A propos d'une dot, scène d'intérieur

Le 25 octobre 1873

Ernest LEGOUVÉ

À PROPOS D’UNE DOT

SCÈNE D’INTÉRIEUR

PAR

M. E. LEGOUVÉ

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1873.

 

 

MESDAMES ET MESSIEURS,

Il y eut un temps, à ce que disent nos vieilles coutumes, où la dot d’une jeune fille ne consistait qu’en un chapel de roses. Ce temps-là est bien loin.

Aujourd’hui cette question de la dot est la grosse affaire dans les mariages, et elle donne lieu, au sein des familles, à plus d’une scène ou plaisante, ou triste, ou touchante : c’est une de ces scènes d’intérieur que je voudrais reproduire ici devant vous. Entrons donc, si vous le voulez, à Villeneuve-Saint-Georges, chez M. Desgranges, ancien commerçant retiré. Sa fille Madeleine est demandée en mariage par un jeune architecte, qu’elle aime et dont elle est aimée. Jusqu’ici rien de plus simple. Mais M. Grandval le père, ne veut marier son fils qu’à une demoiselle... de deux cent mille francs, et M. Desgranges n’en veut donner que cent mille. Sa femme le presse de céder, sa fille l’en prie doucement, il refuse net. Mais la bonne Mme Desgranges appartient à la tribu des mères attendries qui ne peuvent pas dire ma fille ! sans avoir des larmes dans la voix ; elle insiste, elle supplie, et, voyant son mari inflexible, elle se lève et lui dit avec indignation :

 

§. I.

— Monsieur Desgranges ! veux-tu savoir toute ma pensée ? tu n’as ni cœur ni entrailles !

— C’est convenue, ma femme.

— Tu n’es pas un père, tu es un...

— Un bourreau !

(Déclamant)

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d’en faire à sa mère un horrible festin !

Iphigénie, acte IIIe, scène ...

— Monsieur Desgranges !

— Madame Desgranges !

— Sais-tu bien, Monsieur Desgranges, qu’avec ton flegme ironique, tu finiras par me mettre hors de moi, par me faire sortir de mon caractère !

— Pourvu que tu n’y rentres pas, ma femme ! répondit à mi-voix M. Desgranges.

— Ah ! c’est trop fort !

— Assez, ma mère ! assez ! dit Madeleine en se levant à son tour, je ne veux pas être cause que mon père et toi vous vous parliez ainsi. Et puisqu’il ne croit pas devoir faire ce que nous lui demandons, ajouta-t-elle en commençant à pleurer, puisqu’il nous refuse ce que nous désirons tant, ce qui ferait notre bonheur à Henri et à moi...

— Elle pleure ! s’écria Mme Desgranges, ô ma fille ! ma petite fille ! et cela ne t’émeut pas, monstre ! Tu peux voir ses larmes, tu peux l’entendre te dire avec sa voix si douce que cela ferait son bonheur... et rester inflexible !

— Que veux-tu, ma chère ? quand je vois une femme pleurer, je me méfie toujours.

— Comment ?

— Ce n’est pas ma faute, je me souviens. Au début de notre mariage, tu as si souvent pleuré quand tu voulais obtenir quelque chose de moi, que les larmes des femmes me font toujours l’effet d’un placement.

— O mon père ! mon père s’écria Madeleine, comment peux-tu douter de mon chagrin ! tu ne crois donc pas que j’aime Henri ?

— Si vraiment.

— Henri est bon et spirituel ; tu dis toi-même qu’il a un bel avenir comme architecte.

— C’est vrai !

— Son père, M. de Grandval, est un homme...

— Des plus honorables.

— Eh bien, alors ?...

— Oui, eh bien, alors ? ajouta Mme Desgranges.

— Eh bien, alors, qu’elle l’épouse ! Je lui donne mon consentement, et avec mon consentement cent mille francs de dot ; mais deux cent mille, comme le demande M. de Grandval, non !

— Pourquoi ? reprit Mme Desgranges.

— Pourquoi est charmant ! parce que je ne suis pas assez riche pour donner deux cent mille francs à ma fille sans me gêner.

— Il t’en restera toujours assez !

— Assez, c’est trop peu !

— À ton âge on n’a plus de besoins.

