Discours du président des cinq Académies 1872

Le 25 octobre 1872

Camille DOUCET

DISCOURS

DE

M. CAMILLE DOUCET

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DES CINQ ACADÉMIES

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le vendredi 25 octobre 1872.

 

MESSIEURS,

Dans une circonstance pareille à celle qui nous rassemble à cette heure : assis à la place que j’occupe et remplissant, avec l’autorité de son importance personnelle, une tâche dont, au contraire, ma modestie est justement alarmée, M. le comte de Montalembert vous disait un jour, et j’aime à le répéter après lui : « Quand l’honneur de présider la réunion générale de l’Institut échoit à l’Académie française, celui qui parle en son nom est tenu surtout d’être court ; ainsi le veut un usage constant. »

Je ne sais, je l’avoue, et je n’ai pas cherché à le savoir, où notre illustre collègue avait puisé à cet égard ses informations et sur quels précédents il appuyait sa théorie : le prenant au mot tout d’abord, et l’en croyant sur parole, je me suis empressé d’admettre le principe comme vrai, l’usage comme constant. Il en est un peu des principes comme des proverbes ; chacun trouve moyen d’en invoquer à son tour de nouveaux et de divers, suivant son intérêt du moment et pour les besoins de sa cause.

Un usage plus constant, plus respectable et plus respecté, m’eût conseillé, Messieurs, m’ont ordonné peut-être de venir, après tant d’autres, célébrer une fois de plus, dans cette solennité annuelle de nos États-Généraux, l’heureuse communauté de l’Institut et l’indépendance réciproque de chacune des Académies, dont l’union fait la force, et dont la liberté fait la gloire.

L’union et la liberté ! — c’est toujours ici qu’on les retrouve.

Il y a aujourd’hui soixante-dix-sept ans que, sur les premières ruines de la France, dont l’immortalité survit à tous les naufrages, l’Institut était fondé par la réunion des anciennes académies, et au moyen d’une organisation nouvelle, qui, pour assurer leur puissance et leur vitalité, concentrait en un seul faisceau toutes les forces de l’esprit humain. L’heure était bien choisie, et rien, après tant d’épouvante et de deuil, ne pouvait mieux contribuer à raffermir les cœurs et à les rasséréner, que cet heureux réveil des Sciences, des Lettres et des Arts. Ainsi la colombe de l’arche revenait encore annoncer la fin du déluge, et c’était, cette fois, une branche de laurier qu’elle rapportait à nos pères comme un symbole de salut, comme un signe de renaissance.

Depuis lors, Messieurs, dans ce grand corps, si bien constitué qu’il semble immuable à force de se renouveler sans cesse, et dont la solidité se compose de toutes nos fragilités périssables, que d’efforts collectifs, que de travaux isolés, accomplis par chacun pour l’honneur de tous ; que de services incessamment rendus au pays, au monde et à la civilisation ! L’Académie française me reprocherait de parler d’elle avec orgueil ; mais, en dehors d’elle, Messieurs, et à côté d’elle, comment oublier tant de découvertes utiles faites par le génie dans le mystérieux domaine de la science, tant de recherches précieuses clans les ténèbres de l’histoire et dans les profondeurs du passé ; comment ne pas rappeler la constante et salutaire influence des Arts, deux fois bienfaisants pour nos âmes, qu’ils apaisent, en les charmant ; tandis que, de son côté, par des procédés tout autres, et dans un but plus haut encore, la philosophie conspire avec la morale, pour tenter de guérir la société quand elle souffre, et de l’éclairer quand elle s’égare !

On a dit que, dans l’antiquité païenne, toute remplie à la fois de dieux et d’esclaves, les Muses étaient sœurs avant que les hommes fussent frères. À la gloire des Muses, leur fraternité dure encore. Puisse-t-elle, ayant devancé celle des hommes, n’être pas près de lui survivre !

Cette fraternité des Muses s’appelle aujourd’hui la fraternité des Lettres.

