Rapport sur les prix de vertu 1901

Le 21 novembre 1901

Albert de MUN

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. LE COMTE ALBERT DE MUN

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le jeudi 21 novembre 1901

 

 

MESSIEURS,

Le public sourit volontiers de l’annuelle manifestation que nous imposent en l’honneur de la vertu nos traditions et nos privilèges : et, comme il n’est pas croyable qu’il s’égaye aux dépens de la vertu elle-même, il faut bien que ce soit à ceux du pauvre orateur, chargé de prononcer devant vous le discours d’usage. Songez donc ! depuis 1783, que Mgr de Boisgelin, archevêque d’Aix, fit le premier rapport sur la fondation de M. de Montyon, combien de discours, tous éloquents et spirituels, tous profonds et touchants, et tous sur le même sujet ! Que voulez-vous qu’on dise encore, et n’est-ce pas un penchant naturel de regarder, avec quelque malice, le malheureux que les cruelles faveurs de M. le Secrétaire perpétuel ont désigné pour le sacrifice ? Je le pensais, il n’y a pas bien longtemps ; je ne le pense plus et même, je le dis tout net puisqu’il s’agit, de couronner la vertu, peut-être devrait-on commencer par celui que l’obéissance condamne à la louer, pour la centième fois : il pratique, au moins, celle d’humilité.

Car s’il y a des degrés dans la vertu, il y a aussi des espèces.

Celles que l’Académie a reçu mission de récompenser ne sont pas, le plus souvent, de ces vertus éclatantes qui, d’elles-mêmes, frappant tous les yeux, soulèvent l’enthousiasme et l’admiration. Ce sont d’humbles vertus, appliquées à l’obscur exercice d’une besogne vulgaire, que la sympathie des voisins tire un moment de leur ombre, pour les hisser jusqu’ici. Et je n’entends point ainsi amoindrir ; car, de ces vertus « où le public n’a point de part », Bossuet a dit justement que, « dans ce secret, consiste tout le mystère de la vertu véritable ».

Mais enfin, la tâche, assurément, serait plus douce et pour vous et pour moi, si je n’avais à célébrer que de grandes et illustres actions ou si, par exemple, m’abandonnant à de pieux souvenirs, j’osais rappeler ici la scène tragique et douloureuse, offerte un jour à notre Compagnie par un de ses membres les plus chers.

Aussi bien, puisque je n’ai pu me défendre d’y songer, vous me pardonnerez de tout dire ; je ne pense pas qu’on puisse donner au panégyrique de la vertu un plus beau frontispice.

Ce fut le premier jeudi de cette année. La séance ordinaire de l’Académie n’était point commencée ; nous étions nombreux déjà, groupés près de la cheminée fameuse, que surmonte le portrait du grand Cardinal, et, après les vœux échangés, occupés à quelqu’une de ces aimables causeries dont chacun de nous connaît le charme et la douceur. La porte s’ouvrit : à l’entrée de la salle, un homme parut, ayant, sur son visage entouré de bandelettes, le stigmate de la mort. D’un commun instinct, chacun se tut aussitôt et, dans ce silence le duc de Broglie s’avança vers nous, calme et forçant presque à sourire sa funèbre pâleur. Tous, alors, s’approchèrent dans un muet élan de respectueux hommage : quelle parole, en un tel jour, eût été digne de lui, de nous-mêmes et de l’implacable destin écrit sur son front ? Il s’assit et serra, sans rien dire, les mains qui s’offraient, sous les fronts inclinés : je n’ai point entendu de discours plus éloquent. La séance fut ouverte : il y assista jusqu’au bout, et ce furent ses adieux à l’Académie. Quelques jours plus tard, il n’était plus : mais, la veille de sa mort, ayant, d’un cœur ferme, accompli tout son devoir de chrétien, il voulut tourner vers la cause sacrée que, si longtemps, il avait servie, le dernier effort de sa pensée et se fit lire encore les paroles prononcées, le jour même, à la tribune nationale, pour défendre la conscience et la liberté.

Dans cet effet magnifique de la force d’une âme, vous avez reconnu la vertu : car la vertu, c’est la volonté du sacrifice. Sacrifice des passions, sacrifice de la richesse, sacrifice du bonheur ou du succès, quand la volonté, maîtresse d’elle-même, l’accepte résolument, c’est le commencement de la vertu : quand elle le recherche et le choisit librement, c’est son achèvement. Michelet, sans doute, exprimait cette pensée lorsqu’il écrivait : « Le sacrifice est le point culminant de la vie humaine. »

Au delà, l’homme ne peut atteindre plus haut qu’en donnant la vie elle-même : et c’est pourquoi, chez tous les peuples, le sacrifice du sang, offert pour une idée, est le critérium de la gloire.

La gloire ! Messieurs, est-ce que l’appelant par son nom sous cette coupole, où si souvent il a retenti dans l’histoire des grands morts, est-ce que je vais oser charger de son poids le front des humbles femmes dont la vision du sacrifice m’amène à vous parler ? C’est vous qui le direz.