— Au contraire ! chaque année de plus amène un besoin de plus. Il n’y a pas une infirmité qui ne soit une dépense. Ma vue baisse, il me faut des lunettes : mes jambes faiblissent, il me faut une voiture ; mes cheveux tombent, il me faut un toupet. Et les caoutchoucs ! et la flanelle ! Mais j’en ai pour cent francs par an, rien qu’en flanelle !

— Mais...

— Non, non ! que la jeunesse soit pauvre, c’est juste ! c’est son lot ! Est-ce qu’elle a besoin de quelque chose ? Qu’importe le bon souper et le bon gîte quand on a le reste ? mais la vieillesse...

— Tu n’es pas vieux, dit aimablement Mme Desgranges.

— Oh ! oh ! si tu me dis des choses agréables, cela devient grave !

— Voyons, voyons, reprit-elle avec câlinerie, raisonnons... De quoi s’agit-il après tout ? de quelques réductions légères dans notre train de vie ; d’avoir, par exemple, un domestique de moins.

— Précisément !

— Eh bien, tant mieux !

— Tant pis ! je suis paresseux ; j’aime à être servi.

— Et tu t’alourdis ! tu engraisses ! tandis que si tu te servais un peu toi-même, tu resterais actif, jeune...

— Je n’y tiens pas !

— Mais moi, j’y tiens, dans ton intérêt ! C’est comme pour notre table ; nous retrancherons, je suppose, un plat à notre dîner...

— Du tout ! c’est ce que je ne veux pas, je suis gourmand !

— C’est un péché, père, dit Madeleine.

— Soit mais un péché très-agréable, et il m’en reste si peu de cette espèce-là ! Ma chère gourmandise ! Mais je n’entends jamais approcher l’heure du dîner sans voir flotter devant mes yeux comme un rêve... le menu ! sans me dire... Ah ! ça, quel joli plat de douceur ma femme m’aura-t-elle imaginé pour aujourd’hui ?... car je te rends justice là-dessus... tu as beaucoup d’imagination pour les entremets sucrés !

— Oui ! oui ! répondit plus doucement Mme Desgranges, flattée par ce compliment. sur ses talents de femme de mé­nage, mais qu’arrive-t-il ? Que tu manges trop ! Tu te fais mal ! Tu deviens tout rouge ! Le médecin l’a dit, cela te jouera un mauvais tour, tandis qu’avec un ordinaire modeste... en devenant sobre...

— Oh ! sobre. Quel mot fade !

— Tu resteras frais... calme... la tête libre... tu deviendras même meilleur !

— Oui ! oui ! Mens sana in corpore sano.

— C’est-à-dire que si tu avais le sens commun... tu devrais remercier Madeleine de la dot que tu lui donnes, car tu prolonges ainsi ta vie dans ce monde, et tu assures ton salut dans l’autre !...

— Oh ! père ! père !...

— Voyons ! reprit avec plus d’instance Mme Desgranges s’apercevant que son mari faiblissait un peu. « Voyons !... je te connais ! Tu as le cœur excellent !... Toutes ces petites privations-là seront des bonheurs pour toi ? Réponds ! Est-ce que tu ne seras pas trop heureux de te saigner pour ta fille ? »

— Oui ! oui ! je sais ! le pélican ! Mais il paraît que ce n’est pas vrai !

À ce moment, entre le jeune prétendu. Madeleine l’aperçoit. Elle court à lui, et le prenant par la main :

— Venez, monsieur Henri, venez ! Joignez-vous à nous ! Mon père commence à se laisser toucher !

— Moi ? dit Desgranges.

— Oh ! monsieur ! monsieur ! s’écria le jeune homme avec émotion...

Mais tout à coup M. Desgranges se tournant vivement vers lui :

— Parbleu ! vous faites bien d’arriver. Cela me rend à moi-même. Ah ! ça, vous n’avez donc pas de cœur, vous ! Comment !’ vous êtes aimé d’une jolie fille comme elle, bonne, instruite, affectueuse, et vous ne voulez pas l’épouser si elle n’a que cent mille francs de dot !

— Mais, mon père...

— Il te marchande !... Mais moi, moi, quand j’ai épousé ta mère, elle valait cinquante mille fois moins que toi !

— Comment ? s’écria Mme Desgranges.

— Je veux dire qu’elle avait cinquante mille francs de moins que toi, et pourtant je n’ai pas hésité.

— Je n’hésite pas non plus ! reprit vivement Henri.