 

Souffrez que je m’interrompe un moment.

Quand je parle de la fraternité des Lettres, j’y manquerais, Messieurs, si je paraissais plus longtemps oublier qu’à cette heure même, sur le seuil d’une tombe dont je ne me suis éloigné qu’à regret, pour venir ici remplir un autre devoir, les Lettres désolées pleurent un vrai poète cher à tous, un brillant écrivain dont l’esprit était si français et le cœur plus français encore. De nombreux suffrages lui avaient prouvé que sa place était marquée parmi nous, et nous déplorons d’autant plus le coup rapide auquel Théophile Gautier succombe.

C’est au culte des Lettres, au développement, à la prospérité et à l’honneur des Lettres que l’Académie française a, depuis sa fondation plus de deux fois séculaire, consacré sans relâche et avec passion, je n’ose dire ses exemples, mais, tout au moins, ses conseils, ses encouragements et ses récompenses. Plus renfermée en elle-même que les autres classes de l’Institut, vivant dans la retraite et presque dans l’ombre, chargée d’un dépôt précieux, veillant sur lui, travaillant toujours à le conserver et à l’accroître, si parfois l’Académie française se met en communication, avec le public, c’est surtout pour décerner des prix au talent, et plus souvent, hélas ! quand les maîtres s’en vont, pour payer à leur mémoire un tribut d’hommage et de regret.

Cette double tâche, Messieurs, j’ai à la remplir devant vous.

Tant de coups ont frappé l’Institut depuis un an qu’en me bornant même à rappeler les noms et les travaux de chacun, j’aurai franchi bientôt la mesure discrète que M. de Montalembert conseillait à ses successeurs, en se l’imposant à lui-même.

Douze de nos collègues, enlevés à leurs Académies, y ont laissé des vides que l’Institut déplore et des regrets que toute la communauté partage. L’arbre souffre, comme souffre la branche, quand un de ses rameaux est coupé !

Si l’Académie française a perdu dans M. l’abbé Gratry un excellent confrère, un prêtre éminent[1] et édifiant, un écrivain supérieur, un homme aimable et aimé ; si l’Académie des inscriptions et belles-lettres regrette, dans le respectable M. de Cherrier. un profond érudit, un historien distingué dont les travaux eurent leur éclat ; si l’Académie des sciences morales et politiques pleure, à juste titre, dans M. Augustin Cochin, l’un de ses plus jeunes membres, des meilleurs et des plus utiles ; l’Académie des beaux-arts et l’Académie des sciences, plus cruellement éprouvées encore par le grand nombre de leurs pertes, demandent que l’Institut s’arrête, pour compter les morts, devant leur champ de bataille, devant leur champ d’honneur.

L’année commence à peine, et déjà M. Combes, le savant directeur de l’École des mines, l’infatigable travailleur, a disparu le premier, ne cessant, en effet, de travailler qu’en cessant de vivre. Peu de jours après, les deux frères Laugier meurent presque ensemble : Stanislas Laurier, l’habile praticien, pour qui la chirurgie était une science plus encore qu’une profession ; Ernest Laugier, l’astronome éminent, le brave homme de tant d’honneur que nous avons tous connu et aimé. Inséparables dans la vie, dans la science, dans l’Académie et dans la mort, tous deux furent frappés comme d’un même coup ; et nous ne saurions ici les séparer, pour la première fois, dans l’expression de nos regrets.

Le savant M. Duhamel ne tardait pas à les rejoindre. — Nous sommes en ce moment à l’Académie des sciences, Messieurs ; veuillez vous en souvenir, et vous me pardonnerez d’abuser d’une épithète si bien due à tous nos savants collègues.

Disciple immédiat de Fourier, et animé de son esprit, modèle en tout de netteté et d’élégance, Duhamel ne semblait vouloir toucher à une question que pour en dire le dernier mot. — Ce dernier mot de l’éloge, je l’emprunte au plus cher, au plus illustre des élèves de M. Duhamel, à son neveu, fils de son adoption, à notre excellent collègue M. Joseph Bertrand.

