Discours de réception du cardinal de Rohan

Le 31 janvier 1704

Armand-Gaston-Maximilien de ROHAN

DISCOURS prononcé dans l’Academie Françoife le 31. Janvier 1704. par Mr. l’Evefque DE STRASBOURG, lorfqu’il fut receu à la place de feu M. Perrault.

 

MESSIEURS,

Le public qui s’intereffe à l’honneur de voftre Compagnie, qui connoift le prix de vos fuffrages, & qui voit l’ardeur avec laquelle on s’empreffe de les meriter, s’eftonnera peut-eftre que j’aye différé fi long-temps à vous marquer, combien je fuis fenfible à la grace que vous m’avez faite. Je ne me le pardonerois pas moy-mefme, & rien ne pourroit me juftifier, fi vous n’aviez approuvé, avec autant de bonté, que de juftice les raifons qui m’obligerent à partir pour une Province éloignée, dans le temps que vous m’honoraftes de voftre choix. Raifons fondées fur des devoirs fi indifpenfables, que bien loin de m’excufer, fi je les avois facrifiées à ma reconnoiffance, vous m’auriez fait un crime de mon empreffement ; & je fuis feur que vous approuverez encore celles qui ont retardé mon retour.

 

La gloire du Roy, MESSIEURS, eft l’objet de vos plus nobles occupations ; Pouvois-je quitter des lieux où je la voyois croiftre chaque jour par de nouvelles victoires ? Pouvois-je me difpenfer d’y rendre au Seigneur de publiques actions de graces pour ces heureux fuccés ; & ne fçavois-je pas que vous me reveriezz avec d’autant plus de plaifir, qu’ayant efté, pour ainfi dire, tefmoin de tant de prodiges, je pourrois vous en faire un plus fidelle recit ?

 

J’admirois un jeune Prince animé de l’efprit de Louis LE GRAND, conduit par fa fageffe, & fuperieur à tout par fon propre courage. Brifach, cerce fameufe Ville que l’art & la nature fembloient avoir mis à couvert des plus puiffants efforts & que deux armées réunies ne purent autrefois forcer, fe foufmettoit à fes armes victorieufes. Ces montagnes efcarpées, dont tant de remparts entaffez l’un fur l’autre, défendoient les approches, s’abbaiffoient devant luy. Ce fleuve impetueux qui entoure de fes eaux cette Place redoutable, le refpectoit, comme il a refpecté tant de fois fon augufte Ayeul & fon augufte Pere. Tant de difficultez ne fervoient qu’à rendre fon triomphe plus éclatant, & à juftifier en mefme temps la timide, mais fage précaution de fes ennemis, qui au feul bruit de fon nom, abandonnerent un pofte qu’une riviere & de profonds retranchements auroient dû rendre inacceflible. Dignes exploits d’un jeune Heros qui a Louis pour guide dans la route de la gloire, & qui affeure à la France la continuation du bonheur dont elle jouit !

 

Après cette conquefle noftre armée s’avance, les travaux & les perils redoublent fes forces & fon audace. Ce n’eft pas affez pour elle de s’eftre affeuré un paffage auffi avantageux pour la France, & pour un Prince fon allié, que fatal à fes ennemis, il faut encore qu’elle rende la tranquillité à nos frontieres, & qu’elle leur faffe goufter, au milieu de la guerre, toutes les douceurs de la paix. La force de l’importante Place qu’elle ofe attaquer, le nombre des ennemis qui la défendent, l’abondance de tout ce qu’il faut pour rendre un fiege long & penible à des affiegeants, les rigueurs d’une faifon avancée, rien ne l’arrefte, elle vole, feure de vaincre, parce qu’elle execute les ordres de fon Roy. Déja la place eft prefte à fe rendre, elle ne fe fouftient que fur les affurances qu’on luy donne d’un prompt fecours. Ce fecours arrive ; troupes aguerries, fuperieures en nombre, animées par la prefence & par l’intrepidité de leurs Souverains, elles fe promettent une victoire entiere, elles veulent nous ravir noftre conqueffe, elles ne font qu’en augmenter l’éclat.

 

Heureufe fin d’une campagne, qui nous marque fi vifiblement la protection du Ciel fur la France, que nos Ennemis les plus déclarez ne peuvent, s’empêcher de la reconnoiftre, quelques efforts qu’ils faffent pour abufer les peuples, victimes innocentes de leur ambition !

 

C’eft à la Religion de noftre Prince que nous devons cette protection toute particuliere, & que de nouveaux évenemens rendent encore chaque jour plus fenfible. Quelles marques éclatantes de fa pieté ne voit-on pas en tous lieux, & fur tout dans ceux où fes bienfaits m’ont attaché ? Le vray culte reftabli, les Autels relevez, les Temples ornez de prefents magnifiques, tant de Miniftres du Seigneur entretenus par fes liberalitez, tant de Villes renduës, pour en conferver une feule ; moins dans la vûë de rendre fes frontieres plus impenetrables, que dans l’efperance de la ramener un jour à la Verité, dont elle s’eft éloignée depuis prés de deux fiecles.

 

Où m’emporte mon zele, MESSIEURS & comment ofé-je m’abandonner au penchant de louër ce Grand Roy, avant que d’avoir appris de vous à le louër dignement ? mais ce penchant, tant il eft naturel, entraifne d’une maniere fi imperceptible, que lecteur laiffe à peine à l’efprit le temps de la réflexion. Je me renfermeray donc dans les fentiments de refpect & d’admiration que fes vertus m’infpirent, indépendamment des graces que fa main puiffante & liberale répand tous les jours fur ma famille & fur moy en particulier ; & j’honoreray par mon filence ce qu’il me fera peut-eftre permis de célébrer un jour, inftruit par vos Leçons, & excité par vos exemples.

