Éloge de Garcia Moreno prononcé en l'Église Saint-Sulpice

Le 22 décembre 1921

Alfred BAUDRILLART

Mgr Alfred BAUDRILLART
De l’Académie Française
Évêque d’Himéria,
Recteur de l’Institut Catholique de Paris.

Éloge

de

Garcia Moreno

Prononcé en l’Église Saint-Sulpice,
à Paris,

le 22 Décembre 1921

 

 

ÉMINENCE[1],
MESSEIGNEURS[2],
MESSIEURS ET MES FRÈRES,

Pourquoi le Comité catholique des Amitiés françaises à l’étranger, unissant à son appel celui de l’Association catholique de la jeunesse, a-t-il pris l’initiative de vous convoquer en cet illustre sanctuaire ? Pourquoi un prince de l’Église, premier pasteur du diocèse de Paris, à peine revenu de la Ville Éternelle, daigne-t-il apporter à cette assemblée, avec l’honneur de sa présidence, le très haut et très précieux concours de son autorité religieuse et de son patriotisme toujours en éveil ? Pourquoi les distingués représentants de plusieurs nations se rencontrent-ils au pied de cette chaire, d’où va se faire entendre l’éloge d’un homme d’état étranger, né il y a cent ans, tombé, il y a près d’un demi siècle, sous le fer des assassins ?

Nourrissons-nous, les uns ou les autres, l’intention secrète de jeter dans la balance des partis d’un pays qui n’est pas le nôtre le poids de notre sympathie et de notre admiration ?

Assurément non.

Fidèles au titre dont s’honore le Comité dont celui qui vous parle est le directeur et l’interprète, nous nous proposons de rendre hommage à un chef d’État qui fut au pouvoir l’inconfusible champion de l’idée catholique ; admirateurs et amis de nos frères du dehors, nous nous plaisons à célébrer la gloire d’un homme qui, au témoignage de ses compatriotes, même de ses plus passionnés adversaires, fut incontestablement l’un des plus grands, — d’aucuns ont dit le dus grand, — que l’Amérique latine ait produits[3].

Cette Amérique latine, trop peu connue chez nous, parfois même méconnue, il nous est doux de la saluer en l’un de ses fils, d’autant plus que ce fils de l’Équateur fut un ami fidèle de la France, en même temps qu’un ardent serviteur de l’Église.

N’en est-ce point assez pour justifier notre dessein ?

Et si, parce que Garcia Moreno fut à tel point l’homme tout d’une pièce et tout d’un seul côté, l’homme d’un seul principe et d’une seule conviction, qu’il souleva contre lui la haine de plusieurs et l’incompréhension d’un plus grand nombre, en ces temps où le libéralisme semblait le dernier mot du possible et de l’honnête en matière de gouvernement, si pour ces raisons il paraît nécessaire de dissiper dès l’abord quelques malentendus, je le ferai en rappelant à tous, et plus particulièrement à nos compatriotes, deux vérités très élémentaires sans doute, qu’il importe pourtant d’avoir présentes à l’esprit, si l’on veut juger avec équité celui qu’un de ses successeurs, le Dr Antonio Flores, n’a pas craint d’appeler devant le pape Léon XIII le président-martyr.

Première vérité. II y a un bien et il y a un mal ; les mêmes actes, pourvu qu’ils ne portent pas en eux-mêmes une malice intrinsèque, peuvent être bons ou mauvais, dignes de louange ou de blâme, suivant qu’ils se proposent une fin bonne ou mauvaise. Emprisonner un honnête homme parce qu’il vous gêne est une mauvaise action ; emprisonner un malfaiteur parce qu’il est nuisible est une bonne action ; le chef d’État qui emprisonne l’honnête homme est un tyran ; le chef d’État qui emprisonne le malfaiteur accomplit son devoir ; qualifier l’un et l’autre de despote parce qu’ils ont tous deux exécuté le même acte, disposé de la liberté d’un de leurs semblables, c’est une aberration intellectuelle et morale.

Seconde vérité. Un Espagnol n’est pas un Français, et l’Équateur n’est pas la France. Même dans le cadre de la morale universelle, chaque peuple garde sa note individuelle. À des peuples et à des états sociaux différents correspondent légitimement des façons diverses de gouverner.

Grâce à ces principes, beaucoup des objections que tels ou tels actes du président de la République équatorienne auraient pu, ou pourraient faire naître dans quelques esprits, tomberont d’elles-mêmes, je l’espère, et tous, vous n’aurez nulle peine à admirer en Garcia Moreno ce que je prétends vous montrer en lui :

1° Une fleur éclatante du génie espagnol complété par la foi catholique ;

2° Un homme d’État devenu, grâce à ce génie et à cette foi, le régénérateur de sa patrie et le martyr de la civilisation chrétienne[4].

Que le Saint-Cœur de Marie et le Cœur-Sacré de Jésus m’aident à vous faire mieux connaître celui qui les a tant aimés et si bien servis !

 

I

Qu’est-ce qu’un Espagnol ? Et qu’est donc le génie de l’Espagne ?

Un écrivain français, habitant l’Espagne et nourri des meilleurs auteurs de ce pays, l’a dit récemment en des pages qui sont ce que je connais de plus profond et de plus juste sur notre grande sœur occidentale et latine[5]. Peut-être s’accordera-t-on quelque droit d’en juger, à moi que d’assez longs séjours et de multiples études ont aussi quelque peu familiarisé avec nos chers voisins d’au delà des Pyrénées.

Les Espagnols aiment à parler de la « raza », la race, mot pour eux singulièrement plus plein et plus riche de sens que pour nous. Quand ils célèbrent la fiesta de la raza, la fête de la race, le 12 octobre, anniversaire du jour où Christophe Colomb parvint au Nouveau-Monde, ils rappellent avec un légitime orgueil que la population de la péninsule ibérique a créé plus de vingt nations sur le sol américain. Ah ! n’a-t-il pas fallu que le caractère de cette population fût d’une trempe étonnante pour qu’il se transmît avec tous ses traits essentiels, pour que l’Espagne et le Portugal, répétant dans l’âge moderne le plus étonnant prodige de l’antique Rome, et précédant celui de l’empire anglais, aient pu créer un monde nouveau qui fut à la fois de leur sang, de leur langue et de leur esprit ? C’est le miracle de l’Amérique latine.

