Discours de réception d'Edme Mongin

Le 1 mars 1708

Edme MONGIN

DISCOURS prononcé le 1. Mars 1708. par Mr. l’Abbé MONGIN Précepteur de S.A.S. Mr. le Duc d’Anguien lorfqu’il fut reçu à la place de Mr. l’Abbé Gallois.

 

MESSIEURS,

Quand je confidere l’honneur que je reçois en ce jour, & que je me vois affocié à une Compagnie fi refpectable par les premieres dignitez de l’Eglife & de l’Eftat, fi recommandable par fes talents, fi glorieufe par fes prérogatives, fi celebre dans l’empire des Lettres, & pour dire quelque choife qui la touche plus fenfiblement, fi chere à fon augufte Protecteur ; je me fens penetré de la plus vive, & en mefme temps de la plus humble reconnoiffance. Non, MESSIEURS, la gloire que vous me communiquez, ne m’éblouït point. En m’approchant de vous, je ne perds point de veuë la longue diftance qui m’en efloignoit, & en recevant l’illuftre qualité de voftre Confrere, je prétends porter encore celle de voftre Difciple. Je dois trop à ce dernier titre, pour fouffrir qu’un autre plus glorieux puiffe jamais l’effacer. Mais vous ne connoiffez peut-eftre pas, MESSIEURS, tous vos bienfaits ; ma jufte reconnoiffance ne fe borne pas à les reffentir, elle me porte auffi à les publier, & à vous apprendre que j’ay dans cette occafion plus d’un remerciement à vous faire.

 

Parmy ceux qui pouvoient afpirer à l’éducation d’un Prince, dont le grand Nom & les merveilleufes qualitez promettent encore à la France un des plus fermes appuis de fa grandeur ; vos premiers dons, vos premieres graces me découvrirent ; on montra mon nom dans vos immortelles Annales ; vos fuffrages fuppléerent au mérite ; voftre Eftat fut préféré, & j’eus le bonheur de voir mes Maiftres & mes Juges, devenir encore mes Protecteurs. Enfin vous avez voulu achever aujourd’huy voftre Ouvrage, & couronner vous-mefmes vos propres bienfaits. Il eft vray que la place que j’ay l’honneur d’occuper, a pû déterminer ou du moins hafter voftre choix. Mais je n’ay point à rougir d’une pareille déférence. Les feules bontez d’un Prince également diftingué par l’amour des Lettres, & par la gloire des Armes, rendent recommandables ceux qu’elles protegent, la faveur & la confiance des grands CONDEZ, reffemblent, MESSIEURS, à vos éloges & à vos fuffrages ; elles immortalifent.

 

Voftre illuftre Fondateur l’avoit bien préveu que vous feriez un jour les difpenfateurs de cette glorieufe immortalité, l’objet le plus cher de fes travaux & de fes foins. Desja il avoit changé la face de l’Europe, reculé nos Frontieres, defarmé l’herefie, jetté le trouble & le defordre dans les Cours eftrangeres, & avoit ramené les Grands de ce Royaume à cette exacte dépendance qui fait la gloire & la feureté des Empires. C’eftoit là, fans doute beaucoup faire pour l’Eftat, mais ce n’eftoit rien faire pour luy ; l’importance de fes fervices pouvoit eftre oubliée ou affoiblie par l’injuftice ou par l’ignorance des temps. Et comme s’il euft preffenti que la gloire des grands Minifteres alloit eftre effacée par un Roy qui fçauroit regner luy-mefme, il fongea à s’affeurer de la pofterité. Les monuments, les trophées, le marbre & le bronze, fur lefquels on voit encore fon nom gravé à la fuite du nom augufte de fon Maiftre, ne luy femblerent pas d’affez feurs garants de l’exécution de fon noble projet. Des Homeres, des Demofthenes, des Virgiles, des Cicerons, des Plines, luy parûrent plus propres à fon deffein. Et dans cette veuë qui s’eftendoit fur tous les fiecles, plein de l’immortalité qu’il alloit enfanter, Armand, le glorieux Armand eftablit & forma l’Académie.