Le 4 août 1900, vers trois heures et demie du soir, au passage à niveau situé tout près de la station de Saint-Chély-d’Apcher, dans la Lozère, sur la ligne de Saint-Flour, Sophie Boudon, la garde-barrière, entend l’approche du train : elle sort, avec son signal, et s’avance au bord de la voie, la locomotive est à quelques mètres. Soudain, à deux pas d’elle sur le talus de ballast, étroit et bas, un enfant paraît, un petit de deux ans, la tête blonde au vent, les yeux curieusement ouverts et tournés vers le bruit : et le voilà qui, d’un geste inconscient, descend sur les rails ! Sophie Boudon l’a vu, d’un regard elle mesure la distance, le train ne pourra pas s’arrêter ; elle s’écrie et bondit dans le fracas : ce fut un éclair ! Le train est passé. Entre les rails, l’enfant se relève déjà, étourdi de ce tonnerre, stupéfait du tourbillon noir ; il tend les bras, il crie : « Maman ! », il n’a pas une blessure ! À côté de lui, deux femmes sont renversées, sans mouvement : l’une, c’est Mme Boudon ; l’autre, c’est Mme Fournier, une voisine, qui, sur la rive opposée de la voie, travaillant au bord du champ, a vu le péril et, elle aussi, s’est élancée. Et voilà qu’une troisième survient, avec des cris, des larmes, des bras jetés au ciel : et celle-là, c’est la mère. Elle était à quelques pas derrière la maison de la garde-barrière, croyant son enfant à ses côtés et, tout à coup, entendant le bruit du train, elle se retourne, ne le voit plus et se précipite, affolée. Alors, ah ! il n’y a pas de mots ! elle a saisi son fils, elle le palpe, elle le couvre de baisers, et puis elle aperçoit les deux corps jetés, inertes, ses amies, ses voisines ; et, de la cabane, des enfants accourent, effrayés, pleurant, sans savoir, sans comprendre : ce sont ceux de Mme Boudon. Quel transport et quelle horreur ! quelle joie et quel désespoir dans ce cœur de femme ! Enfin, elle appelle, on arrive, et c’est d’abord Boudon, le cantonnier, le mari de cette héroïne, occupé à cent pas par son ouvrage, et qui n’a rien vu, puis à ses cris, d’autres encore : on relève la malheureuse ; Mme Fournier est morte, tuée sur le coup ; Sophie est sans connaissance, blessée horriblement : pendant quinze jours il faudra la disputer à la mort. Elle est guérie à présent, mais, toute sa vie, elle gardera la trace du drame : la trace, et non le souvenir, car cette marque ineffaçable, c’est justement la perte de la mémoire. Il fallait, pour doubler le prix de son courage, qu’elle seule oubliât ce qu’elle avait fait. L’Académie lui donne un prix de quinze cents francs. Elle ne saura pas pourquoi. Mais toute la contrée le saura, et ses trois enfants, et cet autre pour qui elle s’est offerte, l’apprendront en grandissant : et leur vénération, plus que cet hommage public, plus que vos applaudissements, sera sa récompense.

Et pourtant, Messieurs, ce n’est pas ici proprement la vertu : c’est une gloire plus grande et un moindre mérite, L’héroïsme de ces deux femmes est l’effet instantané d’une impulsion généreuse, l’élan spontané d’un cœur de mère soulevé tout à coup par le péril d’un enfant : instantané, mais non point irréfléchi ! car je suis bien loin de croire à la vérité de cette parole de Renan, dans son discours sur les prix de vertu : « Le héros, quand il se met à réfléchir, trouve qu’il a agi comme un être absurde et c’est justement pour cela qu’il est un héros. » Je pense, au contraire, que la réflexion justifie l’héroïsme, parce qu’elle force l’esprit à en chercher, dans la conscience, la source et l’inspiration.

Un écrivain dont les idées sont souvent très éloignées des miennes, a, cependant, très bien à mon avis, distingué la sagesse et la raison : c’est M. Maeterlinck, dans son livre sur « La Sagesse et la Destinée » : « Il n’y a pas d’amour dans la raison, dit-il, il y en a beaucoup dans la sagesse », et il se demande si, à cause de cela, la sagesse n’est point « la victoire de la raison divine sur la raison humaine ». J’aime mieux cette pensée que celle de Renan, parce que je la trouve plus féconde. Chez ces deux femmes l’amour maternel, le plus irraisonné des instincts du cœur, enfante un dévouement qui serait une folie, si la réflexion n’en montrait, dans la notion du devoir, la sagesse infinie.

Mais leur action fut le sacrifice d’un moment. La vertu est la longue pratique d’un sacrifice quotidien.

C’est pourquoi, dans le tableau de nos récompenses, ces beaux traits sont une exception et il faut bien que je vous ramène aux modestes et coutumières vertus de nos séances annuelles.

Ah ! j’entends déjà vos soupirs résignés ! nous y voilà ! Voici venir le défilé classique des filles et des sœurs qui gardent leurs vieux parents infirmes ou malades, qui élèvent les enfants, qui font vivre tout le monde en se tuant de travail ; celui des domestiques qui renoncent à leurs gages pour continuer à servir leurs maîtres ruinés, et qui, tout en les entourant de soins dévoués, conservent encore à la maison un reste de bien-être.

Que voulez-vous ? Nos dossiers en sont pleins et si j’accomplissais, en conscience, ma besogne de rapporteur, il me faudrait bien vous condamner au récit, tristement monotone, de ces simples et douloureuses histoires. Mais vous m’arrêteriez ! vous me diriez : Prenez garde ! rappelez-vous Bossuet et ce secret qu’il exige de la vertu véritable ! N’allez pas, avec votre publicité, gâter le mérite, éveiller la tentation, et, pour tout dire en un mot, encourager l’industrie du prix Montyon.

Eh ! Messieurs, je le veux bien, je me tairai, mais ce ne sera pas pour les raisons que vous me dites : c’est tout simplement parce que j’ai peur de vous ennuyer. Car, pour ce qui est du commerce de la vertu, j’avoue qu’il ne me paraît pas si redoutable.