Tempérament humain qui s’est forgé sur les hauts plateaux de Castille, aux ardeurs brûlantes du soleil, à la bise cinglante ; si physiologiquement fort qu’il vit dans les plaines basses de l’Argentine comme sur les hautes terres du Mexique et des Andes, sans se modifier, sans dégénérer, absorbant et dominant les autres éléments, mais ne les détruisant pas et constituant, du Mississipi à la Terre de Feu, des nations qui sont encore la Castille, l’Aragon, la Navarre, le Pays Basque, le Portugal, qui, en un mot, sont toujours l’identique Ibérie.

Tempérament physiologique, mais aussi tempérament moral. Ah ! certes, elle n’était pas faite pour inspirer la volupté et la joie de vivre, sauf en ces grasses plaines qui s’épandent au pied de ses montagnes, l’âpre et rude terre d’Espagne que l’on a pu comparer à une mer pétrifiée sous un ciel limpide, tantôt de feu, tantôt de glace. Mais qu’elle était capable de former une race d’hommes énergique, riche de noblesse et de spiritualité !

Je les ai vus, mes frères, ces paysans des deux Castilles, une des plus vigoureuses réserves d’humanité qui soient au monde. Je les ai vus, secs et tannés, travailler de longues heures sous le soleil, à peu près sans boire et sans manger, puis, la nuit tombante, revenir au pas cadencé de leurs mules, vers leurs villages recueillis, en chantant leur mélancolique et religieuse cantilène. Chez ces hommes, quelle sobriété, quel courage, quelle indépendance, quelle majesté, de « la majesté castillane, fille de la majesté romaine », quelle inépuisable faculté de sacrifice !

Ah ! si parfois vous accusez ce peuple de ne plus produire assez, songez qu’il a produit un monde et qu’il est comme une mère momentanément épuisée par le nombre même de ses enfants.

Peuple, pour qui le stoïcisme est naturel, le stoïcisme le plus humain, je veux dire celui du grand Espagnol que fut Sénèque, dont la doctrine se condense dans des propositions telles que celles-ci : « Ne te laisse vaincre par rien de ce qui est étranger à ton esprit. — Aie en toi un axe de diamant. — Quelles que soient les contingences, maintiens-toi si fièrement que du moins l’on puisse dire de toi que tu es un homme ».

Oui, mais par une conséquence presque fatale, peuple éminemment individualiste, où l’individu, fort de son droit et de ses convictions, va jusqu’au bout de sa doctrine et jusqu’au bout de son indépendance, qui ne fait pas ce qu’il ne veut pas faire, qui refuse de s’incliner devant la volonté d’autrui, mais qu’autrui empêche souvent de réaliser la sienne, individualisme poussé si loin qu’il est devenu la source de ce qu’il faut bien appeler l’anarchie des nations espagnoles.

Peuple idéaliste et spirituel en raison de ses propres tendances, spiritualisé encore dans ses attraits par les influences que le sémitisme oriental exerça sur lui ; je ne dis pas seulement celles dont nous avons tous bénéficié et qui nous viennent de l’Évangile, mais celles qu’apportèrent sur le sol d’Espagne tant de Juifs et surtout tant d’Arabes et de Berbères arabisés qui y vécurent pendant des siècles et dont le sang se mêla même en maint endroit à celui des indigènes. Leur contact n’a-t-il pas fortifié chez les Espagnols cette passion de la justice absolue que célèbrent les prophètes et, par la double force de l’exemple et de la réaction, cette tendance à l’exclusivisme religieux que la Bible encourage, que le Coran commande, que le respect dû à la vérité justifie, mais que doit tempérer, dans ses manifestations, la charité du Christ ?

Peuple qui n’a pas craint de reconnaître quelques-uns de traits les plus saillants dans le héros chimérique dont nous rions trop facilement en France, parce que nous ne le connaissons que par les aventures fabuleuses qui amusent notre enfance, ce Don Quichotte, de qui la conception de la justice et du droit est noble et touchante, mais combien anarchique elle aussi !

Peuple capable d’accomplir des miracles et qui en a réalisé dès que son génie s’est discipliné. Or ce génie ne s’est discipliné que sous le signe de la croix et dans la forte hiérarchie de l’Église catholique.

O folie de prétendre, comme le font tant de protestants et de libres-penseurs, que, si l’Espagne n’est pas aujourd’hui plus prospère, c’est qu’elle est trop catholique ! Eh non ! C’est qu’elle ne l’est plus assez. À quelles outrances le libre examen de Luther et de Calvin ne porterait-il pas l’individualisme de l’Espagnol ?

Il y eut un temps, un siècle d’or, où « le catholicisme couronna d’une admirable surnature la nature espagnole et disciplina, sans les diminuer, les puissantes énergies individuelles » de cette race et de ce pays.

Les vertus chrétiennes parachevèrent et modérèrent, en ce qu’elles avaient d’excessif, leurs tendances naturelles.

De cet individualisme, le dogme intégralement accepté et théologiquement enseigné fut la première limite ; il en régla jusqu’aux ardeurs mystiques. Et, dans l’ordre pratique, l’autorité de l’Église devant laquelle il s’inclina contint et dirigea ses actes.

C’est cette discipline catholique qui, d’un peuple guerrier plutôt que militaire, et porté par là même vers cette autre forme d’anarchie qu’est le banditisme, fit le peuple admirable des conquistadores, des croisés qui reprirent l’Espagne aux Maures et soumirent l’Amérique.

Grâce à sa foi, ce peuple exclusif et fermé s’ouvrit en agissant au dehors, non pas seulement par les armes mais par la pensée ; saint Ignace de Loyola n’est-il pas un conquistador quand, avec une poignée d’hommes, il s’élance à la conquête des âmes ? Sainte Thérèse imprime de son cachet mystique tous les peuples chrétiens. Par ses œuvres littéraires, imprégnées d’esprit catholique, l’Espagne rayonne sur l’univers civilisé, et la France elle-même, la France du grand siècle, échauffe à son soleil et sa prose et ses vers.

Je ne vous ai pas trompés : c’est par la foi catholique que le génie espagnol a trouvé sa plénitude et c’est par elle qu’il a agrandi le monde physique et le monde spirituel.

