Funérailles de M. Patin

Le 21 février 1876

Ernest LEGOUVÉ

INSTITUT DE FRANCE,

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE

M. E. LEGOUVÉ

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE

M. PATIN

Le 21 février 1876.

 

MESSIEURS,

Les pertes de l’Institut se succèdent bien cruellement. Il y a huit jours à peine, M. de Carné ; quatre jours après, M. Brongniart ; le lendemain, M. Patin. Chargé de représenter l’Académie française dans ce dernier deuil, je ne viens pas cependant, je l’avoue, prononcer un discours sur la tombe d’un confrère, je viens adresser un adieu à un ami. Si considérables qu’aient été les travaux de M. Patin, si éminents que fussent ses emplois, il m’est impossible en ce moment de penser à eux, je ne puis que penser à lui, à l’être si digne de regrets qui est enseveli là, et que nous ne reverrons plus. Il fut ce qu’il y a peut-être de plus rare en ce monde, il fut complet dans sa mesure. Les dons les plus variés s’unissaient chez lui dans une si heureuse proportion que ses œuvres et sa vie, son esprit et son âme formaient un tout harmonieux, pareil à une belle œuvre d’art.

Je l’ai connu il y a plus de quarante ans. Il était alors déjà tel que vous l’avez vu depuis, si savant qu’il aurait pu se passer d’être aimable, si aimable qu’il aurait pu se passer d’être savant. Il avait, dans la jeunesse, la maturité de l’homme fait, comme il conserva, dans une vieillesse avancée, le mouvement et la gaieté d’esprit qui n’appartiennent, ce semble, qu’aux jeunes gens. La modestie en lui était plus qu’une vertu, c’était un charme, et unie à son solide mérite, elle attirait tellement tout le monde que chacun s’empressait de mettre en avant cet homme qui se mettait toujours en arrière, et c’est ainsi qu’il est arrivé à tout, à force de ne pas se pousser.

Il a occupé les deux plus hautes fonctions littéraires : il a été doyen de la Faculté des lettres et secrétaire perpétuel de l’Académie française. Doyen après M. Victor Le Clerc ; secrétaire perpétuel après M. Villemain : un seul de ces héritages eût été lourd, même pour un homme de mérite, une seule de ces fonctions eût suffi à l’activité d’un homme encore jeune. M. Patin les obtint toutes deux, sans les briguer, à plus de soixante-quinze ans, et il les porta si légèrement, il les remplit si dignement, qu’on peut dire aujourd’hui de lui ce qu’on disait de ses illustres prédécesseurs : Comment le remplacer ? Dans nos séances particulières, sa parole persuasive, élégante et facile, s’emparait de l’attention avec tant, de force et si peu de bruit, que nous nous apercevons aujourd’hui seulement de toute la place qu’il tenait, en mesurant tout le vide qu’il laisse. Ajoutez que cet homme si occupé avait tous les goûts d’un homme qui ne fait rien, et qu’il trouvait du temps pour les satisfaire : il écoutait, la musique en dilettante, il allait voir tout ce qui se produisait de beau, il cultivait ses amis, il se livrait au monde, à la conversation, et son esprit délicat montrait une finesse qui n’excluait pas la malice, mais que tempérait toujours la bonté : enfin, c’était un véritable Grec. Il semblait que, dans son long commerce avec Sophocle et Euripide, il eût retenu quelque chose de la grâce attique : il en avait le sel et le miel.

La Providence lui accorda, pour dernier présent, ce je ne sais quoi d’achevé que donne le bonheur.

M. Patin fut heureux en tout comme il était heureux de tout. Au milieu de sa vie il rencontra une compagne vraiment digne de ce beau nom compagne dos bons et des mauvais jours, compagne des joies et des épreuves, propre à le comprendre et, au besoin, à le compléter. Quand les armées allemandes envahirent Paris, les amis de M. Patin, justement préoccupés de son grand âge et de sa délicatesse de santé, voulurent l’arracher aux fatigues, aux privations, aux périls du siége. Il refusa. « Je suis doyen de la Faculté des lettres et secrétaire perpétuel de l’Académie française, répondit-il, mon poste est à la Sorbonne et à l’Institut. J’y resterai. — Tu fais bien, » lui dit sa femme. Et elle resta avec lui. Je les ai vus tous deux pendant ces cruels mois, rivalisant de charité, de dévouement et de sérénité. Il montra alors que les âmes les plus douces ne sont pas les moins fortes, et que le meilleur conseiller des résolutions courageuses est encore le foyer domestique.

Je m’arrête, Messieurs, car je n’ai pas le courage de pénétrer dans cette famille, dans cette maison dont il a été pendant quarante-trois ans l’âme, la lumière, la joie, et qu’il remplit aujourd’hui de désespoir et de larmes. Voilà le premier chagrin qu’il cause à ceux qui l’ont aimé ! Que leur consolation soit de se dire que, s’il est aujourd’hui des noms plus illustres et dont il restera une plus éclatante mémoire, personne ne laissera après soi un plus touchant et plus honoré souvenir.