 

Ce n’eft pas le feul avantage que j’efpere de trouver parmi vous, MESSIEURS : je fçay que l’on apprend icy parfaitement à annoncer aux peuples la doctrine facrée, en des termes capables d’augmenter la veneration qu’elle infpire, & c’eft le principal attrait qui doit engager un Evêque à prendre place parmi vous. Je fçay qu’en tout genre de littérature c’eft icy qu’il faut venir pour s’éclaircir de fes doutes, pour redreffer fes jugemens ; que fous les Loix d’une agréable focieté, il s’y fait un commerce d’efprit, où chacun trouve à s’enrichir ; que tout y excite une noble émulation, que l’on y perfectionne noftre Langue & qu’enfin c’eft la véritable fource où l’on prend le gouft du vray, & l’idée de la parfaite éloquence.

 

C’eft avec de fi grands Maiftres que s’étoit formé l’illuftre Académicien, auquel j’ay l’honneur de fucceder. Elevé dans le fein des Lettres, il les cultiva avec foin dès fa jeuneffe. Dans un âge plus avancé, honoré de la confiance d’un grand Miniftre, il ne s’en fervit que pour accrediter les Mufes, les approcher du Throfne, & attirer fur elles les regards & les faveurs du Prince. La fortune luy devint-elle moins favorable ; il fceut fe confoler avec ces mefmes Mufes, tousjours laborieux & appliqué, tousjours fimple & modefte, fidelle ami, effentiellement honnefte homme, parfait Chreftien.

 

Peut-eftre l’accufera-t-on d’avoir trop favorifé fon fiécle, en élevant les Modernes au deffus des Anciens ? Mais, MESSIEURS, eft-il permis de le dire ? Si c’eft une faute, n’eft-ce point à vous qu’on doit l’imputer, & auroit-il jamais ofé avancer ce paradoxe, s’il n’en avoit trouvé la preuve & la juftification dans vos Ouvrages, & dans les Ouvrages de ceux mefme qui la luy ont le plus reprochée ?

 

Je vous rappelle le fouvenir d’un homme, également digne de voftre amitié & de voftre eftime. Je ne me flatte pas de pouvoir vous confoler de la perte que vous avez faite en fa perfonne ; encore moins de vous dédommager de voftre premiere vûë, dans le choix de fon fucceffeur : heureux fi je n’augmente pas la gloire de l’un & de l’autre, auffi-bien que vos regrets !

 

Que ne m’eft-il permis de parler icy de tant d’autres grands hommes, qui nourris dans le fein de cette Académie, ont enrichi le public, & l’enrichiffent encore tous les jours par leurs écrits ; où la fcience dépouillée de cet extérieur rude & fauvage, fous lequel certains Sçavants nous la prefentent, paroift avec tous les ornements de la politeffe & du bon gouft, & fçait fe faire aimer de ceux mefme que le feul nom de fcience rebutte ?

 

Voila les biens que vous procurez, MESSIEURS, non feulement à ceux qui commencent à partager avec vous le glorieux titre d’Académicien,, mais encore à ceux que des liaifons particulieres & des conjonctures favorables mettent à portée de vous écouter, ou qui ont au moins la confolation de vous eftudier dans vos efcrits.

 

Par là vous rempliffez les hautes Idées du Cardinal de Richelieu. Ce grand genie attentif à procurer la grandeur de fon Maiftre & celle de l’Eftat, dans le temps mefme qu’il recule nos frontieres, qu’il captive la mer fous fes digues, qu’il dompte l’herefie jufques dans les plus fiers remparts, que par les refforts fecrets d’une fage politique, immobile en apparence, il remue l’Europe entiere, unit ce qu’il veut unir, divife ce qu’il veut divifer ; tandis qu’il repaye avec tant de fplendeur les ruines d’une maifon fondée fous les aufpices d’un faint Roy, mais où l’injure des temps n’avoit refpecté que ce qu’elle ne peut détruire, la fcience & la pieté ; tandis qu’il y joint par une efpece de prodige la magnificence & la fimplicité, la frugalité, l’abondance, qu’il n’obmet rien de tout ce qui peut contribuer à y former cette fçavante Societé, où la verité rend fes oracles, & d’où la lumiere fe repand jufqu’aux extremitez du monde Chreftien : au milieu de tant de ferieufes occupations il s’applique encore à faire fleurir les Lettres & les beaux Arts, il vous eftablit Juges de la délicateffe & de la pureté du langage, Arbitres Souverains de l’éloquence. Il fçavoit que la gloire d’une Nation ne confifte pas feulement à fe faire craindre par la force des armes, & refpecter par fa fuperiorité dans la fcience de la Religion ; mais encore à le rendre aimable par les charmes infinuans de la parole.

 

Suivez, MESSIEURS, comme vous avez fait jufqu’à prefent les nobles deffeins de voftre Inftituteur : fuivez ceux du grand Chancelier qui luy fucceda dans l’Empire des Lettres & dont la memoire nous eft fi chere & fi refpectable ; animez-vous encore, s’il eft poffible, par le defir de meriter de plus en plus les bontez de celuy qui aux titres qu’il s’eft acquis de Heros, de Conquerant, d’Arbitre de la paix & de la guerre, de Défenfeur de la Religion, de Protecteur des Rois, a bien voulu joindre le titre de Protecteur de cette Académie. Puiffent vos éloges refpondre à fes vertus & à fa gloire, comme les vertus & la gloire refpondent à nos vœux ! Puiffent enfin nos vœux obtenir pour noftre bonheur & le bonheur de la France, que le regne d’un fi grand Roy, d’un fi bon Maiftre, d’un fi augufte Protecteur foit auffi long qu’il eft glorieux !