 

Voilà, MESSIEURS, l’Hiftoire de voftre naiffance, & voicy celle de voftre floriffante jeuneffe. Vous ne joüîtes pas long-temps des tendreffes de voftre illuftre Pere, & vous fûtes orphelins prefque dés voftre enfance. Mais fi la mort fut inéxorable à vos regrets, la fortune ne le fut pas à vos plaintes. La Juftice elle-mefme du haut de fon Tribunal en fut touchée, & vous donna pour tuteur, l’oracle de fes Confeils, le fidelle interpréte de fes loix, le grand Seguier qui eut fon Roy pour fucceffeur à la protection qu’il avoit donnée à l’Académie, & fes Enfans pour héritiers du zele & de l’affection qu’il eut pour elle. Icy enfin vos glorieufes deftinées le déclarent, les fçavantes Mufes vont auprés du Trofne prendre la place de l’Ignorance & de l’Oifiveté, & le Palais des Rois fi long-temps fermé aux Sciences va s’ouvrir à vos doctes Affemblées & devenir l’École de l’Eloquence & de la Sageffe. Je dis de la Sageffe, MESSIEURS, car vos Statuts, & vos feuls ufages nous inftruifent & font devenus la régle ou la honte de nos jugemens. On y apprend à faire plus de cas des avantages naturels que des biens de la fortune. On fe fent icy comme rendu & rappellé à fa premiere origine. On y refpire, pour ainfi parler, l’air du premier âge du monde. L’ordre des conditions y eft marqué ou pluftoft reftably fur les loix de la nature. L’homme habile & celebre n’y eft point au deffous de l’homme puiffant ; les talents y font au deffus des titres. On n’y reconnoift point d’autre nobleffe que celle des fentiments, d’autre élévation que celle de l’ame, ni d’autre rang que celuy que donne le merite. Ces noms de fuperiorité & de fubordination qui flattent ou qui humilient trop l’orgueil, font des noms que vous ignorez ou qui vous offenfent. Rien ne diftingue, rien ne releve ici l’homme que fa propre vertu ; & fi la variété des talents y eftablit quelque difference, ou y fouffre quelque diftinction, fa modeftie les confond, le commerce les partage, & la politeffe empefche de les faire trop fentir.

 

Le fçavant Académicien à qui j’ay l’honneur de fucceder, avoit apporté dans ce noble commerce une riche portion de gloire & de vertu. Vous le receûtes, MESSIEURS, des mains des Mufes & des Sciences qui vous le prefenterent dans le temps mefme qu’elles parloient toutes par fa bouche, ou qu’elles s’expliquoient par fa docte plume. Le celebre Geometre, l’habile Philofophe, le profond Théologien, l’exact & judicieux Critique, tous ces differents caracteres fe trouvoient réunis dans Monfieur l’Abbé Gallois, & tous enfemble ne formoient pas encore le fien. Il poffedoit tous ces rares avantages avec une diftinction qui en relevoit infiniment le prix ; car il eftoit tout à la fois celebre & pieux Geometre, habile & modefte Philofophe, profond & humble Theologien, exact & judicieux Critique, mais judicieux & exact fans paffion, & pour le peindre tout entier, fçavant & defintereffé. Il occupa long-temps auprès d’un Miniftre[1] celebre, dont le nom ne mourra jamais dans la Republique des Lettres, & dont l’efprit va revivre dans le Miniftere, il occupa, dis-je, auprès de ce Miniftre fidele un pofte au gré de l’ambition & qui le plaçoit tout proche de la Fortune. Il n’avoit pour fe la rendre favorable qu’à ne la pas méprifer. Le credit de fon Maiftre, la confiance & l’amitié dont il l’honoroit, un merite reconnu & appuyé, tout le portoit aux dignitez & aux honneurs ; mais fon cœur ne l’y portoit pas. Cependant comme il vivoit fous un Roy qui ne laiffe rien à craindre à la Vertu que le danger des recompenfes, il fallut bien fe contraindre & fe foumettre aux regles de fa Juftice ; mais la complaifance ne dura pas long-temps, & s’il n’eut pas le courage de refufer une Abbaye il eut bien-toft après la force de s’en démettre.

 

Un fi noble mépris des richeffes ne luy eftoit-il point infpiré, MESSIEURS, par ce genereux defintereffement qui met l’Académie au deffus des recompenfes, & ne luy permet de recevoir des mains Royales de fon Augufte Protecteur, que le Symbole de l’immortalité qu’il luy affeure, & la liberté de celebrer fes Exploits ? Heureufement pour elle la plus noble, la plus glorieufe de fes occupations s’accorde avec fes principes. En louant le ROY elle ne fort point de fes regles, Elle trouve le Heros au deffus du Monarque, fes vertus au deffus de fes Victoires, fes fentimens plus élevez que fes Trophées, fon cœur plus noble que fa Couronne, & plus grand que la Fortune, difons mieux, plus grand que fa propre Renommée.

