Funérailles de M. Vitet

Le 8 juin 1873

Camille ROUSSET

INSTITUT DE FRANCE.

DISCOURS

DE

M. ROUSSET

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

M. VITET

Le dimanche 8 juin 1873.

 

Voici pour l’Académie et les lettres françaises, en moins de quatre mois, un quatrième deuil. Quelque rapide que semble déjà cotte succession de malheurs, les derniers coups, vrais coups de foudre, ont été plus précipités encore : M. Saint-Marc Girardin a été frappé le 11 avril, M. Lebrun le 27 mai, M. Vitet le 5 juin.

En nommant M. Vitet et M. Saint-Marc Girardin, je puis m’empêcher de porter mes regards au-delà de notre compagnie et de voir, dans les rangs d’une grande assemblée comme dans les nôtres, un vide qu’il sera difficile de combler peut-être. C’était un juste sujet de fierté pour l’Académie française que de compter deux de ses membres parmi les vice-présidents de l’Assemblée nationale : aujourd’hui elle pleure avec ce grand corps la perte soudaine qu’ils ont faite ensemble ; mais les regrets dont elle entend l’expression à côté d’elle ne sauraient adoucir l’amertume des siens. Une tristesse comme celle dont nous sentons l’accablement pèse sur chacun de nous d’un poids également lourd : c’est une de ces douleurs qui ne s’allégent point lors même qu’elles sont partagées.

« La France. dirai-je en appliquant à M. Vitet ce qu’il a dit lui-même du plus cher de ses amis, le comte Duchâtel, la France avait en lui un de ces serviteurs qu’elle ne perd pas de vue quand elle les a une fois éprouvés, qu’elle tient comme en réserve, dont elle a toujours droit d’attendre un dernier dévouement, et dont la mort par conséquent est un malheur public. »

Ces paroles me suffiront pour marquer la place considérable que M. Vitet a tenue dans l’histoire politique de notre pays. J’ai hâte de rappeler brièvement devant sa tombe les services incomparables qu’il a rendus à notre littérature, à nos monuments, à nos arts.

À vingt-quatre ans, il avait du premier bond atteint la renommée. Un épisode, emprunté aux années les plus tumultueuses du XVIe siècle et traité à la façon des drames historiques de Shakespeare, avait, tout à coup et avec un grand éclat révélé au public un nom déjà connu d’une élite d’esprits délicats, lecteurs ou rédacteurs du Globe. Après les Barricades, deux nouveaux épisodes, les États de Blois et la Mort de Henri III, vinrent compléter ces premières scènes de la Ligue. Mais, quels que fussent pour le jeune écrivain l’attrait de ces compositions et le plaisir du succès, son intelligence s’élevait, comme par un naturel essor, vers des régions plus hautes et moins troublées.

Nommé, en 1831, inspecteur général des monuments historiques, il se prit de passion pour ces grandes œuvres du moyen âge et de la renaissance, déjà rongées par le temps, mutilées par la guerre ou saccagées par la fureur stupide des révolutions, et condamnées à périr sous l’œil insoucieux des gouvernants et du public. Il jura de les sauver; il les sauva: sa généreuse ardeur fit des prosélytes, et, grâce à lui, la conservation de nos monuments est désormais un devoir national.

Certes l’archéologie a des jouissances capables de retenir et de satisfaire un esprit distingué ; elle touche et participe à tous les arts. Cependant M. Vitet s’élevait toujours ; il voulait atteindre une zone plus sereine encore, où l’art pur a son principe et d’où l’inspiration descend sur le génie des grands maîtres. Nul mieux que lui n’était doué Pour s’initier d’abord et nous initier nous-mêmes à la pénétration de ces mystères sublimes. Par un rare privilége, il joignait à la profondeur d’un philosophe l’exquise sensibilité d’un artiste. Ceux qui ne l’ont vu qu’a, distance ne savent pas, ne peuvent pas savoir ce que ce froid dehors couvrait de chaudes affections et, pour me servir d’une de ses expressions mêmes, ce qu’il y avait de « si tendre sous un aspect si grave ». Dans ses nombreux et admirables écrits sur l’art, dans ces études précieuses que tout artiste jaloux d’épurer son talent ne méditera jamais sans se sentir plus fort, M. Vitet s’est révélé tout entier, avec les qualités de sa double nature. Sous la trame serrée d’un style pur et sobre on sent s’animer une pensée puissante et courir un frémissement qui est la vie même ; une chaleur communicative se propage rapidement de l’écrivain au lecteur, et c’est, le cœur ému et la raison convaincue tout ensemble, que le disciple apprend du maître comment il faut admirer les chefs-d’œuvre. La supériorité infinie de l’esprit sur la matière, voilà le principe divin qui fait les grands artistes et tout ce qu’il peut y avoir de grand en ce monde. Partout et toujours M. Vitet s’en est inspiré, et c’est ainsi que, ferme dans ses idées, inébranlable dans sa foi religieuse, il a marché son droit chemin à travers la vie.

Il y a quelques semaines, il célébrait un événement de famille qui venait resserrer par un nœud nouveau d’anciennes et chères alliances : « Me voilà heureux, disait-il ; ma tâche est faite ; je suis prêt, tout prêt ; maintenant je peux partir. » Nous, Messieurs, nous n’étions pas prêts ; ce brusque départ, qui n’a pas surpris cette aine vigilante, nous a frappés de stupeur. En ce moment même, les yeux obsédés par tout cet appareil funèbre, je ne puis nie persuader encore que j’adresse à notre illustre confrère le suprême adieu de l’Académie française.