— C’est son père qui refuse, mon ami !

— Oui, dit Madeleine, c’est son père ! Mais lui, il ne tient pas du tout à ta fortune ! Il m’a répété vingt fois qu’il me prendrait sans dot, qu’il aimerait même mieux que je n’eusse rien.

— C’est vrai ! s’écria le jeune homme.

— Oui ! oui !... On dit cela !... Je l’ai dit aussi... moi... mais en dedans...

— Comment reprend vivement Mme Desgranges, ce n’était donc pas vrai ?

— Ce qui est vrai, c’est que je trouve stupide cette maxime que les pères doivent s’immoler pour leurs enfants !

— S’immoler ! dit Madeleine. Est-ce que je le voudrais ? Est-ce que nous le voudrions ? Est-ce que cet argent ne resterait pas à toi ?

— Ta, ta, ta ! L’argent ne peut pas être dans deux endroits à la fois ! Si je vous le donne, je le perds, et si je ne vous le donne pas, je le garde ! C’est clair comme le jour.

— Mais, père...

— Mes idées sont faites là-dessus. Un père doit être plus riche que ses enfants.

— Qu’importe qui est le plus riche ?... dit Mme Desgranges. Est-ce que leur maison ne sera pas la nôtre ?

— Jamais ! Un père ne doit jamais se mettre dans la dépendance de ses enfants, et cela pour les enfants même, afin de ne pas les rendre ingrats.

— Oh ! père, se récria Madeleine. Oses-tu dire ?...

— Ton bon petit cœur se révolte à ce mot...

— Oh ! oui ! Tu m’as fait bien mal !

— Je le crois ! Je crois à la sincérité de ton indignation, mais...

— Mais, dit. Henri, pour qui nous prenez-vous donc, monsieur ?

— Pour des enfants pleins de cœur ! de bons sentiments : Et c’est pour cela que je ne veux point vous gâter ! Avez-vous entendu parler d’une pièce de théâtre nommée le Roi Lear ?

— De Shakspeare ?

— Juste ! Eh bien, savez-vous ce que c’est que son roi Lear ? Un vieil imbécile qui n’a eu que le sort qu’il méritait !... Et quant à mesdames ses filles, Shakspeare, tout Shakspeare qu’il est, a fait une grosse faute, c’est de les peindre méchantes dès le début. Ce qu’il fallait, c’était de les montrer corrompues par la prodigalité insensée de leur père, conduites à l’ingratitude par le bienfait... Voilà la vérité ! Car enfin, supprimez le bienfait, il n’y a plus d’ingratitude. Or, comme j’ai autant de sollicitude pour votre perfection que ma femme en a pour mon perfectionnement, je refuse net de me dépouiller pour vous, de peur de vous exposer à la tentation...

— Mais...

— Pas de mais ! C’est résolu... Henri, allez trouver votre père et essayez de le faire renoncer à sa prétention ! Que diable ! Il est plus facile de ne pas demander cent mille francs que de les donner.

— Mais, dit Madeleine, s’il ne réussit pas à convaincre son père ?

— C’est qu’il ne t’aimera pas assez ! Auquel cas, je ne le regretterai pas !...

— Monstre ! bourreau ! égoïste ! matérialiste ! s’écria Mme Desgranges.

— Va ! va !

— Adieu, monsieur Henri ! dit Madeleine.

— Non, mademoiselle, au revoir ! Votre père a raison ! Je ne serais pas digne de vous si je ne vous conquérais pas.

— À la bonne heure, jeune homme ! Voilà un mot qui vous rend mon estime ! Je ne vous donnerai pas un sou de plus pour cela. mais je vous estime ! Partez et revenez !

 

§ II.

 

Un mois après cette scène, les jeunes gens étaient mariés ; un an plus tard, Mme Desgranges était marraine : la deuxième année, M. Desgranges était parrain, et, trois ans écoulés, nous retrouvons le jeune ménage et le vieux, les parents et les enfants installés dans la jolie maison de Villeneuve-Saint-Georges.