C’est parce que l’Espagnol a le culte de la vérité absolue et parce qu’il sait ou qu’il sent d’instinct ce qu’il doit à sa foi qu’il est fier de la posséder et qu’il la défend envers et contre tout, même par des moyens dont parfois s’étonnent les autres peuples.

*
*   *

En vous dépeignant le génie espagnol tel que l’a fait la foi catholique, je vous ai par avance tracé les principaux traits du grand homme dont le souvenir nous rassemble aujourd’hui.

Espagnol, Gabriel Garcia Moreno l’est par le sang. Son père, Garcia, est Castillan, d’une vieille famille de Villaverde, venue en 1793 s’établir à Guayaquil, où il rencontre une jeune fille, espagnole elle aussi, Mercedès Moreno, cousine germaine de celui qui sera le cardinal-archevêque de Tolède ; parents admirables, pénétrés des plus nobles traditions de leur patrie, passionnément attachés à leur foi qu’ils considèrent comme le plus précieux des biens qu’ils puissent transmettre à leurs enfants, foi robuste et foi pratique qui leur permet de tenir tête aux plus rudes épreuves.

Espagnol, Garcia Moreno l’est par la langue, cette langue sonore et riche, simple et claire, naturellement éloquente. langue vraiment impériale qui naguère réclamait si justement son droit à être tenue, près du français et de l’anglais, pour une des langues universelles de l’humanité, langue qu’il maniera avec une maîtrise suprême et dont il fera jaillir, comme des éclairs fulgurants, les fortes et lumineuses formules qui illustrent ses messages et ses discours.

Espagnol, Garcia Moreno l’est par l’esprit, par tout ce tempérament physique et moral que je me suis efforcé de vous décrire.

Ses muscles sont d’acier ; son maintien noble et digne, sa démarche assurée, son regard droit et vif, terrible à l’occasion.

Comme ses ancêtres du plateau de Castille, il est sobre, endurant, indifférent à la souffrance physique ; au cours de ses extraordinaires expéditions dans les Andes, pendant les guerres civiles, il supportera, comme en se jouant, d’invraisemblables privations ; il passera trois jours sans manger et déclarera tranquillement qu’il peut dominer la faim. Blessé grièvement à la jambe et voulant remonter à cheval, il appliquera lui-même sur la plaie, pour la cicatriser, une lame de fer chauffée à blanc.

Par son courage, il étonne tous ceux qui l’approchent ; au milieu des révoltés, des sicaires qui en veulent à sa vie, il ne sourcille pas ; condamné à mort au cours d’une guerre civile, à quelques heures de l’exécution, il ne tremble pas davantage, mais il prépare son évasion et la réussit.

Courage auquel il s’est formé dès l’enfance ; tout petit, il avait peur du tonnerre et des morts ; un jour qu’à Guayaquil tous les éléments étaient déchaînés, son père le laisse seul sur un balcon, à écouter le fracas de la foudre, du vent et des flots. Une autre fois, un mort est étendu sur les dalles d’une chambre ; c’est la nuit ; quatre cierges éclairent la face blême du cadavre ; le père envoie l’enfant allumer un flambeau à ces sinistres flammes. Ainsi Gabriel apprend à dominer ses nerfs. Quelques années après, jeune homme, il est dans la montagne ; pour lire, il s’asseoit à l’ombre d’un rocher ; et bientôt il constate que la masse branlante peut s’écrouler d’un instant à l’autre ; son premier mouvement est de s’écarter ; il en rougit comme d’une faiblesse et reste, une heure durant, exposé au danger.

Il apporte au travail la même volonté de fer. Étudiant ou chef d’État, chaque jour il consacrera à sa tâche seize ou dix-huit heures. Jeune homme, les réunions mondaines l’ont un moment tenté ; afin d’y échapper plus sûrement, il se rase la tête comme un moine. Au sommeil, il ne donnera jamais plus de quatre ou cinq heures : « Quand Dieu, dira-t-il, voudra que je me repose, il m’enverra la maladie ou la mort. »

Plus que la plupart de ses ancêtres d’Espagne et de ses compatriotes de l’Équateur, il a le goût et la facilité de l’étude. Son intelligence est universelle, ses facultés merveilleusement équilibrées. À 18 ans, il est saisi de la passion de la science ; il veut tout embrasser et de fait il embrasse tout, le droit, les langues, les mathématiques, la chimie qu’il enseignera et où il devient un maître. On retrouve chez lui les nobles ambitions et jusqu’aux accents de notre Frédéric Ozanam.

Mais, plus qu’Ozanam, il est né pour l’action, pour le commandement. Il a vingt-quatre ans ; ses amis le pressent d’écrire l’histoire de l’Équateur ; et lui de répondre : « Mieux vaut la faire »

Mais, pour la faire en un tel pays, au milieu de tels bouleversements, il faut être soldat et au besoin chef de bandes ; cela n’est pas pour effrayer Garcia Moreno ; à la première épreuve, il se retrouve guerrier comme les conquistadores, et bientôt capable de commander, d’organiser, d’entraîner une armée. Il se battra comme un lion.

À l’image de ses aïeux encore, il se reconnaît l’âme d’un justicier, d’un redresseur de torts. Il rêve de justice absolue. Sollicité de plaider d’office pour un meurtrier : « Soyez sûr, répond-il au Président, qu’il me serait plus facile d’assassiner que de défendre un assassin. » Lorsque plus tard on lui reprochera d’être inexorable : « Vous vous attendrissez sur le sort des bourreaux, dira-t-il ; moi j’ai pitié des victimes. »

Et sans doute, au moins dans sa jeunesse, il n’échappe point à quelques-uns des excès du génie espagnol, encore surexcité par les feux de l’Équateur. Sa violence est extrême ; il est farouche sur le point d’honneur. Provoqué en duel par un officier, il accepte, malgré les lois de la religion, et se rend sur le terrain ; l’officier, consigné à la caserne par son colonel, — la loi interdisait sévèrement ces rencontres, — ne s’y trouve pas ; Garcia Moreno court à sa recherche et le soufflette publiquement. Ses polémiques, dans les journaux, sortent des bornes de la justice ; trop invariablement, ses adversaires lui paraissent dignes de l’exil, ou de l’échafaud. S’il n’y prend garde, en dépit de ses magnifiques qualités, il sera, comme tant d’autres en son pays, un fauteur de guerres civiles, un partisan impitoyable et fanatique.