D’abord la vertu, dit Montesquieu, est le ressort des républiques, et peut-être — soit dit sans irrévérence — n’est-il pas, dans la nôtre, si fortement tendu, qu’on ne puisse, quelquefois, le presser utilement.

Puis j’approuve infiniment, sans doute, qu’on ne veuille pas pour la vertu de louange indiscrète ! Bossuet l’a dit et cela suffit. Mais ne savez-vous point qu’on fait, tous tes jours, au vice comme une auréole de gloire, en cherchant par une savante concurrence les moyens de porter au plus vite le récit de ses exploits au dernier des hameaux, et n’est-ce pas un des triomphes de l’esprit les plus recherchés, de le fouiller profondément pour l’offrir, ainsi qu’une fine ciselure, à la curiosité des imaginations, ou bien de l’envelopper, pour l’amour de l’art, dans l’aimable ornement d’une douce et sceptique raillerie ?

L’un dira : c’est le sacerdoce de la presse, et l’autre : c’est le privilège des lettres.

Soit ! ce n’est pas le lieu d’en disputer. Mais au moins, par race, qu’on ne se montre pas si inquiet de la contagion, parce qu’une fois l’an, de la place où je suis et d’où la voix n’a pas la prétention de porter jusqu’aux extrémités du pays ni même des boulevards, on aura souligné de quelque réclame les faits divers et les cas psychologiques de la vertu !

Je ne m’imagine pas que la pauvre Cécile Morand, par exemple, risque d’être bien gonflée de vanité, ni de susciter beaucoup de rivales, avec les mille francs que lui donne aujourd’hui l’Académie. C’est une modeste couturière de campagne qui travaille seize ou dix-huit heures par jour pour gagner soixante-quinze centimes : elle est naine, infirme, elle ne peut marcher sans soutien et, depuis l’âge de treize ans, elle soigne son père paralysé, sa mère malade, ses dix frères et sœurs : je n’ai pas très peur de la contagion.

D’autres, les époux Bourdet-Géraud, ont recueilli, depuis vingt ans, leur sœur orpheline, sourde et muette : ils ont appris pour elle le langage des sourds-muets afin de lui donner, au foyer commun, sa part d’activité, jusqu’au jour où, la malheureuse étant devenue aveugle, retranchée décidément du nombre des vivants, ils l’ont gardée cependant, inutile et douloureux fardeau, lui faisant encore, sur la terre, un reste de bonheur. Ceux-là, non plus, n’éveilleront pas, je pense, une bien âpre concurrence.

Au surplus. Messieurs, il faut aller plus avant. Ce qui me frappe surtout, dans l’œuvre que nous accomplissons, ce qui lui donne sa plus haute portée sociale, ce n’est pas l’exemple du dévouement et l’hommage rendu à la vertu, c’est l’exemple de la misère et l’hommage rendu à la souffrance

Voyez sur la lande de Quiberon, que hantent les souvenirs tragiques, cette petite maison, triste et grise dans son vêtement de granit : passez, en vous courbant, la pierre usée du seuil, et regardez ! Sur un des lits clos, à demi ouvert, un vieil homme est couché, immobile, enveloppé d’une pauvre couverture : dans la haute cheminée, les pieds contre la cendre chaude, une femme, les cheveux gris pendant hors de sa coiffe, est assise sur le banc du foyer : ses yeux regardent fixement quelque chose d’invisible, et, d’une voix monotone, elle répète doucement le refrain d’une chanson de la mer ; sur le grand bahut, deux enfants pâles mangent silencieux dans une écuelle de bois, et celle qui vient d’y verser un peu de lait, où trempent les morceaux desséchés d’une crêpe de blé noir, prépare maintenant le maigre souper du vieux et de la vieille : son visage est grave, calme et pacifique. C’est Véronique Madec ; elle a cinquante ans. Quand elle en avait treize, sa mère qui est là, près du feu, est devenue folle, d’une folie douce et incurable ; presque aussitôt, son père s’est couché, infirme, pour la vie : elle est restée seule entre eux deux, avec une petite sœur qu’elle s’est mise à élever tout en soignant ses parents. À dix-huit ans, l’enfant s’est mariée ; elle a épousé un marin c’est la destinée ! lorsqu’ils arrivent au pays, avec leur grand col bleu, ces matelots, ils ont bientôt fait de gagner le cœur des filles. Et puis, un beau soir, un télégramme est venu de Brest ! Quoi ? quelque drame de cœur ? quelque sombre histoire dans un cabaret de Recouvrance’ ? On ne sait pas ! Le matelot s’était tué et, terrifiée, devant le corps du suicidé, sa femme ; saisie par l’atavisme, elle aussi, était devenue folle. Véronique va la chercher, la ramène avec ses deux enfants, les installe dans la maison, et là voilà, la malheureuse, toute seule en face de ce désastre des siens, sans peur devant sa tâche indicible. Au moins a-t-elle épuisé l’horreur de sa vie ? Vous allez voir : un jour, elle est sortie un moment, pour les soins du ménage ; quand elle rentre, sa sœur n’est plus à sa place ordinaire : on la cherche, elle s’est tuée à son tour ; le mort de Brest l’appelait : il a fallu qu’elle lui obéit ! Voilà l’histoire de Véronique Madec. Dans ce comble de misère, son courage n’a jamais failli ! Nous avons récompensé son dévouement, mais qui paiera sa souffrance ?