J’ai dit que M. Henri Grandval était architecte, mais jeune architecte, c’est-à-dire trop souvent, hélas ! architecte in partibus. De tous les artistes, les plus malheureux sont certainement les architectes. Un poète a beau être pauvre, il trouve toujours une plume pour écrire ses vers ; un musicien, une feuille de papier réglé pour écrire ses notes ; un peintre, un pinceau et un bout de toile, pour y jeter ses idées de tableau ; mais des pierres de taille, des pierres meulières et un terrain propre à la bâtisse, on n’en a pas sous la main, on n’en trouve pas à volonté. On ne bâtit pas des maisons pour son plaisir ! Et qu’est-ce qui en confie à un jeune architecte ? Il a un art et pas de matériaux, pour l’exercer, sa profession est de construire, et il n’a pas de constructions à faire... Imaginez-vous un castor en disponibilité ! Ses seuls clients sont de petits propriétaires, qui, ayant quelque lézarde à reboucher, quelque fenêtre à percer, quelque mur à raccommoder, prennent un petit architecte, comme on prend un petit médecin... pour les indispositions, dans l’espoir de le payer moins cher ! Tel était le sort de Henri Grandval.

Pour se dédommager de ces vils travaux, qu’il nommait, des travaux... dînatoires, il employait son rare talent de dessinateur et d’aquarelliste à faire des plans de château, à concourir pour toutes les grandes reconstructions publiques, à envoyer, à qui de droit, des projets d’édifices d’utilité générale, et, comme il avait la juste prétention d’être un homme pratique en même temps qu’un homme d’art, il joignait à ces dessins, des devis, des coupes, des plans de distribution qui faisaient le plus grand honneur à la solidité de ses études, mais qui avaient un grand inconvénient, c’était de lui coûter beaucoup d’argent ; car il fallait payer les géomètres, payer les métreurs, payer les vérificateurs, de façon qu’il employait pour ses projets de construction tout l’argent que lui rapportaient ses réparations ; il dépensait en poésie tout ce avait gagné en prose.

Son budget se composait, comme on le sait ; de la dot de sa femme et de la sienne, ce qui lui constituait un revenu fort suffisant pour ce qu’on appelait autrefois un bourgeois du Marais. Mais un artiste !... Un homme qui aime le beau !... C’est très-cher d’aimer le beau ! On trouve une occasion de belle tapisserie ancienne ? Comment résister au plaisir de l’acheter ? On lit la description d’un monument admirable, découvert récemment ? Comment ne pas aller le visiter ? Les voyages d’art sont presque un devoir pour les artistes. Ce qui les perd surtout, ce sont les prix réduits ; ce sont ces grandes affiches s’étalant sur toutes les murailles, et portant en grosses lettres rouges ces mots cabalistique s : Parcours d’un mois dans le nord de l’Italie, avec séjour dans les principales villes : cent cinquante francs. Cent cinquante francs ! C’est si bon marché ! Rien de ruineux comme le bon marché ! Ces grandes affiches sont immorales comme des boutiques de changeurs, et l’on peut d’autant moins résister à la tentation, qu’on a l’air d’être raisonnable en y succombant. Notre jeune ménage succombait donc souvent, et si vous ajoutez à cela que le mari était très-amoureux de sa femme, et par conséquent la voulait charmante et bien parée : si vous vous souvenez qu’en trois ans ils s’étaient donné le luxe d’un garçon et d’une fille, vous comprendrez sans peine que généralement, quand arrivait la seconde moitié de chaque trimestre, ils étaient d’un gêné... d’un gêné... qui fendait le cœur de la bonne Mme Desgranges et attirait sur la tête de M. Desgranges un déluge de prières et d’invectives...

— Mon ami, je t’en supplie, accorde-leur un supplément de dot !

— Je m’en garderai bien, répondait M. Desgranges, je m’applaudis trop du parti que j’ai pris !... Mon système est trop bon pour que j’en change.

— Comment as-tu le cœur de les voir et de les laisser aussi gênés ?

— Ils sont gênés ?

— Affreusement, mon ami.

— Tant mieux ! Mon gendre se donnera plus de mal pour acquérir une clientèle.

— Mais elle ne vient pas, cette clientèle !

— Raison de plus pour tout faire afin qu’elle vienne.

— Ils ont des charges de plus !

— Tu veux dire des bonheurs de plus !

Et comme Mme Desgranges levait les bras au ciel...

— Voyons ! ma femme ! pas d’exclamations, et raisonnons ! Supposons qu’il y a trois ans, j’aie donné à ma fille cent mille francs de plus comme tu le voulais, que serait-il arrivé ?