Oui, mais il y prend garde et un autre, Dieu lui-même, y prend garde pour lui.

La barrière nécessaire au tempérament de sa race, il la connaît, elle est en lui.

Gabriel Garcia Moreno est un chrétien convaincu. Adolescent, il a songé au sacerdoce, et même il a reçu les ordres mineurs. Dieu qui le destinait à devenir l’évêque du dehors l’y prépare comme Il l’entend. Si son serviteur semble s’engourdir, Il le réveille. Un jour, à Paris, tandis que, se promenant dans ces allées du Luxembourg qui toujours résonnent de tant de confidences de jeunes gens, les unes si hautes et les autres si basses, il avait fait avec passion l’apologie du catholicisme et de ses bienfaits, un camarade railleur, sachant qu’il avait quelque peu abandonné la pratique, lui avait brusquement posé la question : « Et depuis quand vous êtes-vous confessé ? »

« Demain, avait répondu Gabriel, avec sa belle décision, cet argument ad hominem ne vaudra plus rien ». Le soir même, il avait fait au prêtre l’aveu de ses fautes et dès lors on l’avait vu chaque jour assister à une messe matinale dans cette église même où nous parlons de lui.

La foi et ses préceptes étaient devenus pour jamais la règle de sa conduite. Il s’était astreint à tous les exercices de la vie ascétique, l’oraison, l’examen général et particulier, les dévotions recommandées. En un mot, il avait visé à la perfection et pris les moyens de l’atteindre.

« Omis gloria ejus ab intus ; toute sa gloire lui vient du dedans », telle est l’épigraphe, à première vue surprenante, de la belle oraison funèbre que, lors du dixième anniversaire de la mort de notre héros, prononça le R. P. Proano, l’un des membres de cette compagnie de Jésus que Garcia Moreno avait si noblement défendue. Et, pour justifier son dire, l’orateur démontre comment, sous l’empire de la foi, d’une foi qu’il pousse jusqu’à l’héroïsme, ce grand chrétien comprit désormais l’exercice des vertus morales de prudence, de tempérance, de justice et de force, corrigeant peu à peu ce qu’il y avait eu d’abord de trop naturel et de trop humain dans sa façon de les concevoir et de les pratiquer.

Au cours des dernières apnées de sa vie, le président Garcia Moreno était bien exclusivement l’homme de Jésus-Christ, prêt à verser son sang, et même y aspirant, pour assurer le triomphe du règne de Dieu et le salut de son pays. « Victime de sa foi et de son amour pour sa patrie », dira le pape Pie IX.

C’est à ces hauteurs, mes frères, celles de la foi et de la charité, qu’il convient de nous élever pour juger les actes du chef d’État dont il me reste à vous entretenir.

 

II

 

Le président Garcia Moreno s’est proposé de tirer l’Équateur du déplorable état d’anarchie où, de convulsions en convulsions, il courait à la mort, et cela non pas seulement, comme le font d’ordinaire, même les meilleurs des gouvernants, par les moyens que la politique peut suggérer, mais en allant à la source même du mal, en guérissant le mal dans sa racine.

Autrement dit, fort de ses propres convictions, sûr de posséder la vérité, sachant d’autre part, grâce à l’expérience des siècles, que l’unique remède à l’anarchie espagnole est la religion catholique reconnue et pratiquée, il a voulu restaurer l’État sur ses bases chrétiennes et catholiques. Dessein assurément très digne d’un vrai fils de l’Espagne et de l’Église !

Mais aussi, dessein en apparence presque irréalisable et surhumain ! Rappelez-vous, mes frères, de quelle façon et au nom de quels principes s’était accomplie la révolution qui, en moins de quinze ans, avait arraché à l’Espagne son vieil empire colonial et couvert l’Amérique centrale et l’Amérique du sud de nations indépendantes.

Le premier souffle de liberté était venu de l’Amérique du Nord, depuis vingt-cinq ans maîtresse de ses destinées, souffle de protestantisme et de démocratie ; le second était venu de France avec la déclaration des droits de l’homme ; l’occupation de l’Espagne par les armées napoléoniennes avait donné le signal du soulèvement. Que le vent soufflât du nord, où bien de l’Orient, il apportait avec lui le dogme de la souveraineté populaire et de l’égalité des individus, dont la majorité faisait la loi. Rien de plus capable de surexciter l’individualisme espagnol et de favoriser ses tendances anarchiques.

Mais combien davantage en ces pays immenses et nouveaux, où l’esprit d’entreprise et l’esprit d’aventure pouvaient se donner libre cours, où quiconque se sentait une âme de conquistador, ou simplement une âme d’ambitieux, était sûr de pouvoir se former une bande de partisans ; pays où, à côté des blancs, il y avait des Indiens, des noirs, des métis, à côté des maîtres, des esclaves ; où les plus féroces rivalités personnelles trouvaient à toute heure à leur service des hommes qui, depuis 1811, ne vivaient que de la guerre avec ses suites inévitables, le brigandage et le pillage.

Certes, l’immense majorité des Espagnols du Nouveau-Monde était attachée à la religion catholique ; partout le peuple tenait à la foi de ses pères ; le plus ferme appui de Garcia Moreno sera le suffrage universel d’un peuple de croyants ; mais beaucoup des dirigeants, en Amérique, comme dans la Péninsule, s’étaient abandonnés au courant philosophique dont s’inspirait la vieille Europe. Pour eux, la religion catholique qui proclame les droits de Dieu et veut que l’État, non seulement les respecte, mais les fasse respecter, était l’ennemie. Afin de la saper, s’étaient organisées des Sociétés secrètes et surtout la franc-maçonnerie, habilement déguisée sous le nom séduisant de Société des lumières ; même des prêtres et des religieux, inconscients du but poursuivi, y étaient entrés ; les chefs se servaient du vieux droit de patronat, legs de la monarchie espagnole, pour pervertir le clergé, ou tout au moins pour le paralyser ; le plan d’études imposé aux écoles ruinerait insensiblement 1a foi dans l’âme populaire.