Que de foi, après ces séances où nous couronnons tant de belles actions, que de fois j’ai entendu dire : « Il fait bon vivre une heure avec ces âmes généreuses ! Leur exemple réconforte et console du malheur des temps ! »

Je n’éprouve pas, quant à moi, cette douce et pacifiante émotion, mais bien plutôt, en mon âme effrayée, un trouble profond.

De ce monceau de douleurs que j’ai retourné, pour en tirer, comme une loque de choix, la dramatique aventure de Véronique Madec, de cette lamentable cohue d’infirmes et de miséreux, de rachitiques et de paralysés qu’il m’a fallu traverser pour venir jusqu’à vous, ce qui s’est levé devant mes yeux, m’appelant avec une invincible puissance, ce n’est pas seulement la troublante image de la pauvreté, dont la charité peut adoucir le triste regard, ni le spectre inquiétant de l’inégale destinée, dont l’espoir des réparations éternelles peut apaiser la menaçante obsession ; c’est un mystère plus redoutable et plus profond, car nul ne se peut soustraire à son étreinte ; c’est le pourquoi de la souffrance.

Vous savez comme en parle Michelet :

« La mort, on la prendrait encore : notre âme contient assez de foi et d’espérance pour l’accepter comme un passage, un degré et initiation, une porte aux mondes meilleurs. Mais la douleur. hélas ! était-il donc si utile de la prodiguer ? »

Ah ! qu’il a raison : qui nous donnera de comprendre le sens profond de la douleur ?

La charité et la philanthropie multiplient leurs merveilles pour diminuer la misère ; la science découvre des procédés pour abolir un moment, la sensibilité nerveuse ; l’industrie s’exerce à façonner des membres pour soutenir ou suppléer la nature. Mais la souffrance demeure, promenant partout, aveugle et injuste, sa main lourde et cruelle ! Pourquoi ?

J’ai interrogé les penseurs, les moralistes et les philosophes ; ils m’ont enseigné la fermeté du cœur et la stoïque acceptation de l’obscure fatalité. Mais la souffrance a continué de tourmenter ma conscience : souffrance de l’innocent, souffrance du juste, souffrance de l’enfant ; oh ! celle-là surtout, n’est-ce pas, pères et mères qui m’entendez, la souffrance de l’enfant, cette chose inepte et barbare !

Les révoltés ont maudit le Dieu qui la permet, les sceptiques ont tenté d’en mépriser l’énigme. Et toujours, malgré la science et malgré la révolte, parmi les larmes et les dédains, la souffrance a poursuivi son œuvre impénétrable. Bien plus, voilà pour l’esprit éperdu le comble du mystère ! Il en est qu’elle allait peut-être épargner, et que son regard a fascinés d’un attrait si vainqueur, qu’ils sont allés d’eux-mêmes offrir à ses rudes baisers, comme ceux dont parle Lacordaire, qui embrassent la mort pour une heure de gloire, dans une heure d’enthousiasme.

Ainsi, d’abord épouvantée de l’arrêt des augures et suppliant son père, par son amour, par son frère au berceau, d’épargner sa jeunesse, la jeune fille tragique, subjuguée par son destin, salue d’un adieu pathétique la lumière de l’Orient, et, conjure sa mère de la conduire elle-même au sanglant hyménée.

Quoi donc ! et qui me rendra raison de cette folie ?

Avez-vous lu l’étonnante parole d’un homme qui connaissait la douleur pour en avoir vécu, qui la faisait dater, disait-il, « comme cette charmante Mlle de Lespinasse son amour », de tous les instants de sa vie ? C’est Alphonse Daudet. Son fils a rapporté, dans ce beau livre où il révèle l’âme de son père, qu’un jour, à Lamalou, assis parmi ses pitoyables compagnons, qu’un mal commun tourmentait de supplices atrocement divers, il les encourageait par ce mot mystique et profond : « Que ceux d’entre vous qui ont une famille qu’ils chérissent considèrent leur mal comme un paratonnerre ! »

Et voulez-vous maintenant une autre parole ? Elle est de quelqu’un qui n’a point laissé la réputation d’être trop enclin aux ardeurs surnaturelles, de M. Thiers, dans son livre de la Propriété.

Il parle de la religion elle-même, de la domination continue qu’elle exerce sur le monde et il dit : « Elle le doit, entre autres motifs, à un avantage que, seule, elle a possédé entre les religions : cet avantage, savez-vous quel il est ? C’est d’avoir seule donné un sens à la douleur. »

Qu’est-ce à dire ? Victimes résignées, victimes volontaires, votre histoire n’est-elle donc que la constante répétition du drame auguste, si longtemps figuré par les sacrifices anciens, où, dans le meurtre du Juste, s’est fondée la doctrine immortelle de l’expiation des innocents pour les coupables ?

Sans doute. Messieurs, l’exaltation du sacrifice ne peut être que le privilège de quelques âmes, et les Lydwine de Schiedam seront toujours une exception, inintelligible à la foule, sublime ou lamentable, au gré des spectateurs de leur incroyable souffrance. S’il est vrai que l’humanité ait besoin de ces paratonnerres, elle n’offre que rarement à l’architecte divin le métal dont ils sont faits.

Mais, sans monter à ces hauteurs, je sais de silencieuses demeures où s’allaient enfermer ceux qu’avait un jour ravis l’exemple du grand crucifié, et qui, pour lui mieux obéir, soumettaient à une règle sévère leur esprit et leur corps, leurs passions et leur volonté, croyant qu’ils le pou’ aient sans être accusés de trafiquer avec Dieu d’un bien dont les hommes interdisent le commerce ; et j’en connais qui, surpris de voir tout à coup s’ouvrir, au nom de la loi, leur retraite sacrée, ont redit le mot illustre d’Antigone :

Ton édit est d’un homme : a-t-il un tel mérite
Qu’il soit supérieur à la loi non écrite ?