— Il serait arrivé, reprit Mme Desgranges avec un mélange d’indignation et d’attendrissement, qu’au lieu de vivre de privations comme ils sont obligés de le faire depuis trois ans, au lieu de se tout refuser...

— Permettez ! ma femme, permettez ! Il me semble...

— Il te semble ?... Eh bien, veux-tu que je te dise ? Quand je vais chez eux à l’heure du dîner, que je vois leur pauvre petit couvert si modeste,... un seul plat de viande, un seul plat de légumes, et pas d’entremets sucrés, les pauvres chéris ! et qu’en revenant chez nous, je te trouve, toi, attablé jusqu’au menton, avec de bonnes poulardes rôties, de bons perdreaux bardés,... car il te les faut bardés, maintenant...

— Que veux-tu, ma chère ? en vieillissant...

— Eh bien, cela me fait mal ! je me reproche tous les bons morceaux que je mange.

— Pas moi !

— Je nous trouve révoltants ! ...

— Ma femme !... ma femme !... du calme ! et revenons à la question, car tu t’en es complétement écartée. Suis bien mon raisonnement, si tu peux. Nous sommes aujourd’hui le 15 novembre ; notre fille, notre gendre, leurs deux enfants, leurs deux domestiques sont ici dans notre maison de campagne depuis le 13 août, soit trois mois deux jours ; et ils comptent v rester. eux. leurs enfants et leurs domestiques jusqu’au moment de notre départ, soit le 20 décembre...

— Eh bien ! Est-ce que tu veux leur reprocher leur séjour ici maintenant ? Est-ce que tu vas te plaindre de ce que Leur présence te coûte ? Est-ce que tu aurais l’intention de les exiler de chez toi... de chez moi ?... Oh ! mais un instant, halte-là !

— Ma femme !

— Me priver de la vue de mes enfants mais c’est ma seule consolation ici-bas !

— Merci !

— C’est que je te connais ! Tu es capable de trouver que les enfants font trop de bruit ! Pauvres amours !... dont les petites voix sont si douces, dont les petits pas sont si mignons !

— Mais qu’est-ce qui te dit le contraire ? s’écria M. Desgranges avec impatience ; laisse-moi donc parler, et encore une fois suis mon raisonnement. Pourquoi notre fille et notre gendre sont-ils restés, avec nous, trois mois et quatre jours, et pourquoi y resteront-ils jusqu’au 20 décembre ?

— Belle question ! Parce qu’ils nous aiment ! Parce qu’ils se plaisent avec nous !... Parce qu’ils savent nous faire plaisir !... Parce qu’ils sont affectueux, sensibles !...

— Enfin, tout le contraire de moi... n’est-ce pas ? dit M. Desgranges en riant... puis allant à sa femme : Tiens ! viens que je t’embrasse !... Je t’adore, toi, parce que tu as toujours douze ans.

— Comment ! douze ans !

— Je veux dire parce que tu es et seras toujours la bonne créature, naïve, confiante, crédule, que j’ai épousée avec tant de plaisir !

— Comment ! naïve ! crédule ! répliqua Mme Desgranges un peu offensée ! Est-ce que tu prétendrais que nos enfants ne sont pas ?...

— Si ! ma femme,... ils sont tout cela et plus encore ! Mais t’imagines-tu que ta fille, avec sa jolie figure qu’elle a plaisir à montrer parce que l’on a plaisir à la voir, que ton gendre avec ses goûts d’artiste et son imagination, laisseraient là Paris et ses premiers plaisirs d’hiver, bien plus, qu’il y irait, lui, pour ses affaires tous les matins et en reviendrait tous les soirs, le tout pour l’unique bonheur de faire une partie de piquet avec un père qui commence à être un peu sourd et une mère qui gagnerait à être un peu muette ?

— Mais que supposes-tu donc ? Quel motif donnes-tu à leur séjour prolongé chez nous ?

— Ma chère, reprit M. Desgranges en riant, te rappelles-tu que, quand tu étais jeune et que tu avais de fort beaux cheveux, tu étais enchantée d’aller à la campagne pour laisser reposer ta raie ?... Eh bien, nos enfants sont enchantés de rester ici pour laisser reposer leur bourse.

— Ah !... malheureux, peux-tu supposer ?...

