Funérailles de M. Jules Sandeau

Le 27 avril 1883

Émile AUGIER

FUNÉRAILLES

DE

M. JULES SANDEAU

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le vendredi 27 avril 1883.

DISCOURS

M. ÉMILE AUGIER
Membre de l’Académie

 

 

Messieurs,

Je ne peux rien ajouter aux paroles éloquentes que vous venez d’entendre sur la perte que font les lettres en la personne de mon cher Sandeau. L’écrivain a été loué comme il le mérite de l’être, et par des voix moins suspectes de partialité que ne le serait la mienne.

Je ne veux pas non plus vous entretenir de l’homme privé ;  que vous apprendrais-je en effet que vous ne sachiez déjà ? Tous ceux qui l’ont connu, c’est‑à-dire l’ont aimé ! Tous ont pu apprécier la grâce de son cœur égale à celle de son esprit, sa modestie égale à son talent, sa douceur inaltérable, sa bonté infinie, la simplicité de ses manières et son dédain de la popularité tapageuse, toutes ces qualités nobles et charmantes qui expliquent à la fois le bruit discret de sa renommée et le profond respect dont elle est accompagnée.

Tout cela, vous le savez. — Je veux rendre à mon ami un hommage dont il sera plus touché s’il nous entend. Je veux réjouir son âme en l’honorant dans son œuvre la plus chère et la moins connue, dans ce fils qu’il a tant aimé et dont la mort l’a tué... Oui, tué ! car ce coup terrible en l’abattant, lui a ôté tout désir de se relever. « Pourquoi, me disait-il un jour, pourquoi voulez-vous que je me soigne ? Mon petit Jules est mort !... » Et cette adoration n’était pas l’aveuglement de l’amour paternel. Jamais fils n’en fut plus digne.

Celui que son père appelait encore le petit Jules était un des jeunes officiers les plus énergiques de notre marine, de cette élite pour qui le devoir et le dévouement sont tous les jours à l’ordre du jour ! En voici un exemple : À Boulogne, par une tempête, on signale un navire en détresse qui cherche vainement à franchir la passe. La mer est si mauvaise qu’il ne se présente pas un pilote. Le lieutenant Sandeau se jette dans un canot avec quelques hommes de son bord ; la frêle embarcation chavire aussitôt ; Sandeau en prend une seconde qui ne résiste pas mieux que la première ; il en démarre une troisième aux cris enthousiastes de la foule amassée sur le quai, quand le navire parvient par bonheur à entrer au port.

La ville de Boulogne offrit à l’intrépide officier une médaille commémorative qui ne quitta plus le chevet de son père.

Ce vaillant jeune homme eut le chagrin de ne pas prendre part à la lutte de 1870. L’occasion parut pourtant s’offrir un jour, mais pour se dérober aussitôt. C’était dans les mers du Japon, en rade de Yokohama. Sandeau montait la frégate la Vénus, mouillée auprès d’une frégate allemande la Medusa, quand la nouvelle de la guerre arriva dans ces lointains parages. Aussitôt le commandant français leva l’ancre en faisant savoir au Prussien qu’il allait l’attendre au large en attendant cette rencontre qui ne devait pas avoir lieu, car le Prussien préféra rester dans la neutralité de la rade, Sandeau écrivait à ses parents une lettre que je vous demande la permission de vous lire. Elle est digne de mémoire :

« Yokohama, dans la nuit du 13 au 14 octobre 1770.

« Dans quelques heures nous serons aux prises avec l’ennemi, nous combattrons à forces à peu près équivalentes. — Je suis parfaitement calme et sûr de moi ; j’ai votre chère pensée dans le cœur ; elle me gardera, j’en suis certain. Pourtant, si je suis tué, mes pauvres chers bien-aimés, dites-vous dans votre peine que votre enfant est mort en accomplissant le premier des devoirs, en défendant l’honneur de son pays.

« Je viens de recevoir vos lettres du 26 août. Vous l’aimez bien, notre chère France ; vous ne lui en voudrez pas de vous avoir pris votre fils.

« À cette heure, la plus grave, la plus solennelle de ma vie, toute mon âme est avec vous.

« Dans cette nuit, la dernière peut-être qui me reste à penser, j’ai repassé mon enfance et ma jeunesse que vous avez entourées de tant d’amour. Tout ce temps a été bien bon, la destinée m’a fait la vie bien douce, je serais ingrat si je pensais autrement. Mais tout cela m’émeut et je ne veux pas être ému.

« J’ai confiance dans nos équipages, nous ne devons pas, nous ne pouvons pas être vaincus. En ce qui me concerne, je ne verrai jamais amener notre pavillon.

« Je suis à vos genoux, mon père et ma mère bien-aimés. C’est là que, du fond de mon cœur, je prie Dieu de nous donner la force de venger ici notre chère patrie.

« J’aurais pu mieux vivre, mais en descendant au fond de mon cœur, en en fouillant tous les replis, je sens que j’ai toujours été honnête ; je ne trouve pas d’actions mauvaises, ni de pensées méchantes, et je puis porter la tête haute à cette heure qui va sonner.

« Adieu, je vous aime de toutes les forces de mon âme ; que Dieu nous donne la victoire.

« J. SANDEAU. »

Cette lettre admirable n’est-elle pas le plus grand éloge qu’on puisse faire de ceux qui l’ont inspirée, de ceux qui avaient façonné cette jeune âme ? S’étonnera-t-on qu’ayant perdu un tel fils, ils aient perdu le goût de la vie ? Plus heureux que la mère, le père vient de rejoindre l’enfant, et tous les deux attendent maintenant la désespérée qui les a si bien aidés à vivre et à mourir.