Ils sont partis, et, les voyant passer, je me suis demandé s’il fallait pleurer davantage la liberté dont ils emportaient l’image outragée, ou ce trésor de sacrifices ignorés, qui peut-être dressaient contre la foudre inconnue d’invisibles paratonnerres.

Heureusement pour nous et pour les pauvres, le douloureux exode n’emporte pas avec lui toutes ces humbles filles dont vous avez si souvent, dans votre large et impartiale justice, couronné le dévouement, et, cette année encore, j’ai la joie de pouvoir, en votre nom, saluer ici l’une d’entre elles. C’est la Sœur Saint-Joseph ; son véritable nom est Octavie Le Provost : elle appartient au Carmel d’Avranches, qui est, dans le grand Carmel de Sainte-Thérèse, une sorte de tiers-ordre enseignant. Depuis quarante ans, elle est institutrice dans un Village qui porte son propre nom de religion, et qui est dans la Manche, à quelque distance de Valognes.

Je ne connaissais encore ce pays de Valognes que par les descriptions qu’en a faites Barbey d’Aurevilly, dans l’Histoire du Chevalier des Touches. Les choses ont bien changé depuis ce temps-là : on n’y parle plus guère des Bleus et des Chouans. C’est cependant, par le fait, toujours un pays singulier. Figurez-vous que tout le monde y est d’accord, le curé, l’inspecteur primaire, le préfet lui-même ! et d’accord pourquoi, je vous prie ? Pour rendre hommage aux vertus d’une pauvre sœur qui dirige une école libre ! Il est vrai que c’est la seule école de la région à plusieurs kilomètres à la ronde, ce qui prouve que les écoles libres peuvent, quelquefois, n’être pas inutiles.

La sœur Saint-Joseph est une maîtresse modèle, une éducatrice accomplie, et, par surcroît, on l’appelle dans toute la contrée la mère des pauvres. Je suis bien sûr de ne pas l’offenser en disant que ce n’est pas seulement son nom propre, mais son nom de famille. Car elles sont bien de la même famille, toutes ces mères des pauvres, dont chacun de nous a rencontré la robe noire, grise ou blanche, dans un dur chemin de campagne, ou dans la ruelle obscure d’un quartier populaire, lorsqu’elles s’en vont, aussitôt la classe finie, porter aux misérables des chaumières ou des mansardes le surplus de leur dévouement.

Messieurs, je ne me défends pas d’avoir saisi avec quelque empressement l’occasion de rendre un public hommage à celles que le juste instinct populaire a si bien nommées les bonnes sœurs. Mais je remplirais mon devoir imparfaitement, si je n’ajoutais aussitôt qu’elles n’ont point, à elles seules, le glorieux privilège de cette maternité des pauvres.

Elles sont nombreuses, au contraire, et c’est un constant objet d’admiration, celles qui, privées du soutien qu’offre aux âmes la vie religieuse, déshéritées des joies que la famille apporte, avec son labeur, s’en vont, avidement, chercher autour d’elles à qui jeter ce besoin d’aimer dont tout cœur de femme entend le mystérieux appel.

Et c’est alors à pleines mains qu’elles se donnent, entraînées par une sorte de passion pour la souffrance d’autrui, choisissant quelquefois les plus répugnantes pour s’en faire une héroïque spécialité, comme cette Rosalie Lambert que le canton d’Antrain et tout le pays de Fougères saluent d’un nom touchant, symbole à la fois de sa charité et de la pieuse confiance qu’elle inspire : Notre-Dame de partout ! Attirée de bonne heure par un secret instinct vers le soin des malades, elle a d’abord appris, dans deux maisons de santé, le métier d’infirmière ; puis, l’attentive fréquentation des hôpitaux de Paris a complété son savoir et son expérience : et, alors, elle est revenue à Antrain, où, depuis des années, elle ne cesse de rendre des services éminents aux médecins de la contrée, qui en témoignent généreusement.

Si je ne craignais de la brouiller avec eux, je dirais presque qu’elle est aussi médecin qu’eux-mêmes car c’est elle qui, par ses soins, a délivré la région d’une maladie, depuis cinquante ans endémique, dont la trace hideuse flétrissait les têtes des pauvres gens qu’elle affligeait, et qui venaient, de toutes parts, nous dit-on se confier à son traitement.

Ainsi Rosalie Lambert, sans le savoir, est un modeste précurseur de mesdames les doctoresses : ce n’est pas, je crois, rabaisser leur mérite.

Le chevet des malades est, pour la femme, une place de choix, et s’il faut absolument, pour la bonne marche de l’évolution sociale, que la jupe féminine soit couronnée d’un bonnet masculin, j’aime mieux, je l’avoue, la toque de Diafoirus que celle de l’Intimé.

Un avocat n’a pas tous les .jours à défendre la veuve et l’orphelin, ou même à plaider la cause d’une épouse outragée ; il faut bien quelquefois que le mur mitoyen reprenne ses droits, et je ne vous vois pas alors, Madame et cher maître, condamnant à s’enfermer dans la froide prison du Code civil. Ce cœur qui, chez vous, a, plus que la raison, l’habitude de la parole.

Près d’un lit de souffrances, mon cher docteur, vous le laisserez faire : c’est lui qui guidera votre œil et votre main ; vous aimerez du premier coup votre malade et qui sait si ce n’est pas la plus sûre des sciences ?

