Funérailles de M. le comte Daru

Le 11 septembre 1829

Ustazade SILVESTRE de SACY

Discours prononcé par M. le baron Silvestre de Sacy,
sur la tombe de M. le comte Daru.

 

MESSIEURS,

Lorsque le premier corps de l’État perd l’un de ses principaux ornements, les lettres et les sciences un de ces talents si rares, destinés à tenir les premiers rangs dans tous les genres auxquels ils veulent s’exercer ; le monarque, un serviteur infatigable et incorruptible, à qui plus d’une fois, dans des circonstances délicates, son choix avait confié la scrupuleuse investigation de la vérité ; la société entière, un de ses membres les plus distingués qu’environnait l’estime publique, dont, au milieu des opinions les plus opposées, un concours de suffrages unanimes proclamait sans contradicteurs. l’inflexible probité, le sens droit, l’éloquence mâle, les vues nobles et généreuses ; serait-il permis à celui que l’amitié, plus encore que les liens du sang, avait admis depuis long-temps dans l’intimité d’une famille naguère si heureuse et si digne de l’être, de venir au nom de cette famille, désormais orpheline déplorer sur cette tombe le coup imprévu qui change en une douleur aussi profonde que subite, tant d’espérances et de bonheur et de félicité ; de ce bonheur qui naît de l’union des sentiments et des affections ; de cette félicité que produit la confusion de plusieurs ames en une seule ?

Certes, les services rendus à l’État, les travaux entrepris pour la gloire des lettres et pour l’instruction des générations à venir, le dévouement constant aux intérêts de la société, ne seront pas mis en oubli, et celui dont tous les jours furent consacrés à payer la dette que le talent contracte envers l’humanité, vivra dans la mémoire de ses semblables aussi long-temps que le mérite sera en honneur, et que l’histoire, gardienne des honorables souvenirs, proposera pour modèles aux races futures les vertus et les talents de ceux qui ne sont plus. Non, en payant leur dette à la nature, ces hommes privilégiés ne meurent point pour la société ; et leurs noms, consacrés par les hommages des siècles, les rendent encore présents à la postérité de ceux-là même qui n’ont point eu le bonheur de vivre et de converser avec eux. Mais ces épanchements d’un père pour des enfants chéris que sa tendresse dédommageait de la perte de la plus vertueuse des mères, cette sollicitude de tous les jours pour le bonheur de ceux que son choix avait associés à ses affections paternelles, cette franche et loyale amitié qui ne se démentait dans aucune circonstance, cet empressement sincère à prendre part aux joies et aux tribulations de ses proches et de ses amis, toutes les inexprimables douceurs de ces prévenances délicates, qui répandaient tant de charmes autour de lui : tout cela, hélas ! nous est ravi à jamais, et ne nous laisse pour dédommagement que des regrets amers, de stériles douleurs. Avant que nous eussions eu le temps de prévoir le coup qui allait nous frapper, de trembler pour un père, pour un parent, pour un ami, la foudre a éclaté, et toutes les illusions qui embellissaient notre avenir, se sont évanouies en un clin-d’œil. Une plaie nouvelle, désormais sans remède, a rouvert des plaies qui n’étaient point encore cicatrisées.

À peine une année s’est écoulée depuis que, conduits par celui que nous pleurons, nous avons déposé ici les restes mortels d’une aïeule, modèle de toutes les vertus chrétiennes, et qui, dans un âge déja avancé, s’était soumise de nouveau à tout le fardeau de la maternité, pour remplacer auprès d’une seconde génération une fille tendrement aimée, dont la perte lui avait coûté tant de soupirs et de larmes. Cette tombe rouverte pour la recevoir et pour la rejoindre aux plus chers objets de ses affections, et près d’elle ce marbre silencieux sur lequel M. DARU, époux et père, avait lui-même inscrit au-dessous du nom d’une épouse trop tôt ravie à son amour, la liste lamentable de tant d’orphelins privés de celle qui avait acheté au prix de ses jours le bonheur de s’entendre pour la 8efois saluer du doux nom de mère, avaient renouvelé le sentiment déchirant d’une si cruelle séparation. Pourquoi faut-il qu’aujourd’hui frappé lui-même avant le temps, il enlève à cette famille qui voyait augmenter son bonheur, chaque fois qu’une nouvelle alliance, ajoutait au nombre de ses membres, le dernier lien qui en assurait si bien l’union, ce centre autour duquel se coupaient toutes les affections !

Pardonnez. MM., l’erreur de celui qui, interprète des douleurs domestiques, semble oublier un instant que la perte sur laquelle il gémit, est aussi un malheur public ; que les enfants que cette mort laisse orphelins, sont tous ceux qui avaient besoin de conseils, d’appui, d’assistance, et qui jamais ne recoururent en vain à celui qu’ils regrettent. Aussi, MM., le bruit de sa perte a-t-il rassemblé autour de sa pompe funèbre la population entière de plusieurs villages, et s’il y a pour des cœurs blessés dans ce qu’ils ont de plus cher, quelque consolation à entendre des sanglots unanimes répondre à leurs sanglots, à voir tous les yeux mêlés des larmes à celles dont leur douleur aime à se nourrir, la famille de M. Daru a joui de ce triste mais honorable soulagement.

Mais que fais-je, MM., en vous retenant si long-temps près de ces cendres muettes et inanimées ? Est-ce que je penserais que ce qui a été l’objet de notre admiration et de nos affections, ce dont nous avons été aimés, et à qui nous avons rendu amour pour amour, est enfoui dans cette terre ou renfermé sous ces marbres ? En sortant de cette triste demeure, où nous apportons pour la 4e fois les dépouilles qu’ont abandonnées, en nous quittant, ces ames consacrées à l’accomplissement de toutes les lois de la nature et de la religion, n’en remporterons-nous donc rien qui survive à l’inévitable condition de leur mortalité ? Loin de moi, MM., loin de vous cette pensée ! Elles ne sont pas entièrement privées de communication avec nous ces ames rentrées dans un nouvel ordre de choses. Elles vivent, et leurs images, profondément gravées dans nos cœurs, et qui ne les abandonneront qu’avec la vie, sont aussi une portion de nous-mêmes. Leurs souvenirs confiés à nos esprits nous donneront d’utiles leçons de sagesse, de vertu, de piété, de fidélité à tous les devoirs. Et ces cendres elles-mêmes, que, nous saluons pour la dernière fois, et que nous allons laisser en dépôt dans ce lieu de stupeur et de désolation, ne sembleront-elles pas en interrompre de temps à autre l’éternel silence, pour faire retentir jusqu’au fond de notre être, ces paroles si propres à nous servir de fanal et de guide durant les ténébreuses journées de notre court pèlerinage : vanité des amitiés, et tout n’est que vanité, hormis craindre Dieu et le servir ?