À l’anarchie politique et sociale, s’ajoutait l’anarchie morale.

De là, tant de coups de force, tant de coups d’État, tant d’insurrections, tant d’exécutions brutales, tant de sécessions tant de guerres au sein de chaque État et entre ces États de même sang, de même langue, de même esprit, frères hier encore, aujourd’hui implacables ennemis.

Bolivar lui-même, le grand libérateur, était mort de douleur au lendemain du congrès de Bogota, où il avait laissé échapper ce cruel aveu : « Nous avons conquis l’indépendance, mais au prix de tous les autres biens ».

Avant qu’il n’eût rendu le dernier soupir, le Venezuela et l’Équateur se détachaient de la Grande-Colombie.

C’était en 1830. Gabriel Garcia Moreno avait neuf ans lorsque son pays naquit ainsi à la vie nationale. Enfant, il fut élevé au bruit des fusillades et des insurrections ; il n’entendit parler que de coups d’État et de violences ; et quand il put se rendre compte de la situation de sa patrie, il constata qu’en dépit des efforts de certains politiques et de certains généraux, pleins de bon vouloir, mais impuissants, frappée au cœur par l’anarchie, l’ignorance et l’immoralité, la civilisation chrétienne allait s’éteindre à l’Équateur.

Sa fière et catholique jeunesse en conçut une extrême douleur, mais, comme c’était un homme et un chrétien, sa douleur ne se tourna pas en gémissements, mais en actes ; il sentit que, parce qu’il avait des principes solides et vrais, et parce qu’il était animé d’un indomptable courage, il pourrait quelque chose là où les autres ne pouvaient rien ; il conçut la juste et sainte ambition de devenir un chef et, — s’il plaisait à Dieu, — le chef.

Et maintenant, mes frères, lui reprocherez-vous à lui et à lui seul d’avoir eu parfois recours à la force ? Il a pris part à la guerre civile, oui, et il l’a conduite avec une indomptable vigueur, j’en conviens. Pour prévenir de redoutables coups d’État, il a dû se mêler à tel pronunciamento militaire, c’est exact. Osera-t-on déclarer que seuls les révolutionnaires, et dans un pareil état social et politique, ont le droit d’agir ainsi ? N’est-ce pas condamner les honnêtes gens à une défaite certaine, à une inévitable oppression ? Ayons donc, nous, le courage de reconnaître que Garcia Moreno a fait pour le bien ce que tant d’autres ont fait pour le mal. Ne nous laissons pas duper par ceux qui ont des trésors d’anathèmes contre les 18 brumaire et des trésors, je ne dirai pas d’indulgence, mais d’admiration, pour les 18 fructidor. Voyez avec quelle impudence ces révolutionnaires traitent de rebelles ceux qui, la veille, étaient les tenants du pouvoir légitime, pouvoir souvent plusieurs fois séculaire, et à quelles mesures violentes ils recourent contre ceux qui leur résistent, à eux gouvernements nés d’hier et de la farce. En vérité, c’est pour de telles gens que le nom de tartufe aurait dû être inventé. Du moins, ne nous inclinons pas devant leurs hypocrites sophismes ! Gardons, non seulement notre gratitude, mais notre respect, pour ceux qui ont tout risqué afin de sauver l’ordre social et chrétien !

Si je cherchais, mes frères, plus à vous plaire qu’à vous instruire, assurément, je m’attarderais sur les quinze années, si riches en épisodes dramatiques, où Garcia Moreno mena l’assaut contre ceux qu’il tenait pour les ennemis du bien public, particulièrement contre le radical Urbina et contre le général Franco ; je vous dirais ses ardentes campagnes de presse et ses plus étonnantes campagnes militaires, dont quelques-unes furent marquées par de sanglantes tragédies, les effroyables dangers qu’il courut, les persécutions qu’il en dura, les proscriptions, les exils qu’il lui fallut subir, les perpétuelles menaces de mort qui l’assiégèrent, et auxquelles il ne fit jamais d’autre réponse que celle-ci : « Vous pouvez briser ma vie, mais aucun de vous n’est assez fort pour briser ma volonté ». Je vous montrerais enfin comment sa réconciliation et son alliance avec le général Flores, le héros de l’indépendance équatorienne, exilé lui-même depuis quinze ans, assura sa victoire qui fut consommée par la prise de Guayaquil, le 24 septembre 1860, fête de Notre-Dame de la Merci.

Mais non ! Il faut que je me hâte et que je vous mène au point essentiel de ce discours : la constitution chrétienne de l’État équatorien, sa régénération, son progrès dans les voies de la civilisation.

Puis-je cependant ne pas saluer au passage l’influence qu’exercèrent sur le grand homme de l’Équateur notre France et notre Paris, cette France et ce Paris, vers lesquels aujourd’hui, de nouveau, les nations et particulièrement celles de l’Amérique du sud tournent si volontiers leurs regards ? Des deux Paris, toujours en présence, Garcia Moreno connut et aima celui que trop souvent les étrangers dédaignent, le Paris de la science et le Paris de la religion. Il suivit les cours de nos savants ; il étudia le mécanisme de nos administrations ; il vit l’anarchie domptée par les premières années du régime impérial ; il fréquenta nos prêtres et nos religieux ; il apprit à connaître ces admirables congrégations que bientôt il allait appeler à l’aider dans son œuvre de résurrection et qui devaient couvrir l’Équateur d’écoles et d’institutions bienfaisantes. À Paris encore, il lut l’histoire universelle de l’Église de Rohrbacher qui le débarrassa des théories régalistes et gallicanes qu’il avait reçues jadis de ses maîtres de l’Université de Quito, et qui acheva de lui révéler le rôle politique et social de l’Église à travers les âges. Garcia Moreno dut beaucoup à la France chrétienne ; je ne suis pas surpris qu’il l’ait aimée et qu’en une heure d’affreuse détresse pour son pays envahi et trahi, il ait pensé que le drapeau français pourrait, d’accord avec la volonté populaire, couvrir et sauvegarder son indépendance menacée par ses voisins. Que d’autres lui en aient voulu de cette pensée, libre à eux ! Pour nous, Français, nous l’en aimons davantage.