Soyez donc médecin, si le cœur vous en dit. C’est encore un moyen de vous donner, et le don de soi est le dernier mot de la charité.

J’ignore, Messieurs, quelle idée M. de Montyon se faisait du grand débat qui met aux prises la richesse et la pauvreté, et qui, déjà de son temps, commençait à troubler le monde. M. Léon Say racontait un jour ici, avec sa verve habituelle, que, lorsque Montyon était intendant de Clermont, comme il confiait à Turgot, qui l’était de Limoges, le projet d’une opération sur les blés destinée à combattre la famine, celui-ci l’embrassa en pleurant. M. Léon Say croyait l’anecdote apocryphe, « non pas, disait-il, qu’un économiste ne puisse pleurer d’attendrissement », mais parce qu’il n’est pas possible que Turgot ait embrassé Montyon pour avoir fait des opérations sur les blés : « il l’a embrassé tout simplement, concluait-il, parce qu’il trouvait plaisir à embrasser un brave homme. » Soit ! j’aime mieux cela, cette embrassade ne me disait rien qui vaille, et j’allais peut-être le laisser voir, si je n’avais craint de m’attirer quelque docte remontrance, pour la vieille et tenace rancune que je garde au grand destructeur des corporations. En tout cas, et quelles que fussent les idées économiques du respectable fondateur des prix de vertu, je pense qu’il lui faut savoir un gré infini d’avoir institué dans notre pays comme une dotation de la charité sociale.

C’est une des plus malsaines folies de notre temps, que le mépris de l’aumône. Elle a deux sortes de détracteurs : ceux qui disent au pauvre qu’elle l’avilit et ceux qui disent aux riches qu’elle les expose à se faire duper. Il me paraît que les uns et les autres en prennent à leur aise : on peut, en d’admirables discours, prêcher aux gens qu’il est indigne d’un homme libre de recevoir un sou pour s’acheter du pain ; mais l’autre, qui meurt de faim, pourrait bien répondre comme La Fontaine :

Eh ! mon ami, tire-moi du danger,
Tu feras après ta harangue.

J’imagine aussi que s’il fallait, chaque fois qu’un mendiant murmure à notre oreille sa douloureuse prière, faire une enquête sur la sincérité de sa misère, il y aurait encore plus de pauvres abandonnés que de riches trompés. Amiel écrivait dans son journal : « Celui qui redoute trop d’être dupe ne pourra plus être magnanime. »

Mais l’aumône n’est pas toute la charité : ce n’est pas sa forme la plus belle, ni la plus efficace. Il est bien vrai qu’elle apaise la faim sans atteindre le cœur, et que, tombée de trop haut, elle ne pénètre pas assez loin. La charité ne peut se faire sans argent ; mais l’argent ne suffit pas à la faire. Il y faut ajouter le don de soi-même, je veux dire d’une part, au moins, de son cœur, de son temps et de son intelligence. C’est par là qu’elle est la vertu sociale, par excellence.

M. de Montyon a eu le très grand mérite de nous obliger, tous les ans, à la célébrer publiquement.

Et comme une grande pensée est toujours féconde, il se trouve aujourd’hui que l’Académie peut user des libéralités, provoquées par son exemple, pour couronner des actes de dévouement ignorés de son temps, qui sont la marque du nôtre, et son plus grand honneur, je veux dire les œuvres sociales.

Mlle Emma Caudron est connue de tout le monde à Rouen, où elle dirige l’Orphelinat des apprenties de Notre-Dame de Bon-Secours. Son histoire est très instructive : c’est l’histoire de toutes les œuvres. Elle n’a pas conçu d’avance un plan d’organisation sociale ; ce n’est pas une réformatrice de l’humanité : elle a obéi à son cœur et elle s’est jetée dans l’action. Tout le secret des œuvres est là. Elle est couturière de son état ; jusqu’à quarante ans, elle n’est rien de plus qu’une bonne ouvrière, qui travaille courageusement et qui, sans charges, ses parents étant morts, se trouve dans une situation relativement heureuse.

Un beau jour, à côté d’elle, une pauvre veuve du quartier vient à mourir, laissant une petite orpheline de onze ans, sans ressources, seule sur la terre. Les voisins s’émeuvent, mais ils sont pauvres eux-mêmes, ils ne peuvent rien. Mlle Caudron, prise de pitié, recueille l’enfant et s’engage à la nourrir, à l’élever, à lui apprendre son état. Voilà l’acte spontané, généreux, d’où va sortir ce que nul n’a prévu, Mlle Caudron moins que personne.

La mort fait d’autres orphelines dans le quartier : les voisins connaissent maintenant Mlle Caudron ; ils vont à elle, avec la simplicité de l’âme populaire, et lui amènent les enfants. Elle n’a pas le courage de refuser, elle les prend, et alors, regardant autour d’elle cette famille inattendue, elle sent tout à coup le feu sacré s’allumer dans son cœur !

C’est fini, l’œuvre est fondée. Les avis éclairés, les conseils de prudence, les critiques ne lui manquent pas : « Certes, l’idée est admirable ! Mais c’est une généreuse folie Nous vous ruinerez, vous ne pourrez pas continuer, et jugez quelle déception ! Prenez garde ! Dans l’intérêt des enfants elles-mêmes ne vous laissez pas emporter ! » Mais elle n’écoute plus, sa race s’est révélée. Elle est de ceux que notre vénéré confrère, M. Edmond Rousse, appelait les grands aventuriers de la charité qui s’en vont droit devant eux... créanciers impitoyables de la Providence, dont aucun doute n’a jamais troublé la foi intrépide ».

