Funérailles de M. Suard, Secrétaire perpétuel

Le 22 juillet 1817

Émile AUGIER

INSTITUT ROYAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

FUNÉRAILLES DE M. SUARD.

 

LE 22 Juillet 1817 ont eu lieu les funérailles de M. SUARD (Jean-Baptiste-Antoine), Membre et Secrétaire-Perpétuel de l’Académie Française. Après le service funèbre, M. AUGER, Membre et Chancelier de l’Académie, a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Vous déploriez la perte récente d’un de vos plus illustres confrères qui a trouvé la mort sur une terre étrangère où il était allé chercher la santé, lorsqu’une perte non moins sensible, non moins accablante, est venue doubler vos regrets, et fournir une matière nouvelle à votre douleur. Une vieillesse exempte d’infirmités, un esprit ferme et actif dans un corps sain et dispos, nous permettaient d’espérer que M. SUARD prolongerait encore sa longue et honorable carrière. Nous nous flattions que peut-être il égalerait en âge ce Fontenelle qu’il a connu dans sa jeunesse ; ce Fontenelle que nous n’avons pu voir, mais qu’il semblait faire revivre pour nous, en réalisant sous nos yeux ce qu’un siècle entier raconte de la sage modération de son ame, de l’ingénieuse délicatesse de son esprit, et de l’exquise politesse de ses manières. M. SUARD est mort, moins vaincu par le temps, que terrassé par une maladie rapide et cruelle qui fait souvent tomber la jeunesse elle-même sous ses coups. Il est douloureux de penser que ses derniers momens ont été empoisonnés, que peut-être même sa fin a été précipitée par la vive et profonde affliction que lui causa la mort d’une femme célèbre qu’il avait vue naître, et qu’il aimait aussi tendrement qu’il en était aimé ; d’une femme que son sexe seul put empêcher d’appartenir à votre Compagnie, mais dont la gloire appartient à tous les Français dignes d’honorer, de chérir l’alliance d’un beau génie, d’une belle ame, et d’un beau caractère. Ce faible hommage, que j’ose lui rendre en votre nom Messieurs, ne vous paraîtra peut-être pas déplacé dans cette triste cérémonie, et j’aime à croire que, en ce moment, l’ombre de celui que nous venons de perdre, applaudit du moins au sentiment qui me l’a dicté.

Depuis bien long-temps Messieurs, la réputation littéraire de M. SUARD est à l’abri des incertitudes, des contrariétés, et des retours de l’opinion. On est sûr d’être le fidèle organe du sentiment universel, en louant la spirituelle justesse de ses idées, l’élégante et facile correction de son style, la finesse et la sûreté de son goût, soit dans la composition, soit dans la critique. Ces caractères sont vivement empreints dans une foule décrits dont l’étendue est rarement proportionnée à celle de son esprit, mais où la variété des tons répond toujours à celle des sujets ; où les citations heureuses et les anecdotes piquantes se mêlent au raisonnement pour l’orner en le fortifiant ; où enfin les plus ingénieuses combinaisons de la pensée s’unissent sans effort aux plus savans artifices de la parole. Une traduction, qui le croirait ? est l’ouvrage le plus remarquable et le plus vanté qui soit sorti de sa plume : c’est que cette traduction, où il a rendu les pensées de l’auteur original avec un sentiment si juste, un mouvement si libre, une fidélité si vivante, a prouvé un écrivain réfléchi, capable de concevoir lui-même ce qu’il n’avait fait qu’interpréter ; et qu’en nous faisant connaître une des meilleures productions d’une langue étrangère, elle a paru un des meilleurs modèles de l’art d’écrire dans la nôtre.

Je ne serai démenti par aucun de ceux qui ont véritablement connu M. SUARD. En lui, l’homme n’était pas moins digne d’estime, n’est pas moins digne de regrets que l’écrivain. J’en atteste tous ces personnages éminens dans l’État, dans les sciences et dans les lettres, que rassemblaient autour de lui l’étendue et la variété de ses connaissances, la finesse et l’à-propos de ses réflexions, le charme piquant de ses récits, enfin toutes ces richesses de l’étude, de la méditation et du souvenir, amassées pendant une longue existence : qu’ils disent si, à la délicatesse et à la grace de l’esprit, il n’a pas joint l’élévation et la solidité du caractère ; qu’ils disent si la modération, la réserve, la politesse habituelle de son langage et de ses manières, dérobaient quelque chose à la vivacité, à l’ardeur, à la franchise de ses sentimens et de ses opinions. Ferme dans ses idées, constant dans ses attachemens, il ne l’était pas moins dans ses principes ; et le reproche de versatilité, tant prodigué aux hommes de notre siècle, ne pouvait pas arriver jusqu’à lui. Quel homme fut plus que lui fidèle à ces principes de sage liberté, qu’après tant d’années d’anarchie ou d’oppression, nous voyons enfin triompher, et que consacre à jamais la Charte, inestimable présent de notre auguste Monarque ?

Ces principes, M. SUARD ne les gardait pas dans son ame comme un dépôt inviolable, mais stérile ; il les professait avec courage dans ses écrits et dans ses discours. Également ennemi de la licence et du despotisme, il avait été proscrit à ce double titre, par une ridicule oligarchie qui voulait essayer parmi nous le pouvoir absolu au nom de l’égalité républicaine. Il ne tint pas à lui que le dernier tyran de notre patrie ne le prît aussi pour victime. Sa liberté fut un instant menacée. Il n’en fut point intimidé, et n’en devint pas plus circonspect. Il continua de mériter la haine de l’oppresseur par une haute et persévérante opposition, dont plusieurs de ceux qui m’entendent ont été les témoins et les honorables complices.

La mort de M. SUARD, Messieurs, laisse parmi nous un grand vide, un vide difficile à remplir. Qui pourrait se flatter de posséder au même degré que lui la tradition des règles et des convenances de tout genre qui doivent diriger nos travaux et nos démarches ? Qui aura, comme lui, le savoir et par des décisions dans une étude approfondie de notre langue et dans une longue fréquentation des hommes qui font le mieux parlée, les incertitudes où nous jettent quelquefois les mobiles caprices de l’usage ? Mais nous ne devons pas souhaiter l’impossible. La perte de M. SUARD n’est pas de celles, qu’on puisse réparer de sitôt, et son successeur répondra suffisamment à notre attente, s’il se montre seulement aussi jaloux que lui de l’honneur de cette Compagnie, aussi attentif à veiller sur ses intérêts, aussi ardent à défendre ses droits, enfin aussi disposé à soutenir, dans toutes les occasions, le noble caractère du véritable homme de lettres.