*
*   *

Le premier acte de Garcia Moreno parvenu à la présidence de la République fut la conclusion d’un Concordat avec le Saint-Siège et la réforme du clergé, entreprise d’accord avec le Pape.

Étrange début, me direz-vous. Eh ! quoi l’Équateur agonisait du fait d’une constitution ultra-démocratique qui remettait à tout instant le pouvoir en question ; de pronunciamientos militaires qui privaient l’État de toute stabilité ; d’une ruine économique, résultat de tant de guerres et du manque de communications entre des régions séparées par de hautes montagnes, par des marécages, par des déserts ; enfin d’une ignorance crasse où croupissaient Espagnols et indigènes.

Et quand cet homme d’État que vous nous vantez veut régénérer son pays, il négocie d’abord un Concordat ! Le fanatique !

Oui, et le pourquoi de sa conduite, il l’a exposé avec une admirable logique devant le Congrès de 1863, où ses adversaires formaient l’immense majorité.

Vous voulez le progrès matériel, le progrès scientifique, le progrès tel que l’entendent la plupart des nations modernes et dont elles sont si fières ; ce progrès, je le veux comme vous et plus que vous ; je veux développer l’instruction, je veux créer des voies de communication, je veux exploiter les terres incultes, je veux restaurer la fortune publique et j’y travaille sans relâche.

Mais à quoi serviront de tels progrès si la moralité publique, âme et vie de la société, tombe dans une décadence irrémédiable ?

Et comment réformer la moralité de ce peuple si le clergé devenu l’esclave des partis, peut-être des sectes, oublie sa mission évangélique ? Qui donc ces citadins, qui donc ces cultivateurs, écouteront-ils sinon leurs prêtres ?

Mais comment réformer le clergé, si l’on ne restitue pas à l’Église sa liberté d’action et l’indépendance dont l’a dotée son divin fondateur.

Voilà pourquoi je veux briser les chaînes de l’Église et renoncer à tous ces vieux droits d’État auxquels tiennent si fort, et pour cause, les gouvernements hostiles à l’Église. Voilà pourquoi j’envoie mon représentant à Rome, non pas pour dicter des lois au vicaire de Jésus-Christ, mais pour lui, exposer nos maux « comme un malade au médecin ». Voilà pourquoi je mets à ses pieds l’exequatur et l’appel aux tribunaux séculiers, pourquoi je rétablis les tribunaux ecclésiastiques, pourquoi je laisse au chef de l’Église le soin de nommer les évêques et à ceux-ci le droit de pourvoir aux fonctions ecclésiastiques. Je veux que les prêtres soient ce qu’ils doivent être et moi, le fils humble et soumis du Pape, je réclame de lui, comme une condition sine qua non de la ratification du Concordat, qu’il use immédiatement et sans faiblesse de tout son pouvoir pour accomplir la réforme nécessaire. L’Église surveillera l’école et les deux pouvoirs unis travailleront, suivant la volonté de Dieu, à sauvegarder la pureté de la foi et l’intégrité des mœurs.

Ah ! que voilà bien la fin véritable d’un gouvernement chrétien qui n’a pas uniquement pour but, — Charlemagne et Saint-Louis n’en furent-ils pas convaincus ? — la prospérité temporelle des peuples. Au surplus, la prospérité temporelle n’est-elle pas en rapports étroits avec la prospérité morale d’une nation ?

En même temps que le Concordat se négocie, Garcia Moreno lutte avec une énergie presque farouche contre le fléau de l’anarchie militaire ; tel général séditieux sera fouetté comme un simple soldat ; tel autre, rebelle à main armée, sera fusillé. « Je veux, dira Garcia Moreno, que l’habit noir commande à l’habit rouge ». Et ne le fallait-il pas pour que l’ordre renaquît dans un pays où l’autorité civile était à la merci d’un bande armée commandée par un ambitieux sans scrupule ? Certaines exécutions parurent cruelles. Reprochons-nous à Richelieu d’avoir laissé décapiter Montmorency ?

En même temps encore, les finances se relèvent, les écoles se fondent, la grandiose route de Quito à Guayaquil, jusqu’alors réputée impossible, est entreprise.

Vraiment l’Équateur commence à renaître.

Qu’importe ! Les révolutionnaires frémissent ; le président de la Colombie Mosquera se présente en libérateur pour « substituer le régime républicain au régime théocratique » ; le Pérou s’en mêle à son tour et soutient les conspirateurs ; c’est la guerre au dehors ; c’est la trahison au dedans ; ce sont les guet-apens multipliés, les tentatives d’assassinat répétées. Quatre années durant, Garcia Moreno tiendra tête à tout et à tous et finalement l’emportera. Sa première présidence s’achève : il avait réagi contre le mal.

Pour la seconde fois, en 1869, la volonté du peuple l’appelle au pouvoir. « Je n’y remonterai, avait-il dit, que si les irréconciliables ennemis de l’Église et de la patrie m’y forcent ». C’était le cas ; quatre ans s’étaient écoulés et déjà son œuvre menaçait ruine. Il s’agissait de la rendre durable, non plus seulement de réagir, mais d’organiser. Il importait d’investir l’autorité d’une force suffisante pour résister à l’anarchie et d’harmoniser les institutions avec la doctrine catholique. Une Convention nationale réforme la constitution ; un plébiscite la confirme. Constitution raisonnable et sage qui met un terme à l’omnipotence du Parlement, diminue l’intolérable fréquence des élections et donne au président, désormais élu pour six ans et rééligible une fois, le moyen de poursuivre une politique et de faire le bien. Constitution chrétienne aussi, promulguée au nom de la Sainte Trinité, et qui, en plein XIXe siècle, « a fait s’évanouir l’impossibilité prétendue d’appliquer le droit chrétien aux sociétés modernes et d’établir le règne social de Jésus-Christ »[6].

Alors Garcia Moreno put se donner entier à son œuvre civilisatrice.

Tels les plus grands souverains chrétiens, tel notre saint Louis, il eut le souci, trop étranger aux gouvernements modernes, de la moralité privée, base de la moralité publique ; blasphémateurs, concubinaires, ivrognes, débauchés, furent poursuivis et punis.