Il eût alors été juste que, de longtemps, après ces douloureux sacrifices, l’Académie des sciences n’eût rien à craindre de la mort. L’un de ceux qu’elle menaçait le moins, l’un des plus jeunes et des plus forts, la rencontra tout à coup, non pas, comme il avait le droit d’y prétendre, glorieuse et d’un noble exemple, dans les luttes et les fatigues du travail, mais obscure, sans but et sans consolation, dans une promenade sans plaisir : dans une excursion en apparence sans péril, et qui allait mettre la science en deuil.

Ce deuil de M. Delaunay, la science le porte encore.

Revendiqué à la fois comme un des leurs par l’Institut, par l’Observatoire de Paris, par le Bureau des longitudes, par la Faculté des sciences, par l’École polytechnique et par l’École des mines, M. Delaunay ne recevrait de moi que des éloges sans compétence et sans prix : mais il a reçu tous les vôtres ; aucune sympathie n’a manqué à son malheur, aucune ne manque à sa mémoire.

Je serais moins embarrassé, Messieurs, et moins incompétent peut-être, pour vous parler d’un autre de vos collègues qu’il m’a été donné de bien connaître, ayant eu l’honneur de servir sous son drapeau. Malheureusement pour moi, M. le maréchal Vaillant s’est refusé d’avance à tous les hommages publics, et, quand j’eusse aimé à louer en lui, jointes à tant de mérite et de simplicité, les vertus de soldat, de citoyen et de Français qu’il possédait au plus haut degré, je regrette que ses volontés dernières me ferment la bouche. Jamais, Messieurs, au milieu de ses grands devoirs et de ses graves préoccupations, rien ne put distraire le savant ministre de son amour pour vos travaux. Le lundi était son jour de fête ; il nous quittait pour vous rejoindre, et nul ne se montra plus exact à vos séances, ni plus attentif, jusqu’au jour où, frappé par nos malheurs, il fut contraint de quitter la France, après le départ de ceux à qui sa fidélité était due. Il ne revint que pour languir et bientôt s’éteindre ; triste, troublé, solitaire, ne se rapprochant plus de vous que par la pensée, c’est à l’Académie des sciences qu’il légua ses derniers adieux et son dernier souvenir.

Le martyrologe des sciences nous paraissait fermé enfin, quand la mort de M. Babinet vient encore de le rouvrir, pour la septième fois en moins d’une année ! En le déposant hier dans la tombe, on vous a savamment parlé de ses grands travaux si divers, si connus et si généralement admirés. Son éloge retentit encore à vos oreilles, et je ne pourrais, Messieurs, c’est le sort de tous les échos, que l’affaiblir en le répétant.

L’Académie des beaux-arts a fait, cette année, trois pertes cruelles.

Avant de succomber sous le poids de leur âge et de leurs souffrances, M. Forster et M. Carafa étaient, depuis longtemps déjà, séparés de nous par la maladie, et leur mort affligea l’Institut plus qu’elle ne dut le surprendre. Mais M. Vaudoyer, que les ans n’avaient pas atteint, qui semblait au contraire en pleine possession de la santé et de la vie, comme il l’était de la bonne grâce et du talent, c’est à l’École des beaux-arts, en jugeant un concours d’architecture, qu’au milieu de ses confrères il fut, — le mot n’est pas de moi, — frappé debout, au travail, à son poste, en soldat qui fait son devoir[2].

Depuis trente-cinq ans que l’Institut lui avait ouvert ses portes, Carafa s’était fait presque volontairement oublier ; il négligeait la composition pour l’enseignement, et la génération actuelle s’étonnerait peut-être d’apprendre qu’il y eut un jour où son nom ne fut pas seulement célèbre, mais populaire. Tout le Paris d’alors courait applaudir le Solitaire, le Valet de chambre, et la Prison d’Édimbourg ; et, suprême gloire pour Carafa, son Mazaniello put lutter un moment sans déshonneur contre celui d’Auber, contre ce chef-d’œuvre qui s’appelle : la Muette de Portici.