— Je ne leur en veux pas ! Je ne les accuse ni d’ingratitude ni d’indifférence ! Je suis sûr que s’ils avaient vingt mille livres de rente au lieu de dix, ils nous aimeraient toujours, mais moins longtemps de suite ! Ainsi, par exemple, je ne connais pas de gendre pareil au mien : on n’a pas plus de déférence, plus d’attentions : il ne laisse pas passer un seul de mes anniversaires, anniversaire de fête. anniversaire de naissance, anniversaire de mariage, sans accourir avec un énorme bouquet.

— Et tu crois que l’intérêt seul ?...

— Oh ! non ! ma femme !... Pas l’intérêt seul !... non, l’intérêt composé... composé moitié d’affection et moitié de calcul,... calcul inconscient dont il ne se rend pas compte, mais que je devine. qui tient à ce qu’il a besoin de moi, et dont je profite sans lui en vouloir.

— Tiens ! tu n’es qu’un malheureux ! Tu dépoétises tout ! Tu désenchantes tout ! Il faut être capable de pareils sentiments pour les prêter aux autres ! C’est monstrueux !

— Du tout ! C’est naturel ! Les vieux sont très-ennuyeux ! Il faut qu’ils se rattrapent par quelque chose ! Je me rattrape par l’hospitalité I

— Dis tout de suite que nos enfants prennent notre maison comme une auberge !...

— Eh ! sans doute l’auberge du Lion d’Or ! Ici on loge à pied et à cheval les enfants gênés qui ont des économies à faire. Ont-ils trop dépensé en spectacles, en bals, en concerts, allons passer huit jours chez papa ! Projettent-ils de se payer un petit voyage, allons passer un mois chez papa ! Un des enfants est un peu souffrant,... envoyons-le à la campagne chez papa !... Et on l’envoie !... Et l’on vient avec lui ! Et, comme on est reçu à bras ouverts, comme on est défrayé de tout, comme le père a une bonne installation et une bonne table, comme on y trouve de bonnes poulardes et de bons perdreaux que le père égoïste est enchanté de partager avec ses enfants, ils viennent, ils reviennent, et ils restent avec plaisir.

— Ah ! le misérable !... Il fait de l’égoïsme avec tout, même avec l’amour paternel !

— Mais suppose au contraire, reprit M. Desgranges sans avoir l’air d’entendre sa femme... suppose que j’aie doublé la dot de ma fille, comme tu le voulais, que serait-il arrivé ? Qu’aujourd’hui nos enfants, vu la tête un peu enthousiaste de mon gendre, ne seraient peut-être pas beaucoup plus riches, et que moi, je serais beaucoup plus pauvre ; que je ne pourrais ni les recevoir aussi longtemps, ni les recevoir aussi bien, et qu’ils viendraient moins chez moi, parce qu’ils seraient mieux chez eux. Ah ! bon Dieu, ma chère ! Mais si mes enfants étaient plus riches que nous, il y a plus de six semaines déjà que ma fille trouverait Villeneuve-Saint-Georges trop humide à l’automne ; qu’elle redouterait pour ses enfants les brouillards de la rivière, et que mon gendre m’aurait déclaré que ces voyages quotidiens à Paris altèrent sa santé !... Voici donc ma conclusion, que je dédie à tous les pères qui ont des filles à marier : « Voulez-vous garder vos enfants, gardez votre argent ! Voulez-vous jouir de vos petits-enfants, gardez votre argent ! » Car, c’est grâce à l’argent que le père reste le chef de la famille ; que la maison paternelle reste le foyer domestique, c’est-à-dire pour les vieux une retraite d’honneur et, de bien-être ; pour les jeunes, un lieu de refuge et de plaisir ; pour les petits, un nid où ils viennent chercher la santé et parfois des soins plus intelligents que les soins maternels eux-mêmes ; pour tous enfin, un centre, un sanctuaire où se forment les souvenirs, où grandissent et vieillissent les générations successives, où se perpétuent enfin les traditions de respect et de tendresse ! Appelle, si tu le veux, ma prévoyance calcul et personnalité ; moi, je la nomme le véritable amour paternel, celui qui consiste à rendre les enfants plus heureux et meilleurs ! Car, remarque-le bien, ma chère, mon gendre avait, je veux le croire, les plus heureuses dispositions pour faire un gendre charmant, mais enfin, sans ma prévoyance, ces bonnes qualités seraient peut-être restées à l’état de germe, de boutons.., à qui donc doit-il leur plein épanouissement ? À moi ! Affabulation : Je n’ajouterai pas un sou à la dot de ma fille.