Les fonctionnaires de tout ordre et de tout rang furent astreints à remplir strictement leur devoir. Le Président les surveilla et parfois, j’en conviens, il agit à leur égard, comme les bons califes de l’histoire ou de la légende. À l’hôpital de Guayaquil, il voit les malades couchés sur une simple natte. — Pourquoi ? demande-t-il à l’administrateur. — Parce que les ressources font défaut. — Vous qui êtes bien portant, vous avez bien un bon lit, tandis que ces membres souffrants de Jésus-Christ n’ont que la terre pour se reposer ! — Dans quelques semaines, j’y aurai porté remède. — Non pas dans quelques semaines. Vous coucherez comme eux et près d’eux sur ces nattes jusqu’à ce que tous aient des lits ». On assure qu’en vingt-quatre heures l’hôpital fut pourvu.

D’autres pays, n’est-ce pas, gagneraient à affirmer ainsi la responsabilité des administrateurs à l’égard des administrés ?

Même énergie, même honnêteté, dans la réforme de toutes les administrations, dans la poursuite de travaux publics qui ouvraient ce splendide pays à la vie économique ; les routes franchissaient les abimes, escaladaient les monts ; les ports se creusaient ; les entrepôts se formaient.

Surtout la lutte contre l’ignorance était engagée avec une incomparable tenacité. Point de droits civiques pour les illettrés ! En six ans, la transformation fut telle qu’on pût dire que sur son pays Garcia Moreno avait prononcé le Fiat lux ! Le nombre des élèves fréquentant l’école primaire était passé de 8.000 à 32.000.

Dans les principaux centres, des collèges secondaires, des écoles professionnelles et techniques pour les garçons et pour les filles ; à Quito, une nouvelle université, vraiment catholique quant à la doctrine et merveilleusement outillée pour le travail scientifique. Un observatoire astronomique, une école des Beaux-Arts, un Conservatoire de musique religieuse et profane s’étaient élevés comme par enchantement.

Les Indiens eux-mêmes avaient leurs écoles et leurs églises. L’évangile les ouvrait à la vie civilisée.

« Dieu nous bénit », disait Garcia Moreno en contemplant l’œuvre accomplie. Comme son président, sous l’influence du christianisme intégral, l’Équateur allait devenir l’une des plus belles fleurs du génie espagnol.

À cette œuvre civilisatrice, des étrangers avaient été associés, et surtout des Français, savants, religieux, religieuses, qui joyeusement s’étaient mis au travail. Honneur à vous, fils de saint Dominique et de saint Ignace, fils et filles de saint Vincent de Paul, fils de saint Jean-Baptiste de la Salle et de saint Alphonse de Liguori, et vous religieuses des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, qui avez fait bénir sur la terre étrangère, en même temps que le nom de Jésus, celui de notre France aimée ! Unissez-vous à moi dans l’hommage que nous rendons aujourd’hui au héros de la civilisation chrétienne qui, si justement, avait mis en vous une confiance que vous n’avez jamais trompée !

*
*   *

Le héros de la civilisation chrétienne ! Au début de ce discours, m’inspirant des paroles mêmes du Congrès de Quito, j’ai dit le martyr.

Martyr ? Pourquoi lui et non pas d’autres ? Que de présidents, que de souverains, dans l’Amérique du sud et ailleurs, sont morts assassinés ! Pour combien la mort violente n’a-t-elle été qu’un suprême accident, conséquence de leurs propres violences, ou simplement de la haine des partis ? Mais il en est qui ont donné leur vie pour leur cause : ceux-là, quels qu’ils soient, nous les respectons, nous nous inclinons devant la noblesse de leur sacrifice. Leur reconnaîtrons-nous pourtant un droit au titre sacré de martyr ?

Rappelez-vous, mes frères, la forte doctrine de saint Augustin ; causa non poena martyrem facit ; c’est la cause et non pas le supplice qui fait le martyre.

Être martyr, c’est mourir pour une juste cause, c’est mourir pour la vérité, c’est mourir pour la foi, en sachant que l’on a risqué de mourir et en préférant la mort au sacrifice, non seulement de sa foi, mais de la manifestation extérieure de sa foi.

Sa foi, depuis des années, Garcia Moreno l’affichait à la face du monde. Non seulement elle était l’inspiratrice de ses actes publics comme de sa vie privée, mais il tenait à la proclamer très haut en des circonstances qui l’élevaient à l’état héroïque. Ne l’avait-on pas vu, dédaignant les sarcasmes d’autres chefs d’État, porter sur ses épaules, dans les rues de Quito, une lourde croix, à l’image de son Sauveur et planter sur un monticule ?

En 1870, quand l’univers se taisait, n’avait-il pas adressa au conquérant de Rome sa protestation indignée et envoyé des subsides à Pie IX dépouillé ? « Ah ! si celui-ci était un roi puissant, s’était écrié le saint Pontife, le Pape aurait appui en ce monde ».

En 1873 enfin, il avait accompli le grand acte dont le Saint-Siège, ces jours-ci même, louait sa mémoire ; d’accord avec le Congrès et le troisième Concile de Quito, il avait, lui le premier, solennellement consacré son pays au Sacré-Cœur.

La fureur des ennemis de l’Église, celle des Francs-Maçons surtout, dans les deux mondes, ne connaissait plus de bornes. Ils voyaient avec rage approcher le jour où, justement récompensé par le suffrage populaire de la prospérité qu’il avait assurée à son pays, Garcia Moreno serait de nouveau élevé à la présidence de la République et pourrait consolider son œuvre avant de rentrer dans la vie privée. En mai 1875, il était réélu. Aussitôt les poignards s’aiguisèrent ; Lima fut le centre de la conjuration.

Garcia Moreno n’ignora rien de ce qui se tramait ; trois mois durant, il regarda la mort en face et la savoura d’avance, sans changer quoi que ce fût à sa conduite, sans laisser fléchir une seule de ses résolutions. Dès le mois de juillet, il écrivait au Pape une lettre admirable, qui respire la piété d’un saint et comme la soif du martyre.