Mlle Caudron loue une maison à la place de son modeste logis, s’y installe avec ses orphelines, les élève, les conduit à l’école jusqu’au moment où, l’œuvre grandissant, il lui faut s’adjoindre une institutrice spéciale ; elle veille à leur éducation religieuse, leur apprend les soins du ménage ; enfin, aux plus âgées, elle enseigne la couture et donne le moyen de gagner leur vie quand elles sortiront de chez elle. Et encore tout cela n’est-ce que la vie extérieure de son œuvre ! Mais comment dire son histoire intime et le dévouement de cette femme, nuit et jour tout entière à ses enfants, les berçant si bien dans sa tendresse que celles dont les lettres témoignent près de nous de sa vertu, n’ont qu’un mot, toujours le même, et qui dit tout : « Nous l’appelions ma mère, et elle l’était réellement » ?

Du temps de M. de Montyon, j’en suis sûr, la corporation des couturières de Rouen recueillait les orphelines du métier et pourvoyait à leur apprentissage. Mlle Caudron eût été le modèle des syndics de la profession ! M. de Montyon ne se doutait pas que, plus de cent ans après, nous couvririons de fleurs, en son nom, les braves gens qui essayent de remplacer, par leur initiative, ces vieilles corporations, dont il aimait si fort l’implacable ennemi. C’est sa punition, pour avoir embrassé Turgot, et elle va bien plus loin que vous ne le pourriez croire. Car voici que, justement, nous avons à récompenser, avec l’orphelinat de Mlle Caudron, une autre institution qui accuse bien mieux encore l’universelle réaction contre l’orthodoxie individualiste.

Un de ces jours vous verrez que nous donnerons un prix au meilleur syndicat professionnel. En attendant, nous couronnons le fondateur d’un secrétariat du peuple.

Vous ne savez peut-être pas tous ce que c’est qu’un secrétariat du peuple. Le voici : les pauvres ont, comme les riches, des affaires d’intérêt, des soucis de famille ou de santé : mais ils n’ont point, comme eux, leur notaire, leur médecin ou leur avocat, et le temps, l’argent, les relations leur manquent pour en trouver. Ils ont bien leur député ! mais les députés, qui sont déjà obligés de tout savoir, ne peuvent pas tout faire !

Des hommes de cœur ont eu l’idée de créer, dans les quartiers populaires, de petits bureaux permanents, où les travailleurs pourraient, dès qu’ils ont un ennui, venir demander aide et protection ; ils ont trouvé des médecins, des notaires. des avocats, des jeunes gens de bonne volonté qui ont consenti à se mettre gratuitement, au service des ouvriers pour les soigner, les conseiller, les défendre et faire, à leur place, en cas de besoin, les démarches nécessaires près des administrations publiques.

Seulement pour que ce bureau permanent fonctionne régulièrement, il est indispensable que quelqu’un en fasse son affaire, visite les gens, les reçoive, écoute leurs confidences et les adresse à qui de droit. Dans toutes les œuvres, il faut en venir là, trouver quelqu’un qui se donne ! Eh bien, dans les secrétariats du peuple, ce quelqu’un, c’est presque toujours, comme ceux qu’il s’agit d’obliger, un ouvrier, un employé, un commis, qui, sa journée finie, vient au bureau pour s’y tenir à la disposition des camarades, et, les dimanches ou quand il a quelque loisir, fait dans le quartier les visites de propagande et d’information. Y a-t-il, je vous le demande, un plus bel exemple de fraternité, plus touchant, plus méritoire ; plus capable aussi d’humilier et, s’il se peut, de faire réfléchir la tourbe des oisifs, des inutiles et des égoïstes ?

C’est l’histoire même de M. Paul Ravet : il est employé au chemin de fer de l’Ouest, il gagne trois mille francs, dont il consacre une partie au secrétariat du peuple, qu’il a fondé lui-même à Levallois-Perret dans son propre logement, et qui, grâce à lui, compte annuellement plus de trois cents clients. Le secrétariat du peuple de Levallois-Perret est aujourd’hui installé au patronage des jeunes ouvriers, dont il est une annexe naturelle, C’est un patronage catholique, mais je n’en veux tirer aucune conclusion. Il n’y a point ici de question confessionnelle, encore moins de question d’opinion. Je connais beaucoup de secrétariats du peuple catholiques, ils cherchent à rendre service à tout le monde, sans distinction de croyance ni de parti. J’en connais aussi de socialistes, j’espère qu’ils en font autant ; mais, ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne réussissent, comme les autres, qu’à force de générosité personnelle, et parce qu’il y a un homme ouvrier ou commis, passionné pour son œuvre, animé d’un véritable amour pour ses semblables et qui se donne à eux de tout son cœur ! J’ai rencontré, j’ai connu quelques-uns de ces socialistes ardents, dont le zèle m’a profondément édifié. Je ne demande aux autres que de continuer à rivaliser avec eux.

Messieurs, c’est une noble émulation, et qui éveille en mon âme de fortifiantes pensées. Car elle atteste que notre vieille terre enferme en son sein une sève admirable de vie généreuse et cachées dans ses sillons, des semences de dévouement qu’il suffirait de cultiver, pour en faire jaillir une moisson magnifique de concorde sociale.

Autour de nous, les esprits et les cœurs se heurtent en de douloureuses rencontres et j’en sais qui font couler les larmes des vaincus !