 

§ III.

 

Nous voici au 30 novembre, quinze jours plus tard, mais toujours à Villeneuve-Saint-Georges, car si, dans cette scène, j’ai un peu violé l’unité de temps, j’ai du moins toujours respecté l’unité de lieu. La maison de M. Desgranges est en joie. Jamais il n’a paru, lui, aussi gai et aussi heureux. C’est le vingt-cinquième anniversaire de son mariage.

— Ma femme, a-t-il dit à Mme Desgranges, voilà un jour qu’il faut célébrer dignement. Il ne s’agit pas d’économiser aujourd’hui. Toutes voiles dehors ! un dîner... comme si j’étais gourmand ! J’ai bien recommandé à notre fille, qui a été passer une journée à Paris pour je ne sais quelle affaire, de revenir avec son mari par le train de quatre heures. Elle trouvera dans sa chambre une jolie robe neuve, dont je veux qu’elle se pare aujourd’hui. Et quant à toi, si tu m’aimes encore un peu, malgré mes défauts, prouve-le- moi ! fais-toi charmante aussi ; mets pour le dîner, et la soirée, car j’ai invité tout notre voisinage, mets les diamants de ma pauvre mère. Ils me représentent ce que j’ai le plus aimé dans le monde ! Elle, qui me les a donnés pour toi ; toi qui les as portés pour moi et pour elle ; ta fille qui les portera pour nous trois... Et là-dessus, M. Desgranges s’éloigna pour cacher un peu d’émotion.

Pourquoi Mme Desgranges ne lui répondit-elle pas ? Pourquoi resta-t-elle quelque temps immobile et la tête baissée ? Pourquoi sa fille, en arrivant, l’entraîna-t-elle dans la chambre en pleurant ? Pourquoi le gendre était-il sombre ? Pourquoi la cloche du dîner les fit-elle tressaillir tous trois ? Pourquoi, en entrant dans la salle à manger, la mère jeta-t-elle un regard troublé sur son mari ? Pourquoi ? L’exclamation de M. Desgranges dit tout. « Tu n’as pas tes diamants ! » s’écria-t-il. La mère, pour toute réponse, se jeta dans les bras de son mari en pleurant. La fille lui baisa la main en s’agenouillant devant lui. « Tu n’as pas tes diamants ! qu’en as-tu fait ? » La femme et les enfants se turent. « Tu ne réponds pas, reprit le père d’une voix plus sévère ; c’est donc à moi de parler. Tu les as vendus ! vendus pour payer l’imprudence de ton gendre ! oui ! parce qu’il lui a plu de s’associer à une entreprise mal conçue, parce qu’il a fait la folie de répondre pour des coquins qui l’ont trompé, il a fallu que toi, afin de paver la moitié de sa dette... car il doit encore douze mille francs, il a fallu que tu m’arrachasses le plus cher souvenir de ma pauvre mère, le plus précieux témoin de notre tendresse,... que tu empoisonnasses enfin la joie de ce beau jour, ah ! c’est bien mal ! » La mère essaya de balbutier quelques excuses... — « Il suffit, reprit M. Desgranges en l’interrompant, voici les domestiques, allez vous asseoir à vos places. » Mère et enfants se dirigent en silence vers la table ; mais tout à coup, en dépliant sa serviette, Mme Desgranges poussa un grand cri, son gendre en fit autant, et tous deux se précipitèrent vers M. Desgranges, les yeux pleins de larmes !... La mère avait trouvé son écrin de diamants sous son couvert, et le gendre les douze mille francs qui lui manquaient. — Ah ! mon ami ! Mon père !... — C’est bon ! c’est bon ! reprit M. Desgranges en se dégageant de leurs embrassements. Vous ne m’appelez plus égoïste, maintenant ? Eh bien, ma prévoyance avait-elle raison, et comprenez-vous enfin qu’il faut qu’un père reste toujours plus riche que ses enfants, ne fût-ce... ne fût-ce, mes amis, que pour leur venir en aide dans un moment de crise et les sauver d’une catastrophe ? Seulement, mon gendre, ne recommencez pas, parce que je ne pourrais pas recommencer.