« Aujourd’hui que les loges des pays voisins excitées par l’Allemagne (c’était le temps du Kulturkampf national et international[7]) vomissent contre moi toutes sortes d’injures atroces et d’horribles calomnies, se procurant en secret les moyens de m’assassiner, j’ai plus que jamais besoin de la protection divine afin de vivre et de mourir pour la défense de notre sainte religion et de cette chère République que Dieu m’appelle à gouverner encore. Quel plus grand bonheur me peut-il arriver, Très Saint Père, que de me voir détesté et calomnié pour l’amour de notre divin Rédempteur ? Mais quel bonheur plus grand encore si votre bénédiction m’obtenait du Ciel la grâce de verser mon sang pour Celui qui étant Dieu a voulu verser le sien pour nous sur la croix. »

Cette grâce, Dieu ne la lui refusa pas. Depuis que, pour le salut des hommes, il a laissé son Fils monter au Calvaire, le Calvaire couronne les vies les plus utiles et les plus généreuses. Les hommes ne comprennent pas. Dieu sait ce qu’il fait.

Le 4 août, prenant congé d’un ami, il lui dit : « Je vais être assassiné ; je suis heureux de mourir pour la foi ; nous nous reverrons au ciel ». Et, comme s’il lisait dans le cœur de cet ami la question qui est au fond des nôtres : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi laissez-vous partir ainsi ceux qui vous servent, et à l’heure où ils semblent devoir assurer le triomphe de votre cause ? » il ajouta : « Les ennemis de Dieu et de l’Église peuvent me tuer, Dieu ne meurt pas ». C’était, vous le savez, sa maxime favorite ; elle exprimait si parfaitement et son humilité et sa foi qu’elle a survécu dans la mémoire des hommes comme le mot qui le résume tout entier.

Le 5 août, un prêtre l’avertit que, très probablement, le crime serait tenté dès le lendemain. Le président imperturbable ne changea rien à ses habitudes et travailla une grande partie du jour au message qu’il devait lire au Congrès et où il exposait l’œuvre accomplie « depuis que la religion présidait aux destinées du pays ».

Le lendemain 6 était la fête de la Transfiguration et le premier vendredi du mois. Garcia Moreno communia pieusement.

Déjà les conjurés le guettaient ; ils ne purent le joindre au sortir de l’église.

Il rentra chez lui et mit la dernière main à son message. À une heure, muni de ce papier, dont il devait donner communication aux ministres, il sortit. Les assassins étaient postés autour du palais. Le soleil resplendissait au ciel.

Garcia Moreno entra dans la cathédrale et pria. Craignant qu’il n’échappât encore une fois, les conjurés lui firent dire par un complice qu’on l’attendait pour une affaire urgente. Il sortit.

À peine parvenait-il à la plate-forme du palais, que le conjuré Rayo le frappait d’un coup de couteau à l’épaule et d’un autre à la tête, tandis que les autres déchargeaient sur lui leurs revolvers. Rayo s’acharna sur sa victime, lui taillada le bras gauche, lui coupa la main droite à peu près empiètement et lui laboura la tête.

« Dieu ne meurt pas », murmura une dernière fois le héros chrétien. On transporta son corps à la cathédrale et c’est là, sur le sol sacré, qu’après avoir témoigné d’un regard qu’il pardonnait à ses bourreaux, il rendit son âme à Dieu. Son scapulaire, l’image de Pie IX et son dernier message étaient teints de son sang.

Telle fut la mort de Garcia Moreno. Est-il permis de l’appeler un martyre ?

Sans préjuger plus que je ne le fais moi-même le jugement définitif de l’Église, la plupart des orateurs sacrés qui ont prononcé l’éloge funèbre de Garcia Moreno n’ont pas hésité à se servir de ce mot. Circonspect, parce que la parole d’un Pape, même quand elle n’est point ex cathedra, est chose grave, Pie IX a dit qu’il tomba « victime de sa foi et de son amour pour la patrie ». Léon XIII est allé plus loin. Lorsque, le 20 janvier 1888, Antonio Flores, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de l’Équateur, lui présenta comme une relique précieuse, dans un coffret de cristal, le message teint de sang de l’ancien Président, le Pape ne craignit pas, dans sa réponse, d’appliquer à Garcia Moreno les paroles dont l’Église se sert pour célébrer la mémoire de deux martyrs canonisés, saint Thomas de Cantorbéry, saint Stanislas de Pologne, citant l’oraison même de leur office liturgique : « Pro Ecclesia gladiis impiorum occubuit ; pour l’Église il est tombé sous le glaive des impies. »

Saint Thomas de Cantorbéry, saint Stanislas de Pologne, Gabriel Garcia Moreno, quel rapprochement !

C’en est assez, mes frères, ne disputons pas à notre héros le titre glorieux que, dans leur douleur et leur admiration, ses concitoyens lui décernèrent à l’heure même de son trépas. Fleur du génie espagnol au Nouveau-Monde, Garcia Moreno fut bien le martyr de la civilisation chrétienne. Honneur aux peuples qui produisent de tels hommes ! Honneur à l’Église qui suscite de tels serviteurs ! Que Dieu nous donne de marcher humblement sur leurs traces, afin que, moins grands qu’eux, mais fidèles comme eux à la vie et à la mort, nous les retrouvions un jour au sein de la bienheureuse éternité !

 

 

[1] S. G. le cardinal Dubois, archevêque de Paris.

[2] LL. GG. NN. SS. Le Roy archevêque de Carie et de Guébriant archevêque de Marcianopolis.

[3] « Considérant que Garcia Moreno a été l’un des plus grands hommes de l’Amérique », dit le décret du pouvoir exécutif relatif aux funérailles de Garcia Moreno. Dans l’oraison funèbre, prononcée à Concepcion, au Chili, par don Vicente Chaparro, l’orateur ne craint pas d’appeler Garcia Moreno « le plus grand homme que Amérique latine ait produit. »

[4] Ce sont les termes dont se servit le Congrès de Quito à la mort de G. M. ; décret du 16 sept. 1875.

[5] M. Maurice Legendre dans plusieurs numéros de la revue Les Lettres, en 1921.

[6] Mgr Gay : Lettre au R. P. Berthe, l’auteur de la célèbre Vie de Garcia Moreno, 2 septembre 1887.

[7] Voir dans GOYAU, Bismarck et l’Église, t. II, chap. VIII et IX, l’organisation du Kulturkampf international et l’acharnement de Bismarck contre les gouvernements qu’il tenait pour amis de Pie IX.