 

Quel bonheur pour vous, MESSIEURS, d’avoir fans ceffe à louer un Prince qui vous fait trouver dans fa feule perfonne, un fonds tousjours inépuifable de louanges ! En effet fi fa gloire euft efté attachée à fes feules Conqueftes ; fi fa Grandeur euft efté l’Ouvrage d’une aveugle fortune, où auriez-vous pris des Eloges après ces fatales journées, où la valeur de la Nation fe vit trompée, ou trahie par la Victoire ? Ce Heros immortel dont la Religion & la juftice ont tousjours conduit les entreprifes, fe verroit donc confondu avec ces Heros prophanes qui ne doivent leur gloire qu’à leur fureur, & dont tout le merite confifte à avoir efté ambitieux, inutiles, barbares, & ufurpateurs avec fuccez ? Ce feroit pour de tels vainqueurs que l’Eloquence fe trouveroit confufe ou muette au premier changement de la fortune. Mais comme le digne fujet de vos veilles n’a point changé, vous n’avez deu, MESSIEURS, ny vous taire, ny changer de langage : Le Heros a fouftenu le Conquerant ; fon cœur tousjours ferme, tousjours invincible, vous a tousjours laiffé le droit de publier fes propres Victoires, & fa Vertu plus forte que fes Armées, a mis vos Eloges & fa gloire au deffus de l’inconftance & de l’inftabilité des chofes humaines. Les vrais Heros font Heros dans tous les temps. Comme leur grandeur refide dans leur ame & non dans les bras de leurs Soldats, il n’eft pas neceffaire qu’ils foient tousjours heureux pour eftre grands. Il leur fuffit d’agir tousjours par de grands principes & pour de grands objets, le refte n’eft pas de leur devoir : Mais graces au Ciel les épreuves de patience & de foumiffion n’ont pas duré, l’éclipfe a efté courte, & desja MESSIEURS, vous pouvez reprendre le noble & magnifique langage de la Victoire. Desja nos Troupes victorieufes & triomphantes, ont repris leur premier afcendant & ont veu nos fiers ennemis confondus de toutes parts ; fugitifs en Allemagne, déconcertez en Flandre, repouffez en Provence, battus & défaits en Efpagne.

 

Puiffiez-vous auffi reprendre bien-toft un ftile plus doux & plus éloquent encore que celuy des Triomphes. Il eft pour les grandes ames un plaifir plus touchant que celuy de vaincre. Louis LE GRAND l’a fouvent appris à fes ennemis, & les Nations entieres tant de fois foulevées contre fa gloire, & tant de fois pacifiées par fa moderation, devroient bien fe fouvenir qu’il a fouvent oublié fes injures pour effuyer leurs larmes & finir leurs miferes. Mais oublions, s’il fe peut, & fa moderation & fes Victoires pour réunir nos vœux au feul obet qui intereffe tout à la fois noftre amour, noftre repos, & noftre gloire. Ne demandons pas à Dieu que ce Heros triomphe ou qu’il faffe la paix, demandons feulement qu’il vive, & qu’il regle fes jours, non fur nos défirs, ce feroit former des fouhaits indifcrets, mais du moins fur nos befoins. Nous ne ferons pas des vœux tout feuls. Les Rois malheureux & indignement déthrônez ; le regne de la pieté reftabli, l’Eftat fauvé des fureurs de l’herefie ; les Souverains légitimes en poffeffion de l’heritage de leurs Peres, les droits les plus facrez qu’on attaque ou qu’on viole ; les Thrônes renverfez ou les Thrônes raffermis font comme autant de voix qui demandent au Ciel la confervation du feul Protecteur de la Religion, de la Royauté & de la Juftice.

 

Que ne puis-je, MESSIEURS, venir fouvent apprendre de vous, à exprimer les fentiments d’admiration qu’infpirent les vertus & la prefence de ce Prince Augufte ! Mais fi je ne puis rien pour fa gloire, j’effayeray de contribuer en quelque forte à fa joye, en cultivant les précieufes femences de fageffe & de pieté que fon fang & fes exemples ont tranfmifes dans le cœur du Prince, que j’ay l’honneur d’inftruire. Desja le Roy y reconnoift l’image de fa jeuneffe, puiffe-t-il y remarquer un jour quelques traits de fa valeur & de fes vertus !

 

[1] Mr. Colbert.