Funérailles de M. Jean-Baptiste Dumas

Le 15 avril 1884

Joseph d’HAUSSONVILLE

FUNÉRAILLES

DE

M. J.-B. DUMAS

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES

Le mardi 15 avril 1884.

DISCOURS

DE

M. LE Cte D’HAUSSONVILLE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

La mort frappe à coups redoublés sur l’Institut et jamais, peut-être n’a-t-il été aussi cruellement éprouvé. Il n’y a pas encore un mois, notre Classe des Sciences morales et politiques voyait s’éteindre son Secrétaire perpétuel honoraire, l’illustre M. Mignet. Aujourd’hui, c’est l’Académie des Sciences qui déplore la perte du savant hors ligne qu’elle avait placé à sa tête, et ce double deuil est commun à la Compagnie au nom de laquelle j’ai l’honneur de parler en ce moment, car ce fut toujours son privilège d’aller mettre partout la main sur le bien qui lui est propre, c’est-à-dire sur le vrai mérite littéraire, et de vouloir s’orner ainsi elle-même des noms servant d’ornement aux autres classes de l’Institut. Quel homme fut plus que M. Jean-Baptiste Dumas digne de cette haute distinction ! Nos suffrages sont venus le saisir déjà illustre parmi les plus illustres, alors qu’il était unanimement salué comme un maître par ceux qui s’apprêtaient à devenir bientôt des maîtres à leur tour.

C’est à ces voix, plus autorisées que la mienne, qu’il appartiendra d’énumérer les signalés services rendus à la Science par le regretté confrère dont la dépouille gît à nos pieds. Elles vous diront, avec une compétence qui me fait entièrement défaut, comment, suivant le premier élan de son âme, il savait varier ses expériences, vérifier ses conjectures. « Et quelle était sa joie sublime », nous raconte celui de nos confrères qui a eu l’honneur de le recevoir à l’Académie, « le jour où il lui était donné de pénétrer dans le fond même du laboratoire divin, dans ce fond au delà duquel il n’y a plus que l’infini, l’insondable, l’inaccessible ! » C’est lui-même qui, parlant de ses propres travaux, disait : « Au-dessus de la sphère des phénomènes que nous étudions et où nous avons tant de découvertes à poursuivre, il y a une sphère supérieure que nos méthodes ne peuvent atteindre. Nous commençons à comprendre la vie des corps ; la vie de l’âme est d’un autre ordre. »

Il me suffit d’en appeler aux témoignages de ceux qui m’écoutent pour constater quel était l’agrément infini et le charme exquis de cette parole si bien ordonnée, si savante sans pédanterie, et souvent animée d’une éloquence naturelle qui coulait comme de source. Mon âge, assez près de se rapprocher de celui du vieillard dont la mort nous afflige, et qui se complaît volontiers aux plus lointains souvenirs, m’a permis d’assister à l’un des premiers triomphes de M. Dumas. C’était avant 1848. En qualité de commissaire du Gouvernement, il dut monter à la tribune de la Chambre des Députés, et nous expliquer, à propos d’une loi alors en discussion, tout le mécanisme de la confection des monnaies. Malgré l’aridité du sujet, nous restâmes pendant deux heures entières comme appendus à ses lèvres.

Ce talent de captiver l’attention, en élucidant avec une autorité pleine de bonne grâce les questions les plus compli­quées, M. Dumas l’a conservé jusqu’aux derniers jours de sa vie. Comme fondateur de l’École Centrale des Arts et Manufactures, il a eu plus d’une fois l’occasion de traiter des sujets de pure esthétique. Pas plus tard qu’hier, un membre de l’une des Commissions qui s’occupent exclusivement des intérêts se rattachant aux richesses artistiques de nos musées me disait que, dans les discussions qui s’élevaient en sa présence sur des matières en ‘apparence les plus étrangères à ses préoccupations habituelles, c’était le plus souvent M. Dumas qui écartait les confusions, et qui apportait à ses auditeurs charmés le secours de ses vues amies du bon ordre et des méthodes pleines de clarté.

Mais quel besoin d’invoquer d’autres souvenirs que ceux de mes confrères de l’Académie française ? Ils ne sont, hélas ! que trop présents. Qui de nous ne sent avec amertume le vide, pénible pour nos cœurs et pour nos esprits, que va laisser, au cours de nos séances, l’absence de celui qui avait le don d’y jeter tant d’agréments et tant de lumières ? Qui de nous ne croit voir vivante encore devant lui cette sereine figure qu’éclairaient les étincelles d’un alerte et charmant esprit, où l’amabilité du sourire tempérait si agréablement la vivacité et parfois la malice du regard ?... Je m’arrête ; au moment d’adresser un dernier adieu à l’homme supérieur qui a fait rejaillir sur la Compagnie à laquelle il appartenait les rayons de sa renommée européenne, il est naturel que ceux qui l’ont approché de près cherchent à se consoler en tâchant de raviver un peu les traits les plus familiers d’une physionomie qui leur demeura toujours si précieuse et si chère.

Pour celui qui porte la parole en votre nom, quelle difficulté de prendre dignement congé d’une si grande mémoire ! Que faire, sinon peut-être emprunter à M. Dumas lui-même les paroles éloquentes que naguère il pro­nonçait, avec une émotion touchante dans sa bouche, à propos de la mort d’un de ses confrères enlevé, comme lui, au culte désintéressé de la Science ? « Oui (pouvons-nous nous écrier après lui, comme il le disait de Regnault), l’Académie, fidèle interprète de la postérité et seule héritière de votre renommée, s’empresse de rendre aujourd’hui un hommage public d’affection pour votre personne, de reconnaissance pour vos grands et nobles travaux, de respect pour vos éclatants services, en attendant que la Science et la Patrie payent leur dette à votre mémoire digne de tous les honneurs ! »