J’ai prononcé le nom d’Auber ! Bientôt, il nous l’a promis sur sa tombe, M. le secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, dont l’autorité est si grande et la compétence si reconnue, viendra rendre ici un hommage solennel, une éclatante justice au glorieux chef de notre musique française. Quoiqu’il semble vivant encore, tant ses œuvres vivent pour lui, voilà plus d’un an qu’Auber n’est plus, et mon mandat s’arrête à cette limite : mais, quand son cher souvenir nous était rappelé par un hasard favorable, par un rapprochement tout naturel, mon cœur du moins ne pouvait se taire, et, c’est avec émotion comme avec respect que je salue au passage son nom, son génie et sa gloire !

La gloire de nos arts, Messieurs, vengera le deuil de nos armes. Quand le canon est réduit au silence, des voix meilleures se font entendre : quand la bataille sanglante a cessé, des luttes plus nobles commencent : c’est pour la science et pour les lettres le moment d’entrer en campagne, c’est à leur tour de combattre, et la France a toujours ainsi des revanches toutes préparées. Défendons ce qui nous défend, honorons ce qui nous honore, et, malheureux de ce que nous avons perdu, soyons d’autant plus tiers de ce qui nous reste.

Après vous avoir parlé d’un si grand nombre de morts illustres, c’est d’un vivant plus illustre encore que j’ai à vous parler, en terminant.

Pour la seconde fois, Messieurs, l’Institut avait à décerner cette année, sur la proposition de l’Académie française, et dans l’ordre des travaux qu’elle représente, un prix dont je ne rappellerai la valeur que pour en constater l’importance et en louer la fondation, un prix biennal de vingt mille francs dont chaque Académie a déjà disposé à son tour, et qui, aux termes d’un décret impérial du 14 avril 1855, était destiné à l’ouvrage ou à la découverte que les cinq classes de l’Institut auraient jugé le plus propre à honorer ou à servir le pays.

Autorisée, et entraînée par un précédent que l’opinion publique sanctionna jadis, comme elle l’a déjà fait d’avance pour le choix que j’ai, non à vous apprendre, mais à proclamer devant vous, l’Institut a décerné ce prix aux ouvrages récents d’un grand et illustre confrère, d’un de ces hommes rares que la France admire entre tous ; qui toujours, ainsi que le disait si bien le rapport de M. le secrétaire perpétuel de l’Académie française, « dans sa longue, dans sa laborieuse autant que glorieuse carrière, a consacré à des travaux historiques d’un ordre supérieur tout le temps où, comme homme d’État, il ne travaillait pas par ses actes à l’histoire elle-même. »

Le nom de M. Guizot est sur toutes vos lèvres, et c’est vous, Messieurs, qui, en le prononçant, avez fait ce que j’allais faire.

Je m’arrête. On n’en est plus à louer M. Guizot ; à le récompenser, moins encore. Il honore, en les acceptant, les honneurs qu’on aime à lui décerner. Il n’aura reçu d’ailleurs que d’une main, pour le rendre de l’autre, en encouragements à de jeunes écrivains, ce prix si glorieux que l’Institut ne pouvait mieux placer ; ce prix de haute origine, pour qui c’est doublement une bonne fortune d’avoir été donné il y a dix ans au grand historien de la Révolution française, du Consulat et de l’Empire, et d’être aujourd’hui donné, avec une égale justice, au maître, au sage, au philosophe qui, du fond de sa retraite sereine, enseigne encore l’histoire de France à nos fils, comme il écrivait jadis pour les pères l’histoire de la civilisation.

 

[1] Discours de M. Nisard.

[2] Discours de M. Beulé.