Mais plongez sous cette surface tumultueuse, et des entrailles nationales vous verrez surgir, comme aujourd’hui, toute une foule d’humbles sacrifiés, étrangers aux luttes des partis, aux haines religieuses, aux passions politiques, qui font, chaque jour, simplement et sans bruit, leur héroïque et modeste besogne.

Cette foule, c’est la réserve de la patrie ; c’est le peuple, le vrai peuple de France, celui qui travaille, qui souffre, qui, sans trêve, féconde de sa sueur le champ dévasté par nos querelles impies, celui qui passait, hier, dans les plaines de Reims, magnifique en son vêtement de soldat, soulevant d’enthousiasme nos cœurs gonflés d’espérance et d’orgueil.

Messieurs, pardonnez cette évocation : vous l’avez permise, en attachant une de vos plus belles couronnes au front d’un homme qui fut, toute sa vie, le serviteur passionné des soldats.

M. l’abbé Gueusset appartenait au diocèse de Coutances, quand éclata la guerre de 1870. Le canon de Reichshoffen lui révéla sa vocation : à trente-cinq ans, dans le bruit horrible du désastre, il sentit battre en sa poitrine un cœur nouveau : l’aumônier militaire naissait en lui.

Autrefois, avant la grande guerre, il y avait une aumônerie officielle ; mais, hors les cas extraordinaires, il n’y avait guère d’aumôniers : souvent il n’y en avait pas du tout. Il faut avoir passé par là, pour savoir ce que c’est, quand la mort est proche. Excusez-moi : comme dit Mme de Sévigné : « Il faut que je vous conte, c’est une radoterie que je ne puis éviter ! » J’ai vu, en Algérie, pendant les grandes insurrections de 1864, des colonnes expéditionnaires de trois et quatre mille hommes partir et s’enfoncer dans le désert, sans aumônier : il y en avait bien un à Constantine, et qui était célèbre : toute l’armée le connaissait parce qu’à la bataille de l’Alma il avait marché au feu, monté sur un caisson, pour suivre de plus près les soldats : il s’appelait le Père Parabère, c’était un jésuite. Mais il était aumônier de l’hôpital et il ne pouvait pas accompagner les colonnes.

Il y eut des combats sanglants, de jeunes officiers, de pauvres soldats qui mouraient là, loin du pays, sans un secours pour leur âme. Puis les maladies sont venues, la fièvre pernicieuse tombant comme un linceul sur les bivouacs, et j’entends encore, une nuit, dans le grand silence du désert, la voix d’un malade, s’élevant toute seule, angoissée, poignante, de la tente d’ambulance, et criant « Docteur, je veux savoir s’il y a une éternité ! »

Ceux qui demandent à quoi servent les aumôniers, n’ont pas entendu ce cri-là.

Les mobiles de la Manche, eux, auraient pu le dire : ils avaient vu l’abbé Gueusset, pendant les sept mois horribles, sans solde, partageant leurs fatigues, leurs dangers et leurs misères, à côté d’eux partout, au combat et au bivouac, la nuit et le jour, relevant les blessés, soignant les malades, donnant l’exemple de la belle humeur quand vinrent la neige glacée et le froid mortel, soutenant le moral de tous, aux heures désespérées, pendant l’indicible retraite à travers les plaines tragiques de Marchenoir, un ancien officier du bataillon nous écrit : « Il fut pour nous un puissant auxiliaire, par son entrain sa bravoure, et surtout par le talent qu’il avait, le trouvant dans son grand cœur, pour ranimer le courage de nos pauvres soldats. »

La guerre finie, l’abbé Gueusset ne peut pas se déprendre d’eux. Ceux qui ont vécu ces jours inoubliables connaissent cette hantise. La douleur et la défaite les ont liés à l’armée plus que n’eût fait l’orgueil de la victoire. L’abbé Gueusset est aumônier militaire pour la vie, d’abord officiellement au camp de Satory où, jusqu’en 1880, chaque soir, il va, de cinq heures à neuf heures, visiter les soldats, les réunir au cercle improvisé par ses soins, puis, après la suppression de l’aumônerie, à Versailles même où, vingt ans durant, il continue sa mission, volontairement et à ses frais, dans la chapelle, dans les salles qu’il a bâties.

En 1896,1a Société nationale d’encouragement au bien, avertie par la renommée, lui décerne une médaille d’or, et c’est le général Libermann qui, représentant ce jour-là le ministre de la Guerre, la lui donne en disant : « Monsieur l’abbé, je vous félicite de votre dévouement à la patrie et à l’armée et du bien que vous avez fait à nos soldats. »

Je sais, Messieurs, quelles âpres disputes soulève le sujet où mon devoir de rapporteur m’a conduit à m’avancer. Je n’y marcherai que d’un pas très mesuré. L’abbé Gueusset, au seuil de son cercle, a gravé ces mots : « Dieu et Patrie. » Pour nous qui, de nos yeux pleins de larmes, avons lu sur les casques ennemis l’inscription sacrée : « Avec Dieu, pour le roi et la patrie », pour, nous qui n’oublierons jamais, la devise du cercle de Versailles est demeurée celle de notre vie.

Je reste sur cette pensée, heureux d’avoir pu tourner, en finissant, mon esprit et les vôtres vers cette armée qui garde, dans la préparation des sacrifices suprêmes, le dépôt de la vertu, et vers cette terre aimée, notre mère et nourrice, comme parle Bossuet, « car les hommes, dit-il, sont liés par quelque chose de fort lorsqu’ils songent, que la même terre qui les a portés et nourris, étant vivants, les recevra en son sein quand ils seront morts. »