receut dans fon Palais, il vous approcha de fon Throfne, & Augufte ne defdaigna pas d’eftre le fucceffeur de Mecene.

 

Autrefois fous des Regnes moins juftes & moins efclairez, la retraite & l’obfcurité eftoit le partage des gens de Lettres, ils voyoient rarement les Grands, & l’efclat importunoit leur modefte fimpliciré. Ils reveroient de loin la grandeur, & meprifoient la fortune ingrate qui les fuyoit. A peine trouvoient-ils quelque homme illuftre qui les favorifaft de fon amitié & de fon eftime. Timides ou defintereffez, ils vivoient contents, fans defirs & fans ambition ; & dans un noble & docte loifir, ils ne demandoient pour recompenfe de leurs travaux que les efloges de la pofterité, & luy laiffoient le foin de leur reputation & de leur gloire.

 

Mais aujourd’huy fous les aufpices du Prince, à qui la Providence nous a foufmis, les Arts font cultivez, & les Sciences font annoblies. Sa protection les fouftient, & fa libéralité les anime, le fçavoir & la vertu n’efchappent point à fon difcernement. Les Lettres & les Mufes font honorées de fon attention & de fes bienfaits, & peut-eftre n’ont elles à craindre que l’ambition & les recompenfes. Elles font entendre leurs voix & leurs concerts malgré le bruit & l’agitation des armes, & elles gonflent la douceur & la tranquillité de la Paix au milieu de la Guerre la plus fanglante dont le Ciel ait jamais affligé la France.

 

Cette Paix qui fait tous les vœux & tous les defirs de noftre Augufte Protecteur. En vain arbitre fouverain du deftin du monde, l’a-t il tant de fois donnée dans la rapidité de fes Conqueftes, au plus haut point de grandeur où la gloire humaine peut atteindre ; nos Ennemis ne connoiffent point cette modération que luy a tousjours infpirée le Chriftianifme ; ils facrifient le repos public aux veuës intereffées de leur politique ; nos difgraces femblent augmenter leur haine & leur jaloufie, & l’Europe entiere eft devenuë le theaftre & la victime de leur ambition & de leurs projets.

 

Nous voyons le Roy fouftenir d’un courage égal les diverfes revolutions de la Guerre, oppofer la patience & la vertu aux injures de la fortune ; pourvoir fans trouble & fans diffipation à tous les befoins de la Monarchie, & procurer dans ces années de difette & de fterilité à fes peuples affligez des reffources inefperées. Puiffe enfin un repos heureux fucceder à de fi longues calamitez ; puiffe ce Mariage augufte, que le Ciel va bénir au pied des Autels, eftre le prefage de la tranquillité de l’Europe ; & puiffe ce Temple magnifique, que la piété de ce Monarque fi religieux vient d’élever, retentir bien-toft des Cantiques d’une Paix fi neceffaire & fi defirée.

 

Permettez, MESSIEURS, qu’en finiffant je vous renouvelle mes tres-humbles remerciments. Si les obligations de mon miniftere m’efloignent fouvent de vos Affemblées, le regret d’en eftre privé couftera cher à mon cœur, & deviendra peut-eftre la tentation la plus délicate contre les devoirs de la refidence. Au moins dans ces Régions lointaines où le Ciel m’a attaché, je conferveray un fouvenir précieux de la grace dont vous m’avez honoré ; & j’ofe vous affeurer que vous n’euftes jamais de Confrere qui fuft plus attaché à vos interefts, plus foufmis à vos loix, plus docile a vos confeils, & plus fenfible à vofte gloire.

 

[1] Monfieur Godeau Evefque de Vence.

[2] Monfieur le Duc de Coislin.