Funérailles de M. Jules Simon

Le 13 juin 1896

Paul-Gabriel d’HAUSSONVILLE

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

FUNÉRAILLES DE M. JULES SIMON

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le samedi 13 juin 1896

DISCOURS
DE

M. LE COMTE D’HAUSSONVILLE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

L’Académie Française a perdu en M. Jules Simon un de ses plus illustres membres, un de ceux dont elle était le plus justement fière. D’autres vous ont parlé ou vous parleront de l’homme. Ils vous diront la haute dignité et le désintéressement de sa vie. Au nom de l’Académie Française, je n’ai le droit de vous parler que du philosophe, de l’écrivain et de l’orateur.

Le philosophe, auquel était échu le redoutable honneur de remplacer M. Cousin à la Sorbonne, consacra son enseignement à défendre trois grandes vérités qu’il jugeait l’unique et solide fondement de toute croyance, de toute société, de tout droit Dieu, l’âme, la liberté humaine. Formé à l’école de cette grande doctrine spiritualiste qui a été, dans la première moitié du siècle, celle de tant de nobles esprits, après avoir été un de ses champions les plus brillants, il est demeuré un de ses disciples les plus fidèles. Jusqu’à la fin de sa vie il n’a laissé passer aucune occasion de lui rendre publiquement témoignage. Aussi, n’a-t-il fait que suivre l’inclination naturelle de son esprit élevé et la logique de ses convictions philosophiques, lorsque, sentant l’approche de la mort, il a cherché dans les révélations de la Foi un complément aux lumières de la raison, et lorsqu’il a demandé aux prières de l’Église l’humble confiance nécessaire pour franchir sans trouble le difficile passage qui conduit d’une vie à l’autre.

Le philosophe et le professeur s’étaient vu fermer la bouche par les événements de 1852. L’écrivain prit la plume. Ce fut d’abord à la défense des mêmes doctrines qu’il se consacra, soit que, dans ses travaux sur l’école d’Alexandrie, il poursuivit, à travers l’histoire de la pensée antique, le développement des idées platoniciennes, soit que, dans ses livres sur la Religion naturelle, et sur le Devoir, il s’efforçât de trouver dans le Déisme une satisfaction aux instincts religieux et une base solide aux croyances morales de l’humanité. Mais cet esprit, aux dons variés, n’était pas fait pour s’abstraire toujours dans des problèmes aussi ardus. Le spectacle des choses humaines l’intéressait. Le cri de la souffrance humaine l’attendrit. Le philosophe se fit économiste et philanthrope. Il pénétra dans les humbles et douloureux détails de la vie populaire, dans la mansarde où l’ouvrière use ses yeux pour un salaire insuffisant, dans l’atelier où l’enfant est courbé sans relâche sur la machine. Ses livres sur l’Ouvrière, sur l’Ouvrier de huit ans, ont donné en quelque sorte le branle à ce mouvement d’ardente sollicitude pour la condition des travailleurs, dont la générosité demeurera, malgré ses incertitudes et ses confusions, l’honneur de notre siècle finissant. J’en sais plus d’un parmi nos contemporains dont la pensée se reporte aujourd’hui avec reconnaissance vers M. Jules Simon pour avoir révélé à sa jeunesse l’intérêt passionnant de ces questions dont il est impossible de se détacher, lorsqu’elles ont une fois envahi l’âme et la conscience.

Ajouterai-je qu’il était journaliste à ses heures, qu’il jetait de tous côtés, au hasard en quelque sorte de la plume, des articles étincelants d’esprit, et que, par un phénomène unique dans l’histoire littéraire, il semblait que chez lui chaque année ajoutât quelque chose à la verve de la pensée, à la légèreté de la forme.

À l’écrivain l’orateur était encore supérieur. Peu d’hommes ont été doués à un degré égal pour la parole publique et personne n’y a peut-être apporté autant de variété, autant de nuances, d’art, d’esprit, avec autant d’émotion et d’éloquence véritable. Il savait dans ses discours appeler à son aide, tantôt la bonne grâce et tantôt l’ironie, tantôt l’indignation et tantôt la sensibilité. Avec un organe plutôt faible, il s’imposait peu à peu, par la souplesse de la parole et la magie du talent, à la réunion la plus hostile ; les auditeurs les plus récalcitrants finissaient par être suspendus à ses lèvres.

Il eut maintes fois l’occasion d’exercer ses dons merveilleux dans nos assemblées publiques, soit dans l’opposition, soit au pouvoir. Son talent semblait grandir à chaque occasion qu’il avait de l’exercer. Jamais son éloquence ne s’est élevée si haut qu’à la tribune du Sénat. Par fidélité à ses opinions, il eut parfois le rare courage d’y combattre ses propres amis. Sa jeunesse avait été victime de l’arbitraire ; il ne voulut pas que sa vieillesse en devînt complice, même par le silence, et les atteintes dont à ses yeux étaient menacées la liberté de l’enseignement et l’inamovibilité de la magistrature ne trouvèrent aucun opposant plus passionné. L’indépendance de son attitude lui fit perdre cette part de la popularité qui, dans les démocraties, ne s’acquiert ou ne se conserve pas toujours par les moyens les plus relevés ; mais il reçut en échange des témoignages d’estime qui lui furent autrement précieux. D’anciens adversaires politiques reconnurent que les ardeurs de la lutte les avaient entraînés trop loin contre lui. Lui-même comprit mieux les dissidences qui autrefois les avaient séparés, et leur rendit meilleure justice. Il vieillit entouré de l’universelle admiration et de l’universelle sympathie.

Cependant il s’était peu à peu découragé des luttes parlementaires. Dans ces dernières années, sa physionomie et sa conversation s’étaient même attristées. Il semblait porter le deuil d’un idéal. Mais il n’avait rien perdu de son ardeur pour le bien. Ce n’est pas assez de dire qu’il se donnait à toute entreprise charitable qui sollicitait son concours : il se prodiguait, et peut-être, s’il eût été plus ménager de ses forces, le spectacle de cette noble vieillesse aurait-il pu se prolonger encore quelques années. M. Jules Simon n’était pas de ceux qui se ménagent. La vie ne valait à ses yeux que par l’emploi qu’on en fait : il l’aurait estimée sans prix, du jour où elle serait devenue pour lui sans occupations et sans devoirs. Il a fait le bien jusqu’à sa dernière heure, et s’il y a quelqu’un auquel se puisse appliquer cette parole de l’Écriture : « Le juste passe, mais ses œuvres demeurent, » c’est assurément à lui. Mais ses œuvres, ce ne sont pas seulement quelques beaux livres et quelques beaux discours. Ce sont tous les services qu’il a rendus, toutes les misères qu’il a soulagées, c’est tout ce qu’il a fait pour entretenir dans notre pays le culte de Dieu, de la patrie, de la liberté, et pour maintenir la France à la hauteur morale d’une grande nation. C’est en un mot l’exemple de sa vie. C’est aussi l’exemple de sa mort dont la paix fait songer à ces belles et dernières paroles d’un grand travailleur comme lui : « Je garde l’espoir, comme un courageux ouvrier, que, de mes travaux imparfaits, j’irai